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Unreconciled

Page 9

by Michel Houellebecq

Aucune raison d’être heureux,

  La répartition des efforts

  Sous le sol livide et nerveux,

  La présence indexée des morts

  Les chairs oppressées, le vent vieux,

  La nuit qui n’aura pas d’aurore.

  ATTEINDRE LA CREUSE

  Un best-of d’arbres remarquables

  Et les couples en fin de soirée

  (En fin de vie, peut-on le dire?)

  Au loin, la magnificence des tilleuls

  Dans le soir de juin

  Et l’étrange ambiance sexuelle

  Entretenue par les serveuses du château Cazine

  (Il faut en finir avec les écureuils!)

  Un couple a disparu,

  ‘Ils sont probablement morts entre le fromage et le dessert.’

  LES NUAGES, LA NUIT

  Venues du fond de mon œil moite

  Les images glissaient sans cesse

  Et l’ouverture était étroite,

  La couverture était épaisse.

  Il aurait fallu que je voie

  Mon avenir différemment,

  Cela fait deux ans que je bois

  Et je suis un bien piètre amant.

  Ainsi, il faut passer la nuit

  En attendant que la mort lente

  Qui avance seule et sans bruit

  Retrouve nos yeux et les sente;

  Quand la mort appuie sur vos yeux

  Comme un cadavre sur la planche,

  Il est temps de chercher les dieux

  Disséminés; le corps s’épanche.

  Les fantômes avaient lieu de leurs mains délétères

  Recouvrant peu à peu la surface de la Terre

  Les souvenirs glissaient dans les yeux mal crevés

  Qui traversaient la nuit, fantassins énervés.

  Un végétal d’abolition

  Rampait lourdement sur la pierre

  (Unanimement, la prière

  Résumait les dérélictions.)

  Avril était, pari tenu,

  Comme un orgasme apprivoisé

  Un parcours en pays boisé

  Dont nul n’est jamais revenu.

  J’étais parti en vacances avec mon fils

  Dans une auberge de jeunesse extrêmement triste

  C’était quelque part dans les Alpes,

  Mon fils avait dix ans

  Et la pluie gouttait doucement le long des murs;

  En bas, les jeunes essayaient de nouer des relations amoureuses

  Et j’avais envie de cesser de vivre,

  De m’arrêter sur le bord du chemin

  De ne même plus écrire de livres

  De m’arrêter, enfin.

  La pluie tombe de plus en plus, en longs rideaux,

  Ce pays est humide et sombre;

  La lutte s’y apaise, on a l’impression d’entrer au tombeau;

  Ce pays est funèbre, il n’est même pas beau.

  Bientôt mes dents vont tomber aussi,

  Le pire est encore à venir;

  Je marche vers la glace, lentement je m’essuie;

  Je vois le soir tomber et le monde mourir.

  Nous devons développer une attitude de non-résistance au monde;

  Le négatif est négatif,

  Le positif est positif,

  Les choses sont.

  Elles apparaissent, elles se transforment,

  Et puis elles cessent simplement d’exister;

  Le monde extérieur, en quelque sorte, est donné.

  L’être de perception est semblable à une algue,

  Une chose répugnante et très molle

  Foncièrement féminine

  Et c’est cela que nous devons atteindre

  Si nous voulons parler du monde

  Simplement, parler du monde.

  Nous ne devons pas ressembler à celui qui essaie de plier le monde à ses désirs,

  À ses croyances

  Il nous est cependant permis d’avoir des désirs

  Et même des croyances

  En quantité limitée.

  Après tout, nous faisons partie du phénomène,

  Et, à ce titre, éminemment respectables,

  Comme des lézards.

  Comme des lézards, nous nous chauffons au soleil du phénomène

  En attendant la nuit

  Mais nous ne nous battrons pas,

  Nous ne devons pas nous battre,

  Nous sommes dans la position éternelle du vaincu.

  Les insectes courent entre les pierres,

  Prisonniers de leurs métamorphoses

  Nous sommes prisonniers aussi

  Et certains soirs la vie

  Se réduit à un défilé de choses

  Dont la présence entière

  Définit le cadre de nos déchéances

  Leur fixe une limite, un déroulement et un sens

  Comme ce lave-vaisselle qui a connu ton premier mariage

  Et ta séparation,

  Comme cet ours en peluche qui a connu tes crises de rage

  Et tes abdications.

  Les animaux socialisés se définissent par un certain nombre de rapports

  Entre lesquels leurs désirs naissent, se développent,

  deviennent parfois très forts

  Et meurent.

  Ils meurent parfois d’un seul coup,

  Certains soirs

  Il y avait certaines habitudes qui constituaient la vie et voilà qu’il n’y a plus rien du tout

  Le ciel qui paraissait supportable devient d’un seul coup extrêmement noir

  La douleur qui paraissait acceptable devient d’un seul coup lancinante,

  Il n’y a plus que des objets, des objets au milieu desquels on est soi-même immobilisé dans l’attente

  Chose entre les choses,

  Chose plus fragile que les choses

  Très pauvre chose

  Qui attend toujours l’amour

  L’amour, ou la métamorphose.

  Avant, il y a eu l’amour, ou sa possibilité;

  Il y a eu des anecdotes, des bifurcations et des silences

  Il y a eu ton premier séjour

  Dans une institution sereine

  Où l’on repeint les jours

  D’un blanc légèrement crème.

  Il y a eu l’oubli, le presque oubli, il y a eu un départ

  Une possibilité de départ

  Tu t’es couché de plus en plus tard

  Et sans dormir

  Dans la nuit

  Tu as commencé à sentir tes dents frotter

  Dans le silence.

  Puis tu as songé à prendre des cours de danse

  Pour plus tard,

  Pour une autre vie

  Que tu vivrais la nuit,

  Surtout la nuit,

  Et pas seul.

  Mais c’est fini,

  Tu es mort

  Maintenant, tu es mort

  Et tu es vraiment dans la nuit

  Car tes yeux sont rongés,

  Et tu es vraiment dans le silence

  Car tu n’as plus d’oreilles,

  Et tu es vraiment seul

  Tu n’as jamais été aussi seul

  Tu es couché, tu as froid et tu te demandes

  Écoutant le corps, en pleine conscience, tu te demandes

  Ce qui va venir

  Juste après.

  DANS L’AIR LIMPIDE

  Certains disent: regardez ce qui se passe en coulisse. Comme c’est beau, toute cette machinerie qui fonctionne! Toutes ces inhibitions, ces fantasmes, ces désirs réfléchis sur leur propre histoire; toute cette technologie de l’attirance. Comme c’est beau!

  Hélas, j’aime passionnément, et depuis toujours, ces moments où plus rien ne fonctionne. Ces états de désarticulation du système global, qui laissent présager un destin plutôt qu’un instant, qui laissent entrevoir une éternité par ailleurs niée. Il passe, le génie de l’espèce.

  Il est difficile de fonder une éthique de vie sur des présupposés aussi exceptionnels, je le sais bien. Mais n
ous sommes là, justement, pour les cas difficiles. Nous sommes maintenant dans la vie comme sur des mesas californiennes, vertigineuses plateformes séparées par le vide; le plus proche voisin est à quelques centaines de mètres mais reste encore visible, dans l’air limpide (et l’impossibilité d’une réunification se lit sur tous les visages). Nous sommes maintenant dans la vie comme des singes à l’opéra, qui grognent et s’agitent en cadence; tout en haut, une mélodie passe.

  Les hirondelles s’envolent, rasent lentement les flots, et montent en spirale dans la tiédeur de l’atmosphère; elles ne parlent pas aux humains, car les humains restent accrochés à la Terre.

  Les hirondelles ne sont pas libres. Elles sont conditionnées par la répétition de leurs orbes géométriques. Elles modifient légèrement l’angle d’attaque de leurs ailes pour décrire des spirales de plus en plus écartées par rapport au plan de la surface du globe. En résumé, il n’y a aucun enseignement à tirer des hirondelles.

  Parfois, nous revenions ensemble en voiture. Sur la plaine immense, le soleil couchant était énorme et rouge. Soudain, un rapide vol d’hirondelles venait zébrer sa surface. Tu frissonnais, alors. Tes mains se crispaient sur le volant gainé de peau. Tant de choses pouvaient, à l’époque, nous séparer.

  ABSENCES DE DURÉE LIMITÉE

  I. Dresser un bilan de la journée d’hier me demande un réel courage, tant j’ai peur en écrivant de mettre au jour des choses peut-être terribles qui feraient mieux de rester au vague dans mon cerveau.

  J’ai envie de faire n’importe quoi pour me sortir ne serait-ce que quelques heures de ce trou où j’étouffe.

  Mon cerveau est entièrement imprégné de ses vapeurs cruelles, fer de lampe et basses besognes sous le clignotement incertain d’un signal d’alarme. Tout le reste est bien fade comparé à ce jeu de mort.

  Devant le paysage blanc je me sens abstrait, fils vidés de la tête, yeux mous et clignotants comme des phares de sirène.

  Le 18: j’ai franchi un nouveau palier de l’horreur. Je n’ai qu’une hâte, c’est de quitter tous ces gens. Vivre autant que possible en dehors des autres.

  II. Maintenant je souffre toute la journée, doucement, légèrement, mais avec quelques horribles pointes qui s’enfoncent dans le cœur, imprévisibles et inévitables, un instant je me tords de souffrance, et puis je reviens en claquant des dents à la douleur normale.

  La sensation d’un arrachement d’organe si j’arrête d’écrire. Je mériterais l’abattoir.

  Victoire! Je pleure comme un petit enfant! Les larmes coulent! Elles coulent! …

  J’ai connu vers onze heures quelques minutes de bonne entente avec la nature.

  Des lunettes noires dans un bouquet d’herbe.

  Emmailloté de bandes, devant un yaourt, dans une centrale sidérurgique.

  J’attends que la douleur passe en tamponnant à la Betadine Scrub.

  On jette un dé, milord Snake, il suffit de jeter un dé.

  III. Et la suite. Rien de très intéressant. Que pourrais-je dire qui ne me soit personnel?

  Comme sur le clavier de mon intelligence les équations de Maxwell reviennent en variations inutiles, je décide de rallumer une cigarette.

  Ce soir, j’ai décidé de passer à trois comprimés d’Halcion. L’évolution est sans doute inéluctable. Dans un sens, il est plutôt agaçant de constater que je conserve la faculté d’espérer.

  Exister, percevoir.

  Exister, percevoir,

  Être une sorte de résidu perceptif (si l’on peut dire)

  Dans la salle d’embarquement du terminal Roissy 2D,

  Attendant le vol à destination d’Alicante

  Où ma vie se poursuivra

  Pendant quelques années encore

  En compagnie de mon petit chien

  Et des joies (de plus en plus brèves)

  Et de l’augmentation régulière des souffrances

  En ces années qui précèdent immédiatement la mort.

  LOIN DU BONHEUR

  Loin du bonheur.

  Être dans un état qui s’apparente au désespoir, sans pouvoir cependant y accéder.

  Une vie à la fois compliquée et sans intérêt.

  Non relié au monde.

  Paysages inutiles du silence.

  Un amour. Un seul. Violent et définitif. Brisé.

  Le monde est désenchanté.

  Tout ce qui a la nature de l’apparition, cela a la nature de la cessation. Oui. Et alors? Je l’ai aimée. Je l’aime. Dès la première seconde cet amour était parfait, complet. On ne peut pas vraiment dire que l’amour apparaisse; plutôt, il se manifeste. Si l’on croit à la réincarnation, le phénomène devient explicable. Joie de retrouver quelqu’un qu’on a déjà rencontré, qu’on a toujours rencontré, à jamais, dans une infinité d’incarnations antérieures.

  Si l’on n’y croit pas, c’est un mystère.

  Je ne crois pas à la réincarnation. Ou, plutôt, je ne veux pas le savoir.

  Perdre l’amour, c’est aussi se perdre soi-même. La personnalité s’efface. On n’a même plus envie, on n’envisage même plus d’avoir une personnalité. On n’est plus, au sens strict, qu’une souffrance.

  C’est également, selon des modalités différentes, perdre le monde. Le lien se casse tout de suite, dès les premières secondes. L’univers est d’abord étranger. Puis, peu à peu, il devient hostile. Lui aussi est souffrance. Il n’y a plus que souffrance.

  Et on espère toujours.

  La connaissance n’apporte pas la souffrance. Elle en serait bien incapable. Elle est, exactement, insignifiante.

  Pour les mêmes raisons, elle ne peut apporter le bonheur. Tout ce qu’elle peut apporter, c’est un certain soulagement. Et ce soulagement, d’abord très faible, devient peu à peu nul. En conclusion, je n’ai pu découvrir aucune raison de rechercher la connaissance.

  Impossibilité soudaine – et apparemment définitive – de s’intéresser à une quelconque question politique.

  Tout ce qui n’est pas purement affectif devient insignifiant. Adieux à la raison. Plus de tête. Plus qu’un cœur.

  L’amour, les autres.

  La sentimentalité améliore l’homme, même quand elle est malheureuse. Mais, dans ce dernier cas, elle l’améliore en le tuant.

  Il existe des amours parfaits, accomplis, réciproques et durables. Durables dans leur réciprocité. C’est là un état suprêmement enviable, chacun le sent; pourtant, paradoxalement, ils ne suscitent aucune jalousie. Ils ne provoquent aucun sentiment d’exclusion, non plus. Simplement, ils sont. Et, du même coup, tout le reste peut être.

  Depuis sa disparition, je ne peux plus supporter que les autres se séparent; je ne peux même plus supporter l’idée de la séparation.

  Ils me regardent comme si j’étais en train d’accomplir des actes riches en enseignements. Tel n’est pas le cas. Je suis en train de crever, c’est tout.

  Ceux qui ont peur de mourir ont également peur de vivre.

  J’ai peur des autres. Je ne suis pas aimé.

  La mort, si malléable.

  L’univers a la forme d’un demi-cercle

  Qui se déplace régulièrement

  En direction du vide.

  (Les rochers n’y sont plus insultés

  Par la lente invasion des plantes.)

  Sous le ciel de valeur ‘uniforme’,

  À équidistance parfaite de la nuit,

  Tout s’immobilise.

  Par la mort du plus pur

  Toute joie est invalidée

  La poitrine est comme évidée,

  Et l’œil en tout connaît l’obscur.

  Il faut quelques secondes

  Pour effacer un monde.

  Disparue la croyance

  Qui permet d’édifier

  D’être et de sanctifier,

  Nous habitons l’absence.

  Puis la vue disparaît

  Des êtres les plus proches.

  Je n’ai plus d’intérieur,

  De passion, de chaleur;

>   Bientôt je me résume

  À mon propre volume.

  Vient toujours un moment où l’on rationalise,

  Vient toujours un matin au futur aboli

  Le chemin se résume à une étendue grise

  Sans saveur et sans joie, calmement démolie.

  SO LONG

  Il y a toujours une ville, des traces de poètes

  Qui ont croisé leur destinée entre ses murs

  L’eau coule un peu partout, ma mémoire murmure

  Des noms de villes, des noms de gens, trous dans la tête

  Et c’est toujours la même histoire qui recommence,

  Horizons effondrés et salons de massage

  Solitude assumée, respect du voisinage,

  Il y a pourtant des gens qui existent et qui dansent.

  Ce sont des gens d’une autre espèce, d’une autre race,

  Nous dansons tout vivants une danse cruelle

  Nous avons peu d’amis mais nous avons le ciel,

  Et l’infinie sollicitude des espaces;

  Le temps, le temps très vieux qui prépare sa vengeance,

  L’incertain bruissement de la vie qui s’écoule

  Les sifflements du vent, les gouttes d’eau qui roulent

  Et la chambre jaunie où notre mort s’avance.

  DERNIERS TEMPS

  Il y aura des journées et des temps difficiles

  Et des nuits de souffrance qui semblent insurmontables

  Où l’on pleure bêtement les deux bras sur la table

  Où la vie suspendue ne tient plus qu’à un fil;

  Mon amour je te sens qui marche dans la ville.

  Il y aura des lettres écrites et déchirées

  Des occasions perdues des amis fatigués

  Des voyages inutiles des déplacements vides

  Des heures sans bouger sous un soleil torride,

  Il y aura la peur qui me suit sans parler

  Qui s’approche de moi, qui me regarde en face

  Et son sourire est beau, son pas lent et tenace

  Elle a le souvenir dans ses yeux de cristal

 

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