Le Calvaire

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Le Calvaire Page 14

by Octave Mirbeau


  – Il y a bien longtemps que tu n’es allé chez M. Lirat… Je ne voudrais pas qu’il pût croire que c’est moi qui t’empêche de le voir.

  C’était vrai, pourtant ! Depuis plus de cinq mois, je l’oubliais, ce pauvre Lirat !… L’oubliais-je ?… Hélas ! non… La honte me retenait… La honte seule m’éloignait de lui… J’aurais, je vous assure, crié à la terre tout entière : « Je suis l’amant de Juliette ! » mais prononcer ce nom devant Lirat, je n’osais pas !… D’abord, j’avais pensé à lui tout confier, au risque de ce qu’il en résulterait de fâcheux pour notre amitié… Je m’étais dit : « Voyons, demain, j’irai chez Lirat… » Je m’affermissais même dans cette résolution… Et le lendemain : « Non, pas encore… rien ne presse… demain ! » Demain, toujours demain !… Et les jours, les semaines, les mois s’écoulaient… Demain !… Maintenant qu’il avait été tenu au courant de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire gémir son divan, comment l’aborder ?… Que lui dire ?… Comment supporter son regard, ses mépris, ses colères… Ses colères, oui !… Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres ?… Non, en vérité, je n’osais pas !… L’attendrir, lui prendre la main, lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes les générosités de son cœur !… non !… Je jouerais mal ce rôle, et puis, d’un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l’effusion… Eh bien ! chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin l’un de l’autre… quelques mois encore, et il ne serait plus question de Lirat dans ma vie !… J’aimerais mieux cela que de franchir ce seuil, que d’affronter ces yeux… Je répondis à Juliette :

  – Lirat ?… Oui, oui… Un de ces jours, j’y pense !

  – Non, non ! insista Juliette… C’est aujourd’hui… Tu le connais, tu sais comme il est méchant… Ah ! il doit en fabriquer des potins sur nous !

  Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues, le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg Saint-Honoré. Et je songeais : « Si je n’allais pas chez Lirat !… Je dirais, en rentrant, que je l’ai vu, que nous nous sommes fâchés, j’inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette visite. » J’eus honte de cette pensée gamine… Alors j’espérai que Lirat ne serait pas chez lui !… Avec quelle joie je roulerais ma carte et la glisserais dans le trou de la serrure !… Réconforté par cette idée, je m’engageai enfin dans la cité Rodrigues, m’arrêtai devant la porte de l’atelier… Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins, je frappai, et, aussitôt, de l’intérieur, une voix, la voix de Lirat, répondit :

  – Entrez !

  Mon cœur battait, une barre de feu me traversait la gorge… Je voulus m’enfuir.

  – Entrez ! répéta la voix.

  Je tournai le bouton :

  – Ah ! c’est vous, Mintié ! s’écria Lirat… Entrez donc…

  Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.

  – Vous permettez que j’achève ?… me dit-il. Deux minutes, et je suis à vous.

  Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi le froid de son regard. Je profitai de ce qu’il me tournait le dos, pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m’oppressait l’âme.

  – Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat !

  – Mais oui, mon cher Mintié.

  – J’ai déménagé…

  – Ah !

  – J’habite rue de Balzac.

  – Beau quartier !…

  J’étranglais… Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces… mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une tournure dégagée… Ma parole d’honneur ! je raillai, oui, je raillai.

  – Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera… ah ! ah !… qui vous amusera, j’en suis sûr… je… je vis… avec Juliette… Ah ! ah ! avec Juliette Roux… Juliette, enfin… ah ! ah !…

  – Mes compliments !…

  « Mes compliments ! » Il avait prononcé cela : « Mes compliments ! » d’une voix parfaitement calme, indifférente !… Comment ! pas un sifflement, pas une colère, pas un bondissement !… Mes compliments !… Comme il aurait dit : « Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ?… » Et son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, sans un frisson !… Sa plume ne lui était pas tombée des doigts ; il continuait d’écrire !… Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis longtemps… Mais l’entendre de ma bouche !… J’étais stupéfait, et – dois-je l’avouer ? – froissé que cela ne l’indignât pas !… Lirat se leva, et se frottant les mains :

  – Eh bien ! quoi de nouveau ? me dit-il.

  Je n’y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux yeux.

  – Écoutez-moi, criai-je en sanglotant… Lirat, par grâce, écoutez-moi… j’ai mal agi envers vous… je le sais, et je vous en demande pardon… J’aurais dû tout vous dire… Je n’ai pas osé… Vous me faites peur… Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici… de ce que vous m’avez raconté d’elle… vous vous souvenez… c’est cela qui m’en a empêché… Comprenez-vous ?

  – Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat… je ne vous en veux pas du tout… Je ne suis ni votre père ni votre confesseur… Vous faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien…

  Je m’exaltais :

  – Vous n’êtes pas mon père, c’est vrai… mais vous êtes mon ami, mon seul ami, et je vous devais plus de confiance… Pardonnez-moi !… Oui, je vis avec Juliette, et je l’aime, et elle m’aime !… Est-ce donc un crime que de chercher un peu de bonheur ?… Juliette n’est pas la femme que vous pensez… on l’a odieusement calomniée… Elle est bonne, honnête… Oh ! ne souriez pas… oui, honnête !… Elle a des naïvetés d’enfant qui vous attendriraient, Lirat… Vous ne l’aimez point, parce que vous ne la connaissez pas !… Si vous saviez toutes les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu’elle a pour moi !… Juliette veut que je travaille… Elle a la fierté de ce que je pourrai créer de bon… Tenez, c’est elle qui m’a forcé à venir vous voir… moi, j’avais honte, je n’osais pas… C’est elle !… Oui, Lirat ; ayez un peu pitié d’elle… Aimez-la un peu, je vous en supplie !

  Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me regardant tristement :

  – Mon pauvre enfant ! me dit-il d’une voix émue… Pourquoi me dites-vous tout cela ?

  – Mais, parce que c’est la vérité, mon cher Lirat !… parce que je vous aime et que je veux rester votre ami… Prouvez-moi que vous êtes toujours mon ami !… Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme autrefois chez moi ? Oh ! je vous en prie, venez !

  – Non ! fit-il.

  Et ce non était impitoyable, définitif, bref ainsi qu’un coup de pistolet.

  Lirat ajouta :

  – Venez, vous, souvent !… Et quand vous aurez envie de pleurer… vous savez… le divan est là… Les larmes des pauvres diables, ça le connaît…

  Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d’énorme et de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours, de ma vie honnête, de mes rêves d’artiste. Et j’éprouvai, dans tout mon être, comme un déchirement… Pendant une minute, je demeurai là, hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose venait de mourir.

  Chapitre 6

  Juliette ne tarda pas à s’ennuyer dans ce bel appartement où elle s’était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées, ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle s’étonna. La tapisserie l’agaça, la lecture ne lui procura aucune distraction. Elle allait d’une pièce dans l’autre, sans savoir à quoi occuper ses mains, son esprit, bâillant, s’étirant les bras. Elle
se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues heures à s’habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l’amusait un instant ; à épucer Spy, et à lui fabriquer des nœuds compliqués avec les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu emplir le vide de ses journées, mais je m’aperçus vite, avec chagrin, que Juliette n’était pas la femme de ménage qu’elle se vantait d’être. Elle ne prenait de soin, n’avait de goût, n’exerçait de surveillance que pour sa lingerie de corps et pour son chien ; le reste lui importait peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d’une cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents en cuisine ne s’étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette de veau, de la salade ; d’une femme de chambre, Célestine, effrontée, vicieuse, qui n’avait d’estime que pour les gens qui dépensaient beaucoup d’argent ; enfin d’une femme de charge, la mère Sochard, qui prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d’oublier ses malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table très mauvaise, le reste à l’avenant. Si, par hasard, nous avions du monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes, une sorte de liaison amicale s’établir entre Juliette et Célestine. Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons où elle avait passé, donnait des conseils… Chez Mme K… on faisait comme ci ; chez Mme V… comme ça. Aussi, c’étaient des « chouettes places », on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur une pile de draps, à écouter les inépuisables « potins » de la bonne… De temps en temps, des discussions s’élevaient à propos d’un objet dérobé, d’un manquement au service. Célestine s’emportait, lançait les plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix esquintée :

  – Ah ben !… merci !… En v’là une sale baraque ! Des grues pareilles, ça se permet de vous accuser !… Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de toi, et puis de ton nigaud, là-bas… qu’a l’air d’un melon !…

  Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu’elle fît ses huit jours.

  – Oui, oui !… tout de suite vos paquets, vilaine fille… tout de suite.

  Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.

  – Ah ! mon chéri, l’indigne créature, la vilaine fille !… Moi qui étais si gentille pour elle !

  Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.

  – Bien sûr que c’était une rude salope que Mme la comtesse ! Ah ! la salope.

  Un jour, Juliette me dit :

  – Ta petite femme n’a plus rien à se mettre… Elle est nue comme un ver, la pauvre !

  Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste, la lingère ; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L’ombre d’ennui qui avait assombri son visage, se dissipa… Au milieu des étoffes, des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait vraiment dans son élément, s’épanouissait, resplendissait. Ses doigts passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose vivante ; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes autour d’elle, elle qui animait tout ce qu’elle touchait d’une vie de grâce !

  Pendant plus d’un mois, tous les soirs, on apporta chez nous des paquets, des cartons, des gaines étranges… Et les robes succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s’entassaient, s’amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.

  – Tu comprends, mon chéri, m’expliquait Juliette, surprenant dans mes regards un étonnement ; tu comprends… je n’avais plus rien… Ça, c’est un fonds… Je n’aurai maintenant qu’à l’entretenir… Oh ! ne crains rien, va ! Je suis très économe… Ainsi, regarde… j’ai fait faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un corsage décolleté, pour quand nous irons à l’Opéra !… Compte ce que cela m’économise de costumes… Un… deux… trois… quatre… cinq… cinq costumes, mon chéri !… Tu vois bien.

  Elle étrenna, au théâtre, une robe qui fit sensation. Tant que dura cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes… Je sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient, de ces regards qui laissent tomber tant d’ordures autour de la femme qu’on admire. J’aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière ; et, le cœur mordu par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s’effondrât dans un cataclysme ; qu’il broyât, en une chute formidable de son lustre et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de la pudeur de Juliette, qui m’emportaient chacun un peu de son amour. Elle, triomphante, semblait dire : « Je vous aime bien, Messieurs, de me trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens. »

  À peine rentrés chez nous, j’attirai Juliette contre moi, et longtemps, longtemps, je la tins pressée sur mon cœur, répétant sans cesse : « Tu m’aimes bien, ma Juliette ?… » mais déjà le cœur de Juliette ne m’entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et, un peu fâchée, me dit :

  – Comment ! j’ai été la plus belle de toutes, de toutes !… et tu n’es pas content ?… Et tu pleures ?… Ce n’est pas gentil !… Qu’est-ce qu’il te faut, alors ?

  Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette. Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac… Et cela ne me convenait pas, j’entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je le déclarai nettement à Juliette, qui parut d’abord très étonnée.

  – Qu’as-tu contre M. Jesselin ? me demanda-t-elle.

  Elle appelait les autres par leur petit nom… Mais elle disait Monsieur Jesselin avec un grand respect.

  – Je n’ai rien contre lui, positivement, ma chérie… Il me déplaît, il m’agace… il est absurde… Voilà, je pense, de bonnes raisons pour ne point désirer voir cet imbécile…

  Juliette fut fort scandalisée… Que j’aie pu traiter d’imbécile un homme de l’importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je venais de proférer un abominable blasphème.

  – Imbécile, M. Jesselin !… Lui, un homme si comme il faut, si sérieux !… qui est allé dans les Indes !… Mais tu ne sais donc pas qu’il est de la Société de Géographie ?

  – Et Gabrielle Bernier ?… Est-elle aussi de la Société de Géographie ?

  Juliette ne s’emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit simplement :

  – Gabrielle est mon amie.

  – C’est bien cela que je lui reproche !

  Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil, tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un sourir
e ironique erra sur ses lèvres.

  – Alors, il faut que je ne voie personne ?… C’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?… Hé bien, ça va être amusant !… Nous ne sortons jamais, déjà !… Nous vivons comme de vrais loups !…

  – Il n’est point question de cela, ma chérie… J’ai des amis… je leur dirai de venir…

  – Oui, je les connais, tes amis… je les vois d’ici !… des littérateurs, des artistes !… des gens qu’on ne comprend pas quand ils vous parlent… et qui nous emprunteront de l’argent !… Merci !…

  Je fus blessé, et répondis vivement :

  – Mes amis sont d’honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du talent… Tandis que ce crétin et cette sale fille !…

  – Assez, n’est-ce pas ! commanda Juliette… Tu veux ? c’est bien ! Je leur fermerai ma porte… Seulement, quand tu as exigé de vivre avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m’enterrer vivante… J’aurais vu ce que j’avais à faire…

  Elle se leva… Je ne pensai point à lui dire que c’était elle, au contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.

  – Juliette ! suppliai-je.

  – Eh bien, quoi ?

  – Tu es fâchée ?

  – Moi ? au contraire, je suis très contente…

  – Juliette !

  – Allons, laisse-moi… finis… tu me fais mal.

  Juliette me bouda toute la journée ; lorsque je lui adressais la parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d’articuler, d’une voix brève, des monosyllabes irritants. J’étais malheureux et colère ; j’eusse voulu l’embrasser et la battre, la couvrir de baisers et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je tentai de l’attendrir par des allures humbles, des regards repentants et douloureux ; son masque demeurait impitoyable, son front avait toujours cette barre d’ombre qui m’inquiétait. Le soir, couchée, elle prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée qu’un mur de pierre… De sourdes impatiences s’agitaient en moi, et je m’efforçais de les dompter. À mesure que la colère m’envahissait, ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus douce, plus suppliante.

 

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