Le Coucou

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by Madeleine Ruh

Elle s’en faisait une fête. Cela faisait un an qu’en tant que membre actif de son ancienne école, elle passait les coups de fils nécessaires, libérait ce lieu prestigieux et très prisé pour les soirées, s’assurait que le bouche à oreille et l’invitation par mail fonctionnait, et les relances aussi.

  Le 5 Février, c’était planifié, tout le monde serait là, ou presque.

  Seuls les provinciaux et les expatriés lointains avaient décliné, ou n’avaient tout simplement pas répondu.

  Et elle avait à peu près la moitié des chèques déjà, ce qui lui permettait de rentrer dans ses fonds.

  Sur une promo de 267, ils seraient au moins 180.

  Victoire ! Yes !

  Elle était la meilleure. Se contemplant dans la glace au dessus de sa commode, elle remit en place sa tignasse blonde et frisée, et se fit l’œil aguicheur. D’un coup de houppette poudrée, elle estompa une brillance invisible sur le front, et éternua en même temps.

  Personne, à part elle, ne savait réellement pourquoi elle avait mis autant d’énergie à organiser cette soirée. Soirée, certes attendue après vingt ans et le fiasco de celle des dix ans avec à peine trente personnes venues.

  Pour être populaire ? Elle s’en foutait vraiment.

  En fait, elle seule connaissait le secret de son enthousiasme.

  Pas vraiment revoir les quelques bonnes copines perdues de vue. Ou alors pour s’assurer que sa ligne à elle, sans enfants, leur tenait la barre haute en cours de yoga. C’est vrai qu’allaiter n’aidait pas non plus à garder des seins parfaits. Pour les siens, elle avait décidé que le jour où elle se dirait qu’ils tombaient trop, elle ferait une intervention chirurgicale, et oui, le truc pour continuer à faire bander les hommes : des seins ronds et fermes. Bon, fallait faire attention dans ce cas à ne pas être top less, car les seins restaient dressés, même allongée ; elle avait vu des amis à elles se moquer des femmes refaites en Corse.

  Pas vraiment non plus pour revoir des amis.

  En fait, elle n’avait de toute façon pas d’amis, se dit-elle, en souriant de toutes ses dents au miroir. Des amies filles ? Trop compétitive pour accepter d’en avoir de jolies et intelligentes. Trop occupée aussi, le monde des hommes est bien plus drôle, et dans les diners, elle ne parlait en fait qu’aux hommes.

  De petits amis, oui, pour une nuit ou quelques nuits. Pas plus, sinon, elle risquait de tomber amoureuse, ou pire eux d’elle, et devenir pot de colle, comme l’américain de Boston, qui débarquait le week-end, surprise surprise.

  Libre, elle était libre.

  Pas non plus par curiosité.

  En fait sur Linked et Face book, elle avait fait à peu près le tour des albums photos des gens qui l’intéressaient dans la promo.

  Pedro était marié, dingue ! Et vivait à Barcelone, pas étonnant, papa avait une entreprise là-bas. Pas mal les photos de vacances aux Caraïbes.

  Hugues faisait de la photo et avait un site professionnel, il mitraillait déjà tout le monde il y a vingt ans, elle avait un portrait noir et blanc d’elle, un grand tirage qu’il lui avait offert en deuxième année.

  Nicolas était patron du CAC40, ça on savait, plus de 500 amis sur Linked, visiblement il ne savait pas dire non.

  Mélina continuait à mettre des photos de fin de soirées dignes de celles de sa fille. Elle devrait faire attention, et en plus ne pas laisser son portable. Les gens font trop confiance. Elle est allée piquer le petit pour la grippe, c’est une info toutes les deux heures. Mais on s’en branle, désolée d’être vulgaire les potes !

  Bon, au moins elle existait au dessus du radar, les autres, mariées, ne travaillant plus, un vrai scandale pour l’égalité des sexes.

  Elle prit son pachmina pour abriter ses épaules musclées, une pochette scintillante déjà posée sur une table basse, et enfila ses Louboutin. En même temps qu’elle claquait la porte, son mobile sonnait avec une musique de Lilly Allen.

  « J’arrive Monsieur! »

  Le taxi démarra en trombe, créant une gerbe d’eau, oui, il pleuvait. Sacré Paris, ville d’eau ! Remarque cela la changeait de Dubaï et d’Oman. Elle y aimait bien le luxe ostentatoire des hôtels, mais pas leur vin, qu’on ouvrait comme une bouteille d’eau en tournant le bouchon en métal, et qu’on pouvait même refermer !

  En fait, cette soirée, elle la faisait pour le voir.

  Elle souffla sur la vitre, et effaça la buée de son ongle long et rouge.

  C’était le moment de se mettre du rouge-à-lèvres. Elle sortit un tube YSL de sa pochette et se maquilla en utilisant l’or du capot.

  Au croisement du Pont de Iéna, le taxi freina brutalement, et elle faillit déraper et se mettre du carmin sur la joue. Stress. Pour se détendre, elle contempla l’un de ses yeux charbonneux. Pas mal son make-up !

  Normalement, il allait la reconnaitre et la trouver changée en mieux. Plus de petits boutons impromptus sur le front, plus élégante, elle savait bouger son corps. Plus sexy et désirable si elle en jugeait au nombre d’hommes qu’elle avait eu pour amants, dans les dernières années.

  Les bâtiments éclairés sur les quais défilaient, Musée d’Orsay et sa grande horloge, Louvre tout doré sous les réverbères, Hôtel de Ville blanc laiteux.

  Son cœur palpitait. Mado, tu n’es plus une adolescente ma grande!

  Et s’il ne venait pas ? Elle avait pourtant vu son nom, sur la liste.

  Le seul homme qui lui ait résisté. Elle avait tout essayé. Mais à l’époque il était fou d’amour pour une autre. Il avait même failli sauter du bâtiment E pour cette fille.

  Elle avait réussi un week-end de Mai, où sa chérie était prise par un mariage, obligation de sa famille à particule, à le convaincre, lui, de partir une journée en Normandie. Après une journée ensoleillée à courir sur la plage et s’éclabousser, un petit gueuleton d’huitres arrosées d’un verre de vin blanc frais, ils étaient revenus dans la décapotable, le vent les saoulant, ils avaient ri et repris en cœur des chansons de Sinead O Connor. En arrivant, elle lui avait doucement touché le nez, car il avait un coup de soleil, laissant une empreinte blanche sur sa peau. Il avait souri, et elle l’avait brusquement embrassé à pleine bouche. Il s’était laissé faire, avait même posé ses mains sur sa nuque comme pour boire et aspirer sa vie, il avait effleuré ses seins.

  Et puis, rien ! Il l’avait déposé à son bâtiment en lui disant « Ce n’est pas une bonne idée, restons amis », les sourcils froncés, sérieux soudain.

  Amis, ils ne l’étaient pas devenus, car elle avait enchainé les conquêtes ensuite, et leurs conversations tenaient ensuite du small talk, quand ils se croisaient dans le couloir des études ou à la cafète.

  Club rugby pour lui, équitation pour elle, bande du BDE Anis Etoilé pour elle, liste perdante, Junior Entreprise pour lui, l’air pressé, mais pourtant elle sentait son regard à chaque soirée…

  Et si la soirée était ratée? Genre, nulle de chez nulle.

  Le taxi stoppa devant le bâtiment prestigieux, et elle sortit en respirant trois fois à fond, inspirant par le ventre, comme avant ses discours.

  Une grande blonde longiligne semblait l’attendre, accompagnée de deux couples. Mado était myope et ne les reconnaissait pas.

  - « Madeleine? Tu n’as vraiment pas changée ! Merci d’avoir organisé cette soirée, c’est très sympa! Et top l’idée de l’expo possible avant ».

  C’était Manu, elle ne put s’empêcher de faire un sourire en coin, car c’était elle, après tout, la déléguée de promo, qui aurait dû tout organiser, et avait été injoignable, bizarrement, jusqu’à ce que le projet ait vraiment pris forme. Elle reconnu l’un des hommes, il avait une calvitie qui le rendait vieux et bedonnant, alors qu’elle l’avait connu plus vif.

  - « Bonjour tout le monde, bonjour ! Je fonce, il faut que je vérifie que le champagne est frais, et qu’il y a bien quelqu’un au vestiaire pour encaisser les chèques restants, désolée, je vous revois tout à l’heure ! »

  Mado monta les escaliers de pi
erre deux par deux, manqua de rentrer dans Charlotte qui s’occupait de pointer les listes, installée sur une chaise pliante derrière une table en métal, ses cheveux relevés en chignon.

  - « Te voilà toi ? Mado, j’ai cru que tu ne viendrais pas. Il y a déjà quatre vingt personnes. J’ai pas reconnu tout le monde, et je leur ai mis un badge. Tu te souviens de Bermuda ? Et bien, il louche vraiment maintenant… Et Babeth ? Impeccable, elle a pas bougé! …Tourne pour voir…Pas mal ta robe dis moi, t’es musclée toi !»

  - « OK ma belle, je vais voir le maitre d’hôtel, tout est sous contrôle, nickel. »

  Mado arpenta la salle d’un pas alerte et souple.

  Elle sourit aux uns, fit de petits signes aux autres, se sentant un peu comme Lady Di, en représentation.

  Il n’était pas là. Ouf. Elle aurait été mal à l’aise. Pas assez de monde encore pour l’espace.

  Elle se mit à passer de groupes en groupes, une fois vérifié la température des bouteilles, et que les petits fours correspondaient à ce qui était prévu, avec l’animation foie gras poilâne promise par le traiteur.

  Des bribes, elle entendait, féline au milieu des silhouettes.

  - « Moi, j’ai trois enfants, en fait six, c’est notre deuxième mariage à chacun, non la banque, j’ai arrêté il y a dix ans, je suis chez Google depuis quatre ans …Ouais, on peut le dire, c’est marrant que tu dises cela… »

  - « Olivier, t’es venu avec ta poule ? Pas mal dis-moi, elle se baiserait bien ! Allez, détends toi, c’était pour rire, elle est mignonne sans rire. Hispanique, non ? »

  - « Donne moi ta carte si t’en as une, c’est bizarre qu’on se soit perdu de vue, on se quittait pas, ah, t’as ton blackberry, alors note mon numéro...Non, j’ai pas d’enfants, faudrait d’abord que j’ai trouvé la femme pour, héhé! »

  - « Et j’ai vraiment aimé mes années à Hong-Kong sauf que Gaétan a été muté, tu vas pas le croire, à Düsseldorf, l’enfer, c’est une toute petite ville, et les femmes d’expat là-bas, elles sont centrées sur leurs enfants. Alors je participais à l’association des parents d’élèves et… » 

  Soudain, elle entend la voix de quelqu’un qui connait l’homme qu’elle cherche, Stéphane. Elle avance vers lui.

  - « Hello toi ! Tu as l’air en pleine forme dis moi, tu continues le sport non ?

  - « Salut Mado, formidable initiative que tu as eu ? Tu nous fais un petit discours j’espère. J’ai retrouvé mes carnets d’esquisses de l’école, et j’ai fait deux ou trois crobars sur toi, que j’aime beaucoup. Tu aimais déjà bien les robes. Tu buvais de la bière au goulot et pas du champ ! T’avais une robe, on voyait la chute des reins, mazette, on était tous raides dingues de toi ! Tu changes pas trop…T’es même plus jolie je trouve. »

  Impatiente intérieurement, Mado fit cependant un sourire poli, et esquissa un entrechat.

  - « Dis moi, tu sais si Dom vient ce soir ? »

  - « Je crois oui, pourquoi ? Ca fait un baille que je ne l’ai pas vu, six mois au moins, un bosseur fini, toujours en voyage, et je crois que lui et sa femme, ça n’allait pas fort. »

  - « Ah bon ? Lui ou elle. »

  - « Mado, tu connais la vie, les deux mon capitaine, c’est compliqué la vie, l’amour, aimer ou se renier. Ah l’amour toujouurrrs ! » Se mit-il à chanter avec une voix de Baryton.

  - « Ah ! Je vois Sigrid, je te laisse Stéphane, je ne l’ai pas encore vue. »

  Il acquiesça et se tourna vers sa petite bande qu’il connaissait bien.

  - « Sigrid ! Ouh là, mais tu as les cheveux courts maintenant. La dernière fois que je t’ai vu, c’était il y a sept ans, à une soirée déguisée, chez toi, et tu étais en Marie-Antoinette, et ton mari en Louis XVI ! »

  - « Oui, je fais un mélange de Jane Seberg et de Sharon Stone, comme çà, j’ai la moyenne d’âge des deux, pile quarante. Sans rire, tu peux me montrer où est Julie, si tu la vois ? Tu ne vas pas le croire, je ne l’ai jamais vu à part en photo évidemment. »

  - « Ahah ! Alors on est curieuse de voir la petite amie vénérée des années étudiantes de son mari ? »

  Mado la regarde goguenarde et en profite pour faire un tour d’horizon de la soirée. Elle est myope, mais son instinct lui dit que l’homme qu’elle cherche n’est toujours pas là.

  - «  Je vais te décevoir, pas vue sur les listes, ni dans la salle. Et le bureau ? Cà marche toujours ton avocat de mari à succès ? Vous travaillez toujours ensemble ?

  J’admire. Bon, je te laisse, je vois Simon, et je dois lui faire une commission ! »

  - « OK, file, mais tu me dis si tu la vois, on sait jamais ».

  - « Hep Simon, quoi de neuf ? Toujours fan de Proust ? J’ai cru te voir dans les Echos l’autre jour, avec ton inévitable mèche et tes cheveux longs dans le cou, inimitable comme style ! »

  Elle note qu’il a les traits gonflés et des cernes sous les yeux. Elle l’a vu en meilleure forme.

  - « Toi, t’es toujours aussi speed ! D’abord, tu me dis bonjour ! Après, on avise. Belle, tu resplendis, vraiment…»

  Il lui tend la joue et l’embrasse de manière un peu ambigüe, pas loin de ses lèvres, visiblement il n’en est pas à sa première coupe de champagne. Il a une chemise blanche largement ouverte et un jean, le seul de la soirée.

  - « Alors, à ta première question, si je vais bien, non. Je te pensais plus psychologue, ma chère.

  On ne peut pas aller bien quand on a perdu son meilleur ami, et si je viens ce soir, c’est pour Xavier Boris et Max. Pour les soutenir. Elle, elle viendra pas. »

  Mado le regarde interloquée, un décès et elle n’est pas au courant.

  - « Je suis désolée. Je n’étais pas informée. De qui parles-tu, c’est quelqu’un qu’on connait ? »

  Il la regarde bien dans les yeux, oscille sur place comme pris de vertige, et enchaine :

  - « Alors toi qui sais tout, toi la grande prêtresse de cette soirée, tu sais pas ? Elle est space la vie, vraiment strange,… Je pensais que quelqu’un t’avait dit, comme vous vous aimiez bien…Tu connais tout le monde, et là, t’es pas au courant, c’est un signe du destin. Mado, je sais pas si c’est le bon moment...»

  - « T’en as trop dit Simon », elle est blême soudain, et sent son cœur affolé battre trop vite.

  Simon regarde ses pieds et bouge ses orteils dans les mocassins comme pour essayer de les libérer, il s’appuie contre la cheminée en marbre froide, et porte la flute à sa tempe, comme pour rassembler ses idées autour de la sensation fraiche.

  Il contemple les bulles de la flute, et d’une voix atone raconte.

  - « Dom, c’était mon meilleur pote, celui que tu te fais ado, t’en trouve plus des comme çà ensuite. Une amitié pour toujours, tu comprends. Dom, il y a trois semaines…déjà trois semaines,… il est mort, sauté par la fenêtre…

  Ils se sont disputés, encore une fois, elle était partie, revenue, lui parti, revenu, une femme, …une serveuse rencontrée dans un bar, en plus j’étais là…elle est partie pour de bon, et avec les enfants. Il a picolé pendant un mois. Impossible de le voir, il s’enfermait dans sa piaule sous les toits. Elle avait gardé l’appart…J’ai pas vu le truc arriver. Tu sais, je crois qu’il t’aimait bien Mado, plusieurs fois, il m’a demandé de tes nouvelles… »

  Elle tombe par terre effondrée.

  Ou du moins, il lui semble s’être effondrée, car elle marche tout droit, traverse la salle, la tête haute. Elle ne pleure pas, elle est juste comme morte aussi.

  Son seul amour n’existe plus. Ni son corps, ni sa conscience, plus rien. Disparu.

  Les gens la regardent. Ils sentent que ça ne va pas, mais n’osent pas intervenir.

  - « Mado, tu vas où comme ça ? Il est à peine vingt-trois heures ! » Lui crie Charlotte.

  Ce soir là, Mado fit dix kilomètres le long des quais, pieds nus à la fin, car ses ampoules saignaient dans les chaussures à talon haut. Elle grelottait dans sa robe noi
re, le pachmina trainant sur l’une des chaises, oublié dans la grande salle d’apparat.

  Le lendemain matin, le médecin de Sos médecins décréta une grippe. Elle passa trois semaines au lit, et annula deux voyages. C’était la première fois qu’elle était absente pour maladie pour le travail.

  Trois semaines plus tard, elle donna sa démission, toucha ses stock option, et partit faire un tour en Inde du Sud, où elle faillit adopter une petite fille handicapée. Les sœurs l’en dissuadèrent, en lui disant que c’était trop de charges pour une célibataire.

  Elle revint après six mois, et changea d’appartement.

  Et puis la vie reprit. Mais plusieurs de ses amants lui demandèrent, en partageant une cigarette après leurs ébats, pourquoi elle pleurait quand elle jouissait.

  A chacun, elle répondit qu’elle ne savait pas, et que cela n’avait pas d’importance.

  2010 Paris

  Le bouton sur la lèvre

 

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