Bohemian Flats

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Bohemian Flats Page 19

by Mary Relindes Ellis


  Elle lança sa chemise sur le saule,

  Sa jupe sur un tremble,

  Ses bas sur le sol nu,

  Ses souliers sur un rocher humide,

  Ses perles sur le rivage de sable,

  Ses bagues sur les galets.

  Puis elle nagea jusqu’au rocher. Alors même qu’elle s’asseyait, le rocher s’enfonça lentement sous la surface. Pour les animaux du rivage, elle semblait s’être noyée. Aucun d’entre eux ne voulait le dire à la mère d’Aino, hormis le lièvre. Il courut jusqu’à la ferme et la trouva dans le sauna en compagnie de ses autres filles ; toutes éclatèrent de rire et menacèrent de le faire rôtir. Quand il lui dit : « Ta fille est devenue sœur du poisson blanc et frère des poissons », la mère fondit en larmes. Elle se lamenta des jours entiers et, pour finir, elle dit :

  Jamais, infortunées mères en ce monde,

  Ne bercez vos filles,

  Ni ne forcez vos enfants à se marier

  Contre leur gré comme je l’ai fait,

  Moi, infortunée mère, j’ai bercé mes filles,

  Élevé mes petites poules.

  Mais Aino n’était pas morte. Quand l’eau lui eut recouvert la tête, elle se transforma en saumon. Väinämöinen ne tarda pas à découvrir qu’Aino était en vie sous la forme d’un poisson ; il tenta alors de la capturer dans des rets d’argent, certain qu’il pourrait lui rendre sa forme humaine. Il captura un saumon, mais s’aperçut que c’était Aino seulement lorsqu’il fut sur le point de le trancher avec un couteau. Puis elle s’échappa du bateau et, levant la tête au-dessus des vagues, elle dit :

  Ô toi, vieux Väinämöinen !

  Je n’étais pas censée être

  Un saumon que tu tranches,

  Un poisson que tu coupes,

  Pour les repas du matin,

  Pour les friandises du déjeuner,

  Pour les dîners de saumon.

  Väinämöinen lui demanda alors ce qu’elle était censée être. Elle répondit :

  J’étais censée être une poule nichée sous ton bras,

  Ou qui s’assiérait pour toujours

  Sur tes genoux, compagne d’une vie

  Pour préparer ta couche,

  Placer ton oreiller,

  Nettoyer ta petite hutte,

  Balayer ton sol,

  Apporter le feu dans la maison,

  Allumer ta lumière,

  Pétrir ton pain si dense,

  Cuisiner ton pain au miel,

  Apporter ta coupe de bière

  Et préparer ton repas.

  Je n’étais pas saumon de mer,

  Une perche des flots profonds,

  J’étais une fille, une demoiselle,

  Sœur du jeune Joukahainen,

  Que tu as chaque jour pourchassée,

  Convoitée toute ton existence.

  Toi, misérable vieillard,

  Toi, stupide Väinämöinen,

  Tu n’as su trouver moyen

  De garder la sirène de l’Épouse-Vague,

  L’enfant sans pareille d’Ahto !

  Il la supplia de revenir, mais jamais elle ne le fit :

  Elle était devenue une fille de l’eau.

  Cette nuit-là, Magdalena n’arrive pas à trouver le sommeil.

  Albert et Raymond, eux, se sont assoupis ; ils ont bu trop de vodka et ils ronflent. Les garçons dorment, eux aussi. Elle s’habille, sort de la maison et marche jusqu’au fleuve. La glace commence à fondre. Elle l’entend, elle entend le courant qui s’évertue à la briser par en dessous. L’eau semble avoir une voix identique à celle d’Aino : toutes deux déplorent d’être retenues tant par la glace que par la terre.

  Au début du mois d’avril, Alžběta et Aino l’aident à mettre au monde une petite fille. C’est un bébé robuste qui a le cheveu noir, l’œil foncé et les lèvres semblables à des boutons de rose. Albert est fou de sa fille. Il ne peut s’arrêter de la regarder, de la serrer dans ses bras.

  — Vous lui avez donné un prénom ? demande Aino une semaine après l’accouchement.

  — Pas encore. Je pensais attendre le baptême.

  Les jours suivants, Alžběta est anxieuse. Quand Magdalena lui demande ce qui ne va pas, elle répond :

  — Je ne sais pas. Peut-être que c’est le temps. Il est trop tôt pour qu’il fasse chaud à ce point-là. On dirait que l’air est… Comment on dit ? Bouffi, peut-être, dit-elle en gonflant les joues.

  — Un ballon de baudruche ? suggère Aino.

  — Enflé, dit Alžběta.

  Une fois sa voisine partie, Albert coupe court aux questions.

  — Elle n’est plus toute jeune. Ses os la font souffrir quand le temps change, voilà tout.

  Raymond et lui sont attablés, en sous-vêtements. Ils ont ôté leurs habits couverts de farine à l’extérieur de la maison. Alors qu’Albert sort de la maison pour faire un brin de toilette, Raymond en profite pour confier à Magdalena qu’Alžběta ne se trompe jamais.

  — Elle sent probablement ce qui se passe dans le fleuve. Il va être en crue, cette année, et cela signifie que la digue inférieure va être inondée. Ces gens vont devoir trouver un endroit où loger jusqu’à ce que l’eau redescende.

  Mais Raymond et Albert se trompent tous les deux. La sensation de gonflement qu’éprouve Alžběta éclate et se libère deux semaines plus tard : la typhoïde se répand sur les Flats.

  Selon les autorités de la ville de Minneapolis, l’épidémie a pour origine les puits domestiques situés sur les digues ; par conséquent, elles en condamnent la majorité. Albert et Magdalena interdisent à leurs fils d’aller jouer au bord de l’eau : eux aussi craignent que la maladie ne trouve son origine dans le fleuve. Magdalena se tracasse moins pour son bébé. Son appétit est excellent et il se nourrit uniquement du lait que le sein de sa mère lui offre en quantités prodigieuses. Ils nettoient la maison de fond en comble ; ils lavent leur linge à l’eau bouillante et tous les voisins font de même. Mais, un jour sur deux, ils regardent avec horreur passer les cercueils portés par des parents qui se dirigent péniblement vers l’église luthérienne Saint-Emmanuel, sur la seconde digue. Comme les mesures de quarantaine interdisent aux catholiques d’enterrer leurs morts en ville, ceux d’entre eux qui succombent sont inhumés dans le cimetière luthérien également.

  La famille n’est pas épargnée. C’est Eberhard qui est le premier gagné par la fièvre ; puis Frank est contaminé à son tour. Entre deux tétées, Magdalena confie le bébé à Aino, puisque Alžběta est malade, elle aussi. Deux jours après que les garçons sont tombés malades, Albert et Raymond se plaignent de douleurs à l’estomac. Magdalena passe de longues journées à se démener pour que leur température ne monte pas : elle leur donne de la glace enveloppée dans des couvertures, ruse pour les obliger à boire de l’eau stérilisée, leur retire leur linge souillé, les frictionne dans une cuve d’eau bouillante dehors. Avant de nourrir sa fille, elle se lave les mains et la poitrine avec du savon et l’eau la plus chaude qu’elle puisse supporter. Ses précautions ne sont pas vaines : les hommes et les garçons survivent à la maladie.

  Mais Ivan Zacharov en meurt ; Alžběta également.

  Elle était la doyenne des Flats et celle qui y avait vécu le plus longtemps. La douleur qu’éprouvent les habitants retentit donc à travers tout le village. Aussi malade soit-il, en entendant les plaintes de ses voisins, Raymond comprend que la vieille femme n’est plus. On l’emmène aux funérailles sur une litière ; son chagrin est profond autant que silencieux.

  Au début du mois de mai, juste au moment où l’épidémie commence à décliner, le bébé a une brusque poussée de fièvre. Magdalena envoie Albert, Raymond, Frank et Eberhard loger chez Kyle et Aino afin de pouvoir s’occuper exclusivement de sa fille. Kyle lui apporte une baignoire remplie de glace. Elle frictionne le bébé à l’alcool, mais la fièvre monte au point que l’enfant est prise de convulsions, elle agite les bras et les pieds comme une marionnette.

  Priant à haute voix, Magdalena enveloppe le bébé dans une couverture et le n
iche dans la cuve remplie de glace. Dieu, aidez-nous, Dieu, aidez-nous, jusqu’à ce que sa prière se réduise à Aidez-nous, encore et toujours. La glace fait juste assez baisser la fièvre pour que les convulsions s’arrêtent. Magdalena emmitoufle alors le bébé dans des couvertures sèches, s’assied dans le fauteuil à bascule près du poêle, puis elle lui chante des berceuses. Au cours de la nuit, la petite se calme. Pensant que la fièvre a disparu, Magdalena s’endort, épuisée. Mais quand Albert la réveille le lendemain matin, elle sent sur ses genoux le poids d’un corps inerte. Elle voit sur son petit visage cette expression qui rappelle le sommeil paisible de l’enfant satisfait.

  Elle repousse aussitôt Albert et commence à se balancer, comme si ce mouvement pouvait réintroduire du souffle dans le corps de sa fille. Albert s’en va et, quelques minutes plus tard, Aino pénètre dans la maison. Elle prend une chaise dans la cuisine et s’installe à côté de Magdalena, qui continue à se balancer tout en chantant des berceuses à sa fille ; enfin, Aino se penche et l’interrompt en agrippant un bras du fauteuil.

  — Maggie. Le bébé est mort.

  — Non !

  De l’autre main, Aino saisit Magdalena par l’épaule.

  — Je sais. J’ai perdu trois bébés, vous vous souvenez ?

  Magdalena prend la menotte de sa fille au creux de sa paume : les petits doigts sont blafards. Quant à sa bouche, elle est cernée d’une nuance bleuâtre.

  — J’aurais dû m’en apercevoir, dit Magdalena d’une voix haut perchée. Mais elle était tellement forte. Et en si bonne santé. Les garçons sont tombés malades. Raymond et Albert sont tombés malades. Mais pas nous. Pas nous.

  Elle parcourt la pièce d’un regard noir, qui s’arrête sur Aino.

  — Je suis maudite. Je l’ai maudite en étant sa mère. Il a dit que mes enfants mourraient. Voilà ce qu’il a dit. Il nous a accablés de hurlements alors même que le navire quittait le port. Je croyais que seuls les garçons avaient entendu. Mais elle a entendu, elle aussi.

  — Vous croyez vraiment que le frère d’Albert a ce genre de pouvoir ? N’allez pas vous imaginer que ce ne serait pas arrivé si vous étiez restés en Allemagne. Partout la typhoïde sévit. Partout des bébés meurent. Alžběta a longtemps vécu ici, elle a survécu à beaucoup de choses, n’empêche qu’elle est morte. Vous avez fait tout ce qu’une mère pouvait faire.

  Magdalena déroule la couverture, puis l’enroule de nouveau autour de son enfant.

  — Le bébé doit être enterré aujourd’hui. Albert s’occupera des funérailles, dit Aino.

  — Mais elle n’est pas baptisée. L’Église ne voudra pas reconnaître son existence. Je ne veux pas qu’on l’enterre. Je ne veux pas qu’elle soit enterrée dans un cimetière. Dans aucun cimetière que ce soit.

  Et, de son bras libre, elle s’essuie le visage.

  Tout à coup, elle songe aux bûchers funéraires des Celtes, des hindous, de ses propres ancêtres germains. À la façon dont ils envoyaient leurs morts dans l’au-delà, sur un radeau, en lançant une volée de flèches embrasées une fois le bûcher sur les vagues, pour que le corps brûle et soit emporté à la fois par les airs et par les eaux. Puis elle songe à la jeune fille de la légende, celle-là même dont Aino a reçu le nom. Le Mississippi est puissant. Il pourrait transformer sa petite fille, peut-être même lui rendre vie.

  — Et le fleuve ? demande-t-elle.

  — Elle ne peut pas aller dans le fleuve. C’est défendu par la loi : son corps contaminerait l’eau.

  — Je ne l’enterrerai pas dans un cimetière. D’ailleurs, vous-même n’avez pas enterré vos enfants dans un cimetière.

  — Kyle et moi, nous appartenons à une religion différente. Nous ne sommes pas tracassés par ce que nous avons fait, puisque cela nous convenait. Et cela convenait aussi au peuple de ma mère, les Saami. Vous, vous voulez enfreindre les lois de votre Église et désobéir à votre mari. Parviendrez-vous à vivre avec ça ?

  Magdalena cherche sur la frimousse du bébé une ressemblance avec son père, mais elle n’y voit que son propre visage. Albert et elle s’accordent sur beaucoup de choses, hormis la religion. Son mari a trouvé un équilibre acceptable au regard de sa foi et de l’instruction qu’il a reçue quant à la théorie de l’évolution et des sciences naturelles. Mais cela ne l’empêche pas de conserver une forte croyance en l’au-delà, ni de suivre les préceptes de l’Église pour ce qui est de l’inhumation des morts. Si Magdalena ne trouve là rien à redire, elle ne peut pas non plus être d’accord – et encore moins maintenant qu’elle a découvert cette vérité soudaine et inexplicable : qui est Dieu pour décider où doit résider l’âme d’un enfant ?

  — Albert n’a pas à savoir, dit-elle en levant les yeux vers Aino. J’ai besoin de votre aide.

  Aino frotte une tache d’eau sur la surface de la table. Si elle n’avait pas vécu la même expérience, le raisonnement de Magdalena pourrait lui sembler le fruit d’une folie causée par le chagrin. Mais elle sait ce que l’on ressent quand on tient dans ses bras un enfant mort : une mère reste une mère même lorsque son enfant est mort et, de ce fait, elle reste aussi sa protectrice. Une douleur comme celle-ci peut éclairer la raison au lieu de la brouiller. Elle ravale sa propre douleur, tout en songeant à quel point Alžběta leur manque. La vieille femme aurait été un socle et un gouvernail dans cette prise de décision.

  — On ne peut pas faire ça toutes seules, dit-elle enfin, après un instant d’hésitation. Il vous faut quelqu’un en qui vous pouvez avoir confiance. Et Kyle nous aidera, lui aussi.

  — Raymond, dit Magdalena. Il ne croit pas en Dieu. Je vais lui demander ; lui nous aidera.

  Magdalena lutte sans relâche contre la rage qui l’envahit durant le service funéraire, à l’église luthérienne Saint-Emmanuel. Si Raymond demeure silencieux, Albert ne prend pas la peine d’essuyer les larmes qui baignent son visage ; les mesures de quarantaine, qui empêchent son enfant d’être enterrée dans l’espace consacré de l’église catholique, ne font qu’amplifier son chagrin. Magdalena est touchée par l’amour et le soutien de leurs voisins : tous ont surmonté leurs craintes afin de venir assister à la cérémonie. Mais elle sait aussi que, selon eux, au terme d’un long silence, Dieu a peut-être signifié la fin de l’horreur qui a ravagé la communauté en emportant cette ultime petite vie : une innocente qui n’a pas été épargnée au dernier moment, contrairement à Isaac. Tandis que l’on descend le cercueil dans la terre, Magdalena s’adresse silencieusement à Dieu. Vous ne m’avez pas demandé. Je n’étais pas d’accord. Vous ne l’aurez pas.

  Ce soir-là, Raymond est le premier à sortir de la maison, après s’être disputé avec son frère. Albert reste dehors à boire de la vodka finlandaise et de la liqueur de prune jusqu’à ce qu’il ne tienne plus debout. Magdalena l’aide à se mettre au lit, puis elle donne aux garçons du chocolat chaud dans lequel elle a versé un peu de whisky. Ils déambulent dans la cuisine, le regard vide, et s’endormiraient sur place si elle n’allait les coucher aussitôt. Après seulement, elle sort. Elle retrouve Raymond et Aino non loin de la salle paroissiale. Ils transportent une pelle enveloppée dans une couverture. Tandis qu’ils se mettent en marche, les rues sont désertes et réduites au silence : la mort d’un bébé ayant fait ressentir aux autres habitants la traîtrise de l’épidémie et la terreur de ce qu’il pourrait encore y avoir dehors, ils se sont confortablement réfugiés dans leurs maisons. Enfin, tous les trois pénètrent dans le cimetière luthérien sans que personne ne les voie.

  Pendant qu’Aino et Raymond manient la pelle à tour de rôle, Magdalena creuse à mains nues le monticule de terre encore frais. Puis Raymond sort le cercueil, en retire le bébé emmailloté comme une momie et le tend à Magdalena. Après avoir remis le cercueil en terre, ils quittent le cimetière et suivent Aino, qui les conduit vers la partie la plus élevée de la digue afin d’éviter la lumière des lampadaires. Ils marchent sur ce qui semble une piste de cerfs, jusqu’à ce qu’ils atteignent un massif de bouleaux noirs, au-delà de l’extrémité ouest du villa
ge. Aino désigne alors le lieu :

  — Ici. Mais pas avant l’aurore.

  Ils décident de s’asseoir. Tantôt ils contemplent le fleuve, au loin, tantôt ils échangent des regards en silence. Raymond observe Magdalena à la lueur du clair de lune : jambes croisées, ses longs cheveux détachés, elle berce le nourrisson défunt. Il repense à la façon dont, le soir, elle ôte les épingles de sa chevelure, qui retombe jusqu’à sa taille pour qu’Albert la brosse ; un rituel silencieux et fascinant auquel assistent ses deux fils et Raymond. Pour distraire les enfants, Albert enroule une main dans la longue et épaisse crinière de Magdalena, puis s’en recouvre le bras jusqu’au coude. Certains soirs, quand Raymond est trop fatigué, il s’endort immédiatement après. Mais d’autres soirs, il est si excité qu’il ne peut supporter de rester dans la pièce : il attend que les autres se soient endormis pour se glisser hors de la maison et gravir l’escalier qui mène à la ville, puis il se rend au bordel trouver une femme qui a les cheveux de Magdalena, une femme aux yeux couleur café bordés de cils rappelant de la dentelle, une femme dont la peau n’est pas d’un blanc victorien mais d’un brun méditerranéen. Une femme qui peut l’empêcher de trahir son frère autant que d’insulter la femme de celui-ci.

 

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