Aucune raison d’être heureux,
La répartition des efforts
Sous le sol livide et nerveux,
La présence indexée des morts
Les chairs oppressées, le vent vieux,
La nuit qui n’aura pas d’aurore.
ATTEINDRE LA CREUSE
Un best-of d’arbres remarquables
Et les couples en fin de soirée
(En fin de vie, peut-on le dire?)
Au loin, la magnificence des tilleuls
Dans le soir de juin
Et l’étrange ambiance sexuelle
Entretenue par les serveuses du château Cazine
(Il faut en finir avec les écureuils!)
Un couple a disparu,
‘Ils sont probablement morts entre le fromage et le dessert.’
LES NUAGES, LA NUIT
Venues du fond de mon œil moite
Les images glissaient sans cesse
Et l’ouverture était étroite,
La couverture était épaisse.
Il aurait fallu que je voie
Mon avenir différemment,
Cela fait deux ans que je bois
Et je suis un bien piètre amant.
Ainsi, il faut passer la nuit
En attendant que la mort lente
Qui avance seule et sans bruit
Retrouve nos yeux et les sente;
Quand la mort appuie sur vos yeux
Comme un cadavre sur la planche,
Il est temps de chercher les dieux
Disséminés; le corps s’épanche.
Les fantômes avaient lieu de leurs mains délétères
Recouvrant peu à peu la surface de la Terre
Les souvenirs glissaient dans les yeux mal crevés
Qui traversaient la nuit, fantassins énervés.
Un végétal d’abolition
Rampait lourdement sur la pierre
(Unanimement, la prière
Résumait les dérélictions.)
Avril était, pari tenu,
Comme un orgasme apprivoisé
Un parcours en pays boisé
Dont nul n’est jamais revenu.
J’étais parti en vacances avec mon fils
Dans une auberge de jeunesse extrêmement triste
C’était quelque part dans les Alpes,
Mon fils avait dix ans
Et la pluie gouttait doucement le long des murs;
En bas, les jeunes essayaient de nouer des relations amoureuses
Et j’avais envie de cesser de vivre,
De m’arrêter sur le bord du chemin
De ne même plus écrire de livres
De m’arrêter, enfin.
La pluie tombe de plus en plus, en longs rideaux,
Ce pays est humide et sombre;
La lutte s’y apaise, on a l’impression d’entrer au tombeau;
Ce pays est funèbre, il n’est même pas beau.
Bientôt mes dents vont tomber aussi,
Le pire est encore à venir;
Je marche vers la glace, lentement je m’essuie;
Je vois le soir tomber et le monde mourir.
Nous devons développer une attitude de non-résistance au monde;
Le négatif est négatif,
Le positif est positif,
Les choses sont.
Elles apparaissent, elles se transforment,
Et puis elles cessent simplement d’exister;
Le monde extérieur, en quelque sorte, est donné.
L’être de perception est semblable à une algue,
Une chose répugnante et très molle
Foncièrement féminine
Et c’est cela que nous devons atteindre
Si nous voulons parler du monde
Simplement, parler du monde.
Nous ne devons pas ressembler à celui qui essaie de plier le monde à ses désirs,
À ses croyances
Il nous est cependant permis d’avoir des désirs
Et même des croyances
En quantité limitée.
Après tout, nous faisons partie du phénomène,
Et, à ce titre, éminemment respectables,
Comme des lézards.
Comme des lézards, nous nous chauffons au soleil du phénomène
En attendant la nuit
Mais nous ne nous battrons pas,
Nous ne devons pas nous battre,
Nous sommes dans la position éternelle du vaincu.
Les insectes courent entre les pierres,
Prisonniers de leurs métamorphoses
Nous sommes prisonniers aussi
Et certains soirs la vie
Se réduit à un défilé de choses
Dont la présence entière
Définit le cadre de nos déchéances
Leur fixe une limite, un déroulement et un sens
Comme ce lave-vaisselle qui a connu ton premier mariage
Et ta séparation,
Comme cet ours en peluche qui a connu tes crises de rage
Et tes abdications.
Les animaux socialisés se définissent par un certain nombre de rapports
Entre lesquels leurs désirs naissent, se développent,
deviennent parfois très forts
Et meurent.
Ils meurent parfois d’un seul coup,
Certains soirs
Il y avait certaines habitudes qui constituaient la vie et voilà qu’il n’y a plus rien du tout
Le ciel qui paraissait supportable devient d’un seul coup extrêmement noir
La douleur qui paraissait acceptable devient d’un seul coup lancinante,
Il n’y a plus que des objets, des objets au milieu desquels on est soi-même immobilisé dans l’attente
Chose entre les choses,
Chose plus fragile que les choses
Très pauvre chose
Qui attend toujours l’amour
L’amour, ou la métamorphose.
Avant, il y a eu l’amour, ou sa possibilité;
Il y a eu des anecdotes, des bifurcations et des silences
Il y a eu ton premier séjour
Dans une institution sereine
Où l’on repeint les jours
D’un blanc légèrement crème.
Il y a eu l’oubli, le presque oubli, il y a eu un départ
Une possibilité de départ
Tu t’es couché de plus en plus tard
Et sans dormir
Dans la nuit
Tu as commencé à sentir tes dents frotter
Dans le silence.
Puis tu as songé à prendre des cours de danse
Pour plus tard,
Pour une autre vie
Que tu vivrais la nuit,
Surtout la nuit,
Et pas seul.
Mais c’est fini,
Tu es mort
Maintenant, tu es mort
Et tu es vraiment dans la nuit
Car tes yeux sont rongés,
Et tu es vraiment dans le silence
Car tu n’as plus d’oreilles,
Et tu es vraiment seul
Tu n’as jamais été aussi seul
Tu es couché, tu as froid et tu te demandes
Écoutant le corps, en pleine conscience, tu te demandes
Ce qui va venir
Juste après.
DANS L’AIR LIMPIDE
Certains disent: regardez ce qui se passe en coulisse. Comme c’est beau, toute cette machinerie qui fonctionne! Toutes ces inhibitions, ces fantasmes, ces désirs réfléchis sur leur propre histoire; toute cette technologie de l’attirance. Comme c’est beau!
Hélas, j’aime passionnément, et depuis toujours, ces moments où plus rien ne fonctionne. Ces états de désarticulation du système global, qui laissent présager un destin plutôt qu’un instant, qui laissent entrevoir une éternité par ailleurs niée. Il passe, le génie de l’espèce.
Il est difficile de fonder une éthique de vie sur des présupposés aussi exceptionnels, je le sais bien. Mais n
ous sommes là, justement, pour les cas difficiles. Nous sommes maintenant dans la vie comme sur des mesas californiennes, vertigineuses plateformes séparées par le vide; le plus proche voisin est à quelques centaines de mètres mais reste encore visible, dans l’air limpide (et l’impossibilité d’une réunification se lit sur tous les visages). Nous sommes maintenant dans la vie comme des singes à l’opéra, qui grognent et s’agitent en cadence; tout en haut, une mélodie passe.
Les hirondelles s’envolent, rasent lentement les flots, et montent en spirale dans la tiédeur de l’atmosphère; elles ne parlent pas aux humains, car les humains restent accrochés à la Terre.
Les hirondelles ne sont pas libres. Elles sont conditionnées par la répétition de leurs orbes géométriques. Elles modifient légèrement l’angle d’attaque de leurs ailes pour décrire des spirales de plus en plus écartées par rapport au plan de la surface du globe. En résumé, il n’y a aucun enseignement à tirer des hirondelles.
Parfois, nous revenions ensemble en voiture. Sur la plaine immense, le soleil couchant était énorme et rouge. Soudain, un rapide vol d’hirondelles venait zébrer sa surface. Tu frissonnais, alors. Tes mains se crispaient sur le volant gainé de peau. Tant de choses pouvaient, à l’époque, nous séparer.
ABSENCES DE DURÉE LIMITÉE
I. Dresser un bilan de la journée d’hier me demande un réel courage, tant j’ai peur en écrivant de mettre au jour des choses peut-être terribles qui feraient mieux de rester au vague dans mon cerveau.
J’ai envie de faire n’importe quoi pour me sortir ne serait-ce que quelques heures de ce trou où j’étouffe.
Mon cerveau est entièrement imprégné de ses vapeurs cruelles, fer de lampe et basses besognes sous le clignotement incertain d’un signal d’alarme. Tout le reste est bien fade comparé à ce jeu de mort.
Devant le paysage blanc je me sens abstrait, fils vidés de la tête, yeux mous et clignotants comme des phares de sirène.
Le 18: j’ai franchi un nouveau palier de l’horreur. Je n’ai qu’une hâte, c’est de quitter tous ces gens. Vivre autant que possible en dehors des autres.
II. Maintenant je souffre toute la journée, doucement, légèrement, mais avec quelques horribles pointes qui s’enfoncent dans le cœur, imprévisibles et inévitables, un instant je me tords de souffrance, et puis je reviens en claquant des dents à la douleur normale.
La sensation d’un arrachement d’organe si j’arrête d’écrire. Je mériterais l’abattoir.
Victoire! Je pleure comme un petit enfant! Les larmes coulent! Elles coulent! …
J’ai connu vers onze heures quelques minutes de bonne entente avec la nature.
Des lunettes noires dans un bouquet d’herbe.
Emmailloté de bandes, devant un yaourt, dans une centrale sidérurgique.
J’attends que la douleur passe en tamponnant à la Betadine Scrub.
On jette un dé, milord Snake, il suffit de jeter un dé.
III. Et la suite. Rien de très intéressant. Que pourrais-je dire qui ne me soit personnel?
Comme sur le clavier de mon intelligence les équations de Maxwell reviennent en variations inutiles, je décide de rallumer une cigarette.
Ce soir, j’ai décidé de passer à trois comprimés d’Halcion. L’évolution est sans doute inéluctable. Dans un sens, il est plutôt agaçant de constater que je conserve la faculté d’espérer.
Exister, percevoir.
Exister, percevoir,
Être une sorte de résidu perceptif (si l’on peut dire)
Dans la salle d’embarquement du terminal Roissy 2D,
Attendant le vol à destination d’Alicante
Où ma vie se poursuivra
Pendant quelques années encore
En compagnie de mon petit chien
Et des joies (de plus en plus brèves)
Et de l’augmentation régulière des souffrances
En ces années qui précèdent immédiatement la mort.
LOIN DU BONHEUR
Loin du bonheur.
Être dans un état qui s’apparente au désespoir, sans pouvoir cependant y accéder.
Une vie à la fois compliquée et sans intérêt.
Non relié au monde.
Paysages inutiles du silence.
Un amour. Un seul. Violent et définitif. Brisé.
Le monde est désenchanté.
Tout ce qui a la nature de l’apparition, cela a la nature de la cessation. Oui. Et alors? Je l’ai aimée. Je l’aime. Dès la première seconde cet amour était parfait, complet. On ne peut pas vraiment dire que l’amour apparaisse; plutôt, il se manifeste. Si l’on croit à la réincarnation, le phénomène devient explicable. Joie de retrouver quelqu’un qu’on a déjà rencontré, qu’on a toujours rencontré, à jamais, dans une infinité d’incarnations antérieures.
Si l’on n’y croit pas, c’est un mystère.
Je ne crois pas à la réincarnation. Ou, plutôt, je ne veux pas le savoir.
Perdre l’amour, c’est aussi se perdre soi-même. La personnalité s’efface. On n’a même plus envie, on n’envisage même plus d’avoir une personnalité. On n’est plus, au sens strict, qu’une souffrance.
C’est également, selon des modalités différentes, perdre le monde. Le lien se casse tout de suite, dès les premières secondes. L’univers est d’abord étranger. Puis, peu à peu, il devient hostile. Lui aussi est souffrance. Il n’y a plus que souffrance.
Et on espère toujours.
La connaissance n’apporte pas la souffrance. Elle en serait bien incapable. Elle est, exactement, insignifiante.
Pour les mêmes raisons, elle ne peut apporter le bonheur. Tout ce qu’elle peut apporter, c’est un certain soulagement. Et ce soulagement, d’abord très faible, devient peu à peu nul. En conclusion, je n’ai pu découvrir aucune raison de rechercher la connaissance.
Impossibilité soudaine – et apparemment définitive – de s’intéresser à une quelconque question politique.
Tout ce qui n’est pas purement affectif devient insignifiant. Adieux à la raison. Plus de tête. Plus qu’un cœur.
L’amour, les autres.
La sentimentalité améliore l’homme, même quand elle est malheureuse. Mais, dans ce dernier cas, elle l’améliore en le tuant.
Il existe des amours parfaits, accomplis, réciproques et durables. Durables dans leur réciprocité. C’est là un état suprêmement enviable, chacun le sent; pourtant, paradoxalement, ils ne suscitent aucune jalousie. Ils ne provoquent aucun sentiment d’exclusion, non plus. Simplement, ils sont. Et, du même coup, tout le reste peut être.
Depuis sa disparition, je ne peux plus supporter que les autres se séparent; je ne peux même plus supporter l’idée de la séparation.
Ils me regardent comme si j’étais en train d’accomplir des actes riches en enseignements. Tel n’est pas le cas. Je suis en train de crever, c’est tout.
Ceux qui ont peur de mourir ont également peur de vivre.
J’ai peur des autres. Je ne suis pas aimé.
La mort, si malléable.
L’univers a la forme d’un demi-cercle
Qui se déplace régulièrement
En direction du vide.
(Les rochers n’y sont plus insultés
Par la lente invasion des plantes.)
Sous le ciel de valeur ‘uniforme’,
À équidistance parfaite de la nuit,
Tout s’immobilise.
Par la mort du plus pur
Toute joie est invalidée
La poitrine est comme évidée,
Et l’œil en tout connaît l’obscur.
Il faut quelques secondes
Pour effacer un monde.
Disparue la croyance
Qui permet d’édifier
D’être et de sanctifier,
Nous habitons l’absence.
Puis la vue disparaît
Des êtres les plus proches.
Je n’ai plus d’intérieur,
De passion, de chaleur;
> Bientôt je me résume
À mon propre volume.
Vient toujours un moment où l’on rationalise,
Vient toujours un matin au futur aboli
Le chemin se résume à une étendue grise
Sans saveur et sans joie, calmement démolie.
SO LONG
Il y a toujours une ville, des traces de poètes
Qui ont croisé leur destinée entre ses murs
L’eau coule un peu partout, ma mémoire murmure
Des noms de villes, des noms de gens, trous dans la tête
Et c’est toujours la même histoire qui recommence,
Horizons effondrés et salons de massage
Solitude assumée, respect du voisinage,
Il y a pourtant des gens qui existent et qui dansent.
Ce sont des gens d’une autre espèce, d’une autre race,
Nous dansons tout vivants une danse cruelle
Nous avons peu d’amis mais nous avons le ciel,
Et l’infinie sollicitude des espaces;
Le temps, le temps très vieux qui prépare sa vengeance,
L’incertain bruissement de la vie qui s’écoule
Les sifflements du vent, les gouttes d’eau qui roulent
Et la chambre jaunie où notre mort s’avance.
DERNIERS TEMPS
Il y aura des journées et des temps difficiles
Et des nuits de souffrance qui semblent insurmontables
Où l’on pleure bêtement les deux bras sur la table
Où la vie suspendue ne tient plus qu’à un fil;
Mon amour je te sens qui marche dans la ville.
Il y aura des lettres écrites et déchirées
Des occasions perdues des amis fatigués
Des voyages inutiles des déplacements vides
Des heures sans bouger sous un soleil torride,
Il y aura la peur qui me suit sans parler
Qui s’approche de moi, qui me regarde en face
Et son sourire est beau, son pas lent et tenace
Elle a le souvenir dans ses yeux de cristal
Unreconciled Page 9