Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment

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Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment Page 12

by Samuel Beckett


  Voilà une infime partie de ce qu’on ne dit jamais à l’amateur. Ce n’est manifestement pas plus vrai que le reste. Mais cela le changerait.

  La peinture (puisqu’il n’y en a pas) d’Abraham et Gerardus van Velde est peu connue à Paris, c’est-à-dire peu connue. Ils y travaillent pourtant depuis vingt ans, depuis seize ans.

  Celle d’A. van Velde est particulièrement peu connue. Ses tableaux ne sont pour ainsi dire jamais sortis de l’atelier, à moins que ne compte comme sortie l’annuelle aeration tête en bas aux Indépendants. De cette longue réclusion ils émergent, aujourd’hui, aussi frais que s’ils n’avaient jamais cesse, depuis leurs débuts, d’être admirés, tolérés et vilipendés.

  Aucune exposition, même modeste, n’a jamais rassemblé à Paris les toiles soit de l’un, soit de l’autre.

  Par contre, une importante exposition G. van Velde a eu lieu à Londres, en 1938, à la Galerie Guggenheim Jeune. Étrange rencontre. De nombreuses toiles de lui sont restées en Angleterre.

  Ils ont travaillé surtout á Paris et dans ses abords immédiats. A. van Velde a cependant séjourné en Corse (1929-31) et Majorque (1932-36).

  J’allais oublier le plus important. A. van Velde est né á La Haye en Octobre 1895. Ce fut l’instant des brumes. G. van Velde est né près de Leyde, en Avril 1897. Ce fut l’instant des tulipes.

  Ce qui suit ne sera qu’une défiguration verbale, voire un assassinat verbal, d’émotions qui, je le sais bien, ne regardent que moi. Défiguration, á bien y penser, moins d’une réalité affective que de sa risible impreinte cérébrale. Car il suffit que je refléchisse à tous les plaisirs que me donnaient, à tous les plaisirs que me donnent, les tableaux d’A. van Velde, et á tous les plaisirs que me donnaient, à tous les plaisirs que me donnent, les tableaux de G. van Velde, pour que je les sente m’échapper, dans un éboulement innombrable.

  Donc, un double massacre.

  Quant à la forme elle aura forcément les allures d’une suite de propositions apodictiques. C’est la seule manière de ne pas se mettre en avant.

  Il importe tout d’abord de ne pas confondre les deux oeuvres. Ce sont deux choses, deux series de choses, absolument distinctes. Elles s’écartent, de plus en plus, Fune de l’autre. Elles s’écarteront, de plus en plus, l’une de l’autre. Comme deux hommes qui, partis de la Porte de Chatillon, s’achemineraient, sans trop bien connaître le chemin, avec de frequents arrets pour se donner du courage, l’un vers la Rue Champ-de-l’Alouette, l’autre vers l’Ile des Cygnes.

  Il importe ensuite d’en bien saisir les rapports. Qu’ils se res-semblent, deux hommes qui marchent vers le même horizon, au milieu de tant de couches, d’assis et de transportés en commun.

  Parlons d’abord de l’aîné. Son originalité est, des deux, de loin la plus facile à saisir, la plus eclatante. La peinture de G. van Velde est excessivement reticente, agit par des irradiations que l’on sent défensives, est douée de ce que les astronomes appellent (sauf erreur) une grande vitesse d’échappement. Tandis que celle d’A. van Velde, semble figée dans un vide lunaire. L’air l’a quittée.

  J’exagère.

  Je pense surtout aux dernières toiles, celles que G. van Velde vient de rapporter du Midi, celles qu’A. van Velde a faites á Paris en 40 et 41 (il n’a rien fait depuis). Le contraste se faisait moins sentir il y a dix ans. Mais il éclatait déjá.

  Cette distribution des rôles est des plus inattendues. Tout laissait prévoir l’inverse. Et j’ai bien peur que nous n’allions vers des constatations qui devront les renverser en effet, pour tout esprit soucieux de coherence.

  D’où vient cette impression de chose dans le vide? De la fagon? C’est comme si Ton disait que l’impression de bleu vient du ciel. Cherchons un cercle plus ample.

  Nous avons affaire chez Abraham van Velde á un effort d’aper-ception si exclusivement et farouchement pictural que ncus autres, dont les reflexions sont tout en murmures, ne le concevons qu’avec peine, ne le concevons qu’en l’entraihant dans une sorte de ronde syntaxique, qu’en le plaçant dans le temps.

  (Je note, littéralement entre parentheses, le curieux effet, dont j’ai été témoin plus d’une fois, que produisent ces tableaux sur le spectateur de bonne foi. Ils le privent, même le plus prompt au commentaire, de l’usage de la parole. Ce n’est point un silence de bouleversé, á en juger par les éloquentes refutations qui finissent quand même par couler. C’est un silence, on dirait presque de convenance, comme celui qu’on garde, tout en se demandant pourquoi, devant un muet.)

  Écrire aperception purement visuelle, c’est écrire une phrase dénuée de sens. Comme de bien entendu. Car chaqué fois qu’on veut faire faire aux mots un veritable travail de transbordement, chaque fois qu’on veut leur faire exprimer autre chose que des mots, ils s’alignent de façon á s’annuler mutuellement. C’est, sans doute, ce qui donne à la vie tout son charme.

  Car il ne s’agit nullement d’une prise de conscience, mais d’une prise de vision, d’une prise de vue tout court. Tout court! Et d’une prise de vision au seul champ qui se laisse parfois voir sans plus, qui n’insiste pas toujours pour être mal connu, qui accorde par moments à ses fidèles d’en ignorer tout ce qui n’est pas appar-ence: au champ intérieur.

  Espace et corps, achevés, inalterables, arrachés au temps par le faiseur de temps, à l’abri du temps dans l’usine á temps (qui passait sa journée dans le Sacré-Coeur pour ne plus avoir á le voir?), voilà ce qui vaut bien Barbizon et le ciel de la Perouse. C’en est, d’ailleurs, dans un sens, l’aboutissement.

  Les oiseaux sont tombés, Manto se tait, Tirésias ignore.

  Ignorance, silence et l’azur immobile, voilà la solution de la devinette, la toute dernière solution.

  Pour d’aucuns.

  A quoi les arts representatifs se sont-ils acharnés, depuis toujours? A vouloir arrêter le temps, en le representant.

  Que de vols, de courses, de fleuves, de fleches. Que de chutes et d’ascensions. Que de fumee. Nous avons eu jusqu’au jet d’urine (brebis du divin Potter), symbole par excellence de la fuite des heures.

  Nous n’en serons jamais assez reconnaissants.

  Mais il était peut-être temps que l’objet se retirát, par ci par là, du monde dit visible.

  Le ‘réaliste’, suant devant sa cascade et pestant contre les nuages, n’a pas cesse de nous enchanter. Mais qu’il ne vienne plus nous emmerder avec ses histoires d’objectivité et de choses vues. De toutes les choses que personne n’a jamais vues, ses cascades sont assurément les plus enormes. Et s’il existe un milieu où l’on ferait mieux de ne pas parler d’objectivité, c’est bien celui qu’il sillonne, sous son chapeau parasol.

  La peinture d’A. van Velde serait done premièrement une peinture de la chose en suspens, je dirais volontiers de la chose morte, idéalement morte, si ce terme n’avait pas de si fâcheuses associations. C’est-à-dire que la chose qu’on y voit n’est plus seulement representee comme suspendue, mais strictement telle qu’elle est, figée réellement. C’est la chose seule, isolee par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l’objet pur. Je n’en vois pas d’autre.

  La boîte cránienne a le monopole de cet article.

  C’est là que parfois le temps s’assoupit, comme la roue du compteur quand la dernière ampoule s’éteint.

  C’est là qu’on commence enfin á voir, dans le noir. Dans le noir qui ne craint plus aucune aube. Dans le noir qui est aube et midi et soir et nuit d’un ciel vide, d’une terre fixe. Dans le noir qui éclaire l’esprit.

  C’est là que le peintre peut tranquillement cligner de l’oeil.

  Nous sommes loin du fameux ‘droit’ de la peinture de créer ses objets. C’est le plein air qui appelle cette opération audacieuse.

  Loin également des bambochades du surréel.

  Des rapports d’outillage avec la grande école de peinture critique-critique de ses objets, critique de ses moyens, critique de ses buts, critique de sa critique,
et dont nous ne sommes encore qu’aux magnificences siennoises.

  ll y avait une fois un homme qu’on appelait le grand Thomas…

  Inutile de chercher l’originalité d’A. van Velde ailleurs que dans cette objectivite prodigieuse, car tout le reste s’y rattache, non certes comme consequence, ni comme effet, mais dans le sens que la même occasion l’a suscité. Je parle de tout ce que cette peinture présente d’irraisonné, d’ingénu, de non-combine, de mal-léché.

  Impossible de raisonner sur l’unique. La peinture raisonnée, c’est celle dont chaque touche est une synthèse, chaqué ton lélu d’entre mille, chaque trait symbole, et qui s’achève dans des tor-tillements d’enthymème. C’est la nature morte au papillon. C’est la machine á coudre sur la table d’opération. C’est la figure vue de face et de profil à la fois. C’est sans doute aussi la dame aux seins dorsaux, quoique ceci ne soit pas certain. Elle produit des chefs-d’oeuvre á sa façon.

  Impossible de vouloir autre l’inconnu, l’enfin vu, dont le centre est partout et la circonférence nulle part; ni le seul agent capable de le faire cesser; ni le but, qui est de le faire cesser. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de ne plus voir cette chose adorable et effrayante, de rentrer dans le temps, dans la cécité, d’aller s’ennuyer devant les tourbillons de viande jamais morte et frissonner sous les peupliers. Alors on la montre, de la seule façon possible.

  Impossible de mettre de l’ordre dans l’élémentaire.

  On la montre ou on ne la montre pas.

  La peinture conjecturale lui a fourni l’outil. Son emprise ne va pas plus loin. Cet outil, A. van Velde l’a bien modifié depuis. On n’en sent pas moins la provenance. Il l’a adapté aux besoins de son travail, lequel n’a rien de conjectural.

  Il y a des Braque qui ressemblent à des meditations plastiques sur les moyens mis en oeuvre. D’où cette étrange impression d’hypothèse qui s’en dégage. Le définitif est toujours pour demain. Il semble que cette remarque soit pertinente pour une grande partie, et non la moindre, de ce qu’on appelle la peinture moderne vivante.

  Chez A. van Velde, rien de pareil. Il affirme. Meme pas. Il constate. Ses moyens ont la spécificité d’un speculum, n’existent que par rapport á leur fonction. Il ne s’y interesse pas suffisament pour en douter. Il ne s’intéresse qu’à ce qu’ils reflètent.

  Nous touchons ici à quelque chose de fondamenta! et qui pourrait permettre de saisir en vertu du quoi exactement il existe, depuis Cézanne, toute une peinture coupée de ses antecedents (que de temps elle a perdu en voulant s’y rattacher), et en vertu de quoi, á son tour, la peinture d’A. van Velde se détache de celle-ci.

  L’art adore les sauts.

  Passer de cette fidelite massive á la peinture de G. van Velde, c’est passer de I’Homme au Heaumeà la Vue de Delft, de la Sixtine aux Loges (je compare des rapports).

  C’est un passage difficile.

  Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces corps comme talliès dans la brume, ces equilibres qu’un rien doit rompre, qui se rompent et se reforment á mesure qu’on regarde? Comment parler de ces couleurs qui respirent, qui halètent? De cette stase grouillante? De ce monde sans poids, sans force, sans ombre?

  Ici tout bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait l’insurrection des molecules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège.

  C’est ça, la littérature.

  Il serait preferable de ne pas s’exposer á ces deux façons de voir et de peindre, le même jour. Du moins dans les premiers temps.

  Mettons la chose plus grossièrement. Achevons d’etre ridicule.

  A. van Velde peint l’étendue.

  G. van Velde peint la succession.

  Puisque, avant de pouvoir voir l’étendue, á plus forte raison avant de pouvoir la représenter, il faut l’immobiliser, celui-là se détourne de l’étendue naturelle, celle qui tourne comme une toupie sous le fouet du soleil. Il l’idéalise, en fait un sens interne. Et c’est justement en l’idéalisant qu’il a pu la réaliser avec cette objectivité, cette netteté sans precedent. C’est là sa trouvaille. Il la doit à un besoin tendu à l’extrême de voir clair.

  Celui-ci, au contraire, est entièrement tourné vers le dehors, vers le tohu-bohu des choses dans la lumière, vers le temps. Car on ne prend connaissance du temps que dans les choses qu’il agite, qu’il empêche de voir. C’est en se donnant entièrement au dehors, en montant le macrocosme secoué par les frissons du temps, qu’il se realise, qu’il realise l’homme si l’on préfère, dans ce qu’il a de plus inébranlable, dans sa certitude qu’il n’y a ni present ni repos. C’est la representation de ce fleuve où, selon le modeste calcul d’Héraclite, personne ne descend deux fois.

  C’est un dróle de memento mori, la peinture radieuse de G. van Velde. Je le note en passant.

  Aucun rapport avec la peinture à montre à arrét, celle qui, pour avoir accordé aux nenuphars deux minutes par jour pendant l’éternite du psalmiste, croit avoid bloque la rotation terrestre, sans parler des ennuyeux gigotements des astres inférieurs. Chez G. van Velde le temps galope, il l’éperonne avec une sortie de frenesie de Faust à rebours.

  ‘Voila ce que nous sommes’ disent ses toiles. Et elles ajoutent: ‘C’est une chance’.

  Avec cela c’est une peinture d’un calme et d’une douceur extra-ordinaires. Décidément, je n’y comprends rien. Elle ne fait pas de bruit. Celle de A. van Velde fait un bruit très caractérisé, celui de la porte qui claque au loin, le petit bruit sourd de la porte qu’on vient de faire claquer à l’arracher du mur.

  Deux oeuvres en somme qui semblent se réfuter, mais qui en fait se rejoignent au coeur du dilemme, celui même des arts plastiques: Comment représenter le changement?

  Ils se sont refuses, chacun à sa façon, aux biais. Ils ne sont ni musiciens, ni litterateurs, ni coiffeurs. Pour le peintre, la chose est impossible. C’est d’ailleurs de la représentation de cette impossibilité que la peinture moderne a tiré une bonne partie de ses meilleurs effets.

  Mais ils n’ont ni l’un ni l’autre ce qu’il faut pour tirer parti plastiquement d’une situation plastique sans issue.

  C’est qu’au fond la peinture ne les interesse pas. Ce qui les interesse, c’est la condition humaine. Nous reviendrons là-dessus.

  Qu’est-ce qu’il leur reste, alors, de représentable, s’ils renoncent à représenter le changement? Existe-t-il quelque chose, en dehors du changement, qui se laisse représenter?

  Il leur reste, à l’un la chose qui subit, la chose qui est changée; á l’autre la chose qui inflige, la chose qui fait changer.

  Deux choses qui, dans le détachement, l’une du bourreau, l’autre de la victime, où enfin elles deviennent représentables, restent á créer. Ce ne sont pas encore des choses. Cela viendra. En effet.

  Ce sont là deux attitudes profondément différentes, et dont les principes hâtivement érigés en antithèse font les délices de la psychologie depuis toujours, depuis les dyskoloi et les eukoloi. Elles ont leurs racines dans la même expérience. Voilà ce qui est charmant. N’est-ce pas?

  L’analyse de cette divergence, si elle n’explique rien, aidera peut-etre á situer les deux oeuvres, l’un vis-à-vis de l’autre. Elle pourra éclôirer notamment l’écart qu’ils accusent au point de vue style, ecart dont il importe de pénétrer le sens profond si l’on veut éviter d’y fonder une confrontation toute en surface. On ne saurait trop y insister. Cette espèce de negligence catégorique, qui traduisent si bien, chez l’aîné, l’urgence et la primauté de la vision intérieure, deviendraient, chez l’autre, des fautes irreparables. Car celui-ci n’a pas affaire à la chose seule, coupée de ses amarres avec tout ce qui en faisait un simple échantillon de perdition, on dirait coupée de ses amarres avec elle-même, et dont le renfloue-ment exige précisément ce mélange de maîtrise et d’ennui, mais à un objet infiniment plus complexe. A vrai dire, moins à un objet qu’à un processus, un processus
senti avec une telle acuité qu’il en a acquis une solidité d’hallucination, ou d’extase. Il a affaire toujours au composé. Ce n’est plus le composé naturel, blotti dans ses mornes chatoiements quotidiens, mais les mêmes éléments restent en presence. Confronté par ce bloc impénétrable, A. van Velde l’a fait sauter, pour en liberer ce dont il avait besoin. Pour l’autre, cette solution était d’avance exclue.

  Les deux choses devaient rester associées. Car on ne représente la succession qu’au moyen des états qui se succèdent, qu’en imposant á ceux-ci un glissement si rapide qu’ils finissent par se fondre, je dirais presque par se stabiliser, dans l’image de la succession même. Forcer l’invisibilité fonciére des choses extérieures jusqu’á ce que cette invisibilité elle-même devienne chose, non pas simple conscience de limite, mais une chose qu’on peut voir et faire voir, et le faire, non pas dans la tête (les peintres n’ont pas de tête, lisez done canevas à la place, ou estomac, aux endroits où je Ies en afuble), mais sur la toile, voilà un travail d’une complexité diabolique et qui requiert un métier d’une souplesse et d’une légèreté extremes, un métier qui insinué plus qu’il n’affirme, qui ne soit positif qu’avec 1’évidence fugace et accessoire du grand positif, du seul positif, du temps qui charrie.

  Existe-t-il, derrière ces barbouillages, un solide fonds de trucs pour tromper l’oeil? Sauraient-ils tracer l’arc-en-ciel sans l’aide du compas? Préter, que dis-je, donner du relief au cul d’un cheval emballé, sous la pluie? Je ne leur ai jamais demandé.

 

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