Works of Honore De Balzac

Home > Literature > Works of Honore De Balzac > Page 1330
Works of Honore De Balzac Page 1330

by Honoré de Balzac


  Est-ce une injustice ? non. Semblables aux machines à vapeur, les hommes enrégimentés par le travail se produisent tous sous la même forme et n’ont rien d’individuel. L’homme-instrument est une sorte de zéro social, dont le plus grand nombre possible ne composera jamais une somme, s’il n’est précédé par quelques chiffres.

  Un laboureur, un maçon, un soldat, sont les fragments uniformes d’une même masse, les segments d’un même cercle, le même outil dont le manche est différent. Ils se couchent et se lèvent avec le soleil ; aux uns, le chant du coq ; à l’autre, la diane ; à celui-ci, une culotte de peau, deux aunes de drap bleu et des bottes ; à ceux-là, les premiers haillons trouvés ; à tous, les plus grossiers aliments : battre du plâtre ou battre des hommes, récolter des haricots ou des coups de sabre, tel est, en chaque saison, le texte de leurs efforts. Le travail semble être pour eux une énigme dont ils cherchent le mot jusqu’à leur dernier jour. Assez souvent le triste pensum de leur existence est récompensé par l’acquisition d’un petit banc de bois où ils s’asseyent à la porte d’une chaumière, sous un sureau poudreux, sans craindre de s’entendre dire par un laquais :

  « Allez-vous-en, bonhomme ! nous ne donnons aux pauvres que le lundi. »

  Pour tous ces malheureux, la vie est résolue par du pain dans la huche, et l’élégance, par un bahut où il y a des hardes.

  Le petit détaillant, le sous-lieutenant, le commis rédacteur, sont des types moins dégradés de la vie occupée ; mais leur existence est encore marquée au coin de la vulgarité. C’est toujours du travail et toujours le treuil : seulement, le mécanisme en est un peu plus compliqué, et l’intelligence s’y engrène avec parcimonie.

  Loin d’être un artiste, le tailleur se dessine toujours, dans la pensée de ces gens-là, sous la forme d’une impitoyable facture : ils abusent de l’institution des faux cols, se reprochent une fantaisie comme un vol fait à leurs créanciers, et, pour eux, une voiture est un fiacre dans les circonstances ordinaires, une remise les jours d’enterrement ou de mariage.

  S’ils ne thésaurisent pas comme les manouvriers, afin d’assurer à leur vieillesse le vivre et le couvert, l’espérance de leur vie d’abeille ne va guère au-delà : car c’est la possession d’une chambre bien froide, au quatrième, rue Boucherat ; puis une capote et des gants de percale écrue pour la femme ; un chapeau gris et une demi-tasse de café pour le mari ; l’éducation de Saint-Denis ou une demi-bourse pour les enfants, du bouilli persillé deux fois la semaine pour tous. Ni tout à fait zéros ni tout à fait chiffres, ces créatures-là sont peut-être des décimales.

  Dans cette cité dolente, la vie est résolue par une pension on quelques rentes sur le grand livre, et l’élégance par des draperies à franges, un lit à bateau et des flambeaux sous verre.

  Si nous montons encore quelques bâtons de l’échelle sociale, sur laquelle les gens occupés grimpent et se balancent comme des mousses dans les cordages d’un grand bâtiment, nous trouvons le médecin, le curé, l’avocat, le notaire, le petit magistrat, le gros négociant, le hobereau, le bureaucrate, l’officier supérieur, etc.

  Ces personnages sont des appareils merveilleusement perfectionnés, dont les pompes, les chaînes, les balanciers, dont tous les rouages, enfin, soigneusement polis, ajustés, huilés, accomplissent leurs révolutions sous d’honorables caparaçons brodés. Mais cette vie est toujours une vie de mouvement où les pensées ne sont encore ni libres ni largement fécondes. Ces messieurs ont à faire journellement un certain nombre de tours inscrits sur des agendas. Ces petits livres remplacent les chiens de cour qui les harcelaient naguère au collège, et leur remettent à toute heure en mémoire qu’ils sont les esclaves d’un être de raison mille fois plus capricieux, plus ingrat qu’un souverain.

  Quand ils arrivent à l’âge du repos, le sentiment de la fashion s’est oblitéré, le temps de l’élégance a fui sans retour. Aussi la voiture qui les promène est-elle à marchepieds saillants à plusieurs fins, ou décrépite comme celle du célèbre Portal. Chez eux, le préjugé du cachemire vit encore ; leurs femmes portent des rivières et des girandoles ; leur luxe est toujours une épargne ; dans leur maison, tout est cossu, et vous lisez au-dessus de la loge : « Parlez au suisse. » Si dans la somme sociale ils comptent comme chiffres, ce sont des unités.

  Pour les parvenus de cette classe, la vie est résolue par le titre de baron, et l’élégance par un grand chasseur bien emplumé ou par une loge à Feydeau.

  Là cesse la vie occupée. Le haut fonctionnaire, le prélat, le général, le grand propriétaire, le ministre, le valet et les princes sont dans la catégorie des oisifs et appartiennent à la vie élégante.

  Après avoir achevé cette triste autopsie du corps social, un philosophe éprouve tant de dégoût pour les préjugés qui amènent les hommes à passer les uns près des autres en s’évitant comme des couleuvres, qu’il a besoin de se dire : « Je ne construis pas à plaisir une nation, je l’accepte toute faite. »

  Cet aperçu de la société, prise en masse, doit aider à concevoir nos premiers aphorismes, que nous formulons ainsi :

  I

  Le but de la vie civilisée ou sauvage est le repos.

  II

  Le repos absolu produit le spleen.

  III

  La vie élégante est, dans une large acception du terme,

  l’art d’animer le repos.

  IV

  L’homme habitué au travail ne peut comprendre

  la vie élégante.

  V

  Corollaire. Pour être fashionable, il faut jouir du repos sans avoir passé par le travail : autrement, gagner un quaterne, être fils de millionnaire, prince, sinécuriste ou cumulard.

  De la vie d’artiste

  L’artiste est une exception : son oisiveté est un travail, et son travail un repos ; il est élégant et négligé tour à tour ; il revêt, à son gré, la blouse du laboureur, et décide du frac porté par l’homme à la mode ; il ne subit pas de lois : il les impose. Qu’il s’occupe à ne rien faire, ou médite un chef-d’œuvre, sans paraître occupé ; qu’il conduise un cheval avec un mors de bois, ou mène à grandes guides les quatre chevaux d’un britschka ; qu’il n’ait pas vingt-cinq centimes à lui, ou jette de l’or à pleines mains, il est toujours l’expression d’une grande pensée et domine la société.

  Quand M. Peel entra chez M. le vicomte de Chateaubriand, il se trouva dans un cabinet dont tous les meubles étaient en bois de chêne : le ministre trente fois millionnaire vit tout à coup les ameublements d’or ou d’argent massif qui encombrent l’Angleterre écrasés par cette simplicité.

  L’artiste est toujours grand. Il a une élégance et une vie à lui, parce que, chez lui, tout reflète son intelligence et sa gloire. Autant d’artistes, autant de vies caractérisées par des idées neuves. Chez eux, la fashion doit être sans force : ces êtres indomptés façonnent tout à leur guise. S’ils s’emparent d’un magot, c’est pour le transfigurer.

  De cette doctrine se déduit un aphorisme européen :

  VI

  Un artiste vit comme il veut, ou... Comme il peut.

  De la vie élégante

  Si nous omettions de définir ici la vie élégante, ce traité serait infirme. Un traité sans définition est comme un colonel amputé des deux jambes : il ne peut plus guère aller que cahin-caha. Définir, c’est abréger : abrégeons donc.

  Définitions.

  La vie élégante est la perfection de la vie extérieure et matérielle ;

  Ou bien :

  L’art de dépenser ses revenus en homme d’esprit ;

  Ou encore :

  La science qui nous apprend à ne rien faire comme les autres, en paraissant faire tout comme eux ;

  Mais mieux peut-être :

  Le développement de la grâce et du goût dans tout ce qui nous est propre et nous entoure ;

  Ou plus logiquement :

  Savoir se faire honneur de sa fortune.

  Selon notre honorable ami, E. de G..., ce serait :

  La noblesse
transportée dans les choses.

  D’après T.-P. Smith :

  La vie élégante est le principe fécondant de l’industrie.

  Suivant M. Jacotot, un traité sur la vie élégante est inutile, attendu qu’il se trouve tout entier dans Télémaque. (Voir la Constitution de Salente.)

  À entendre M. Cousin, ce serait, dans un ordre de pensées plus élevé : « L’exercice de la raison, nécessairement accompagné de celui des sens, de l’imagination et du cœur, qui, se mêlant aux institutions primitives, aux illuminations immédiates de l’animalisme, va teignant la vie de ses couleurs. » (Voyez page 44 du Cours de l’histoire de la Philosophie, si le mot vie élégante n’est pas véritablement celui de ce rébus.)

  Dans la doctrine de Saint-Simon :

  La vie élégante serait la plus grande maladie dont une société puisse être affligée, en partant de ce principe : « Une grande fortune est un vol. »

  Suivant Chodruc : elle est un tissu de frivolités et de billevesées.

  La vie élégante comporte bien toutes ces définitions subalternes, périphrases de notre aphorisme III ; mais elle renferme, selon nous, des questions plus importantes encore, et, pour rester fidèle à notre système d’abréviation, nous allons essayer de les développer.

  Un peuple de riches est un rêve politique impossible à réaliser. Une nation se compose nécessairement de gens qui produisent et de gens qui consomment. Comment celui qui sème, plante, arrose et récolte, est-il précisément celui qui mange le moins ? Ce résultat est un mystère assez facile à dévoiler, mais que bien des gens se plaisent à considérer comme une grande pensée providentielle. Nous en donnerons peut-être l’explication plus tard, en arrivant au terme de la voie suivie par l’humanité. Pour le moment, au risque d’être accusé d’aristocratie, nous dirons franchement qu’un homme placé au dernier rang de la société ne doit pas plus demander compte à Dieu de sa destinée qu’une huître de la sienne.

  Cette remarque, tout à la fois philosophique et chrétienne, tranchera sans doute la question aux yeux des gens qui méditent quelque peu les chartes constitutionnelles, et, comme nous ne parlons pas à d’autres, nous poursuivrons.

  Depuis que les sociétés existent, un gouvernement a donc toujours été nécessairement un contrat d’assurance conclu entre les riches contre les pauvres. La lutte intestine produite par ce prétendu partage à la Montgomery allume chez les hommes civilisés une passion générale pour la fortune, expression qui prototype toutes les ambitions particulières ; car du désir de ne pas appartenir à la classe souffrante et vexée dérivent la noblesse, l’aristocratie, les distinctions, les courtisans, les courtisanes, etc.

  Mais cette espèce de fièvre qui porte l’homme à voir partout des mâts de cocagne et à s’affliger de ne s’y être juché qu’au quart, au tiers ou à moitié, a forcément développé l’amour-propre outre mesure et engendré la vanité. Or, comme la vanité n’est que l’art de s’endimancher tous les jours, chaque homme a senti la nécessité d’avoir, comme un échantillon de sa puissance, un signe chargé d’instruire les passants de la place où il perche sur le grand mât de cocagne au sommet duquel les rois font leurs exercices. Et c’est ainsi que les armoiries, les livrées, les chaperons, les cheveux longs, les girouettes, les talons rouges, les mitres, les colombiers, le carreau à l’église et l’encens par le nez, les particules, les rubans, les diadèmes, les mouches, le rouge, les couronnes, les souliers à la poulaine, les mortiers, les simarres, le menu vair, l’écarlate, les éperons, etc., etc., étaient successivement devenus des signes matériels du plus ou moins de repos qu’un homme pouvait prendre, du plus ou moins de fantaisies qu’il avait le droit de satisfaire, du plus ou moins d’hommes, d’argent, de pensées, de labeurs, qu’il lui était possible de gaspiller. Alors, un passant distinguait, rien qu’à le voir, un oisif d’un travailleur, un chiffre d’un zéro.

  Tout à coup la Révolution, ayant pris d’une main puissante toute cette garde-robe inventée par quatorze siècles, et l’ayant réduite en papier-monnaie, amena follement un des plus grands malheurs qui puissent affliger une nation. Les gens occupés se lassèrent de travailler tout seuls ; ils se mirent en tête de partager la peine et le profit, par portions égales, avec de malheureux riches qui ne savaient rien faire, sinon se gaudir en leur oisiveté !...

  Le monde entier, spectateur de cette lutte, a vu ceux-là mêmes qui s’étaient le plus affolés de ce système le proscrire, le déclarer subversif, dangereux, incommode et absurde, sitôt que, de travailleurs, ils se furent métamorphosés en oisifs.

  Aussi, de ce moment, la société se reconstitua, se rebaronifia, se recomtifia, s’enrubanisa, et les plumes de coq furent chargées d’apprendre au pauvre peuple ce que les perles héraldiques lui disaient jadis : Vade retro, Satanas !... Arrière de nous, PÉKINS !... La France, pays éminemment philosophique, ayant expérimenté, par cette dernière tentative, l’utilité, la sécurité du vieux système d’après lequel se construisaient les nations, revint d’elle-même, grâce à quelques soldats, au principe en vertu duquel la Trinité a mis en ce bas monde des vallées et des montagnes, des chênes et des graminées.

  Et en l’an de grâce 1804, comme en l’an MCXX, il a été reconnu qu’il est infiniment agréable, pour un homme ou une femme, de se dire en regardant ses concitoyens : « Je suis au-dessus d’eux ; je les éclabousse, je les protège, je les gouverne, et chacun voit clairement que je les gouverne, les protège et les éclabousse ; car un homme qui éclabousse, protège ou gouverne les autres, parle, mange, marche, boit, dort, tousse, s’habille, s’amuse autrement que les gens éclaboussés, protégés et gouvernés. »

  Et la VIE ÉLÉGANTE a surgi !...

  Et elle s’est élancée, toute brillante, toute neuve, toute vieille, toute jeune, toute fière, toute pimpante, toute approuvée, corrigée, augmentée et ressuscitée par ce monologue merveilleusement moral, religieux, monarchique, littéraire, constitutionnel, égoïste : « J’éclabousse, je protège, je... », etc.

  Car les principes d’après lesquels se conduisent et vivent les gens qui ont du talent, du pouvoir ou de l’argent, ne ressembleront jamais à ceux de la vie vulgaire.

  Et personne ne veut être vulgaire !...

  La vie élégante est donc essentiellement la science des manières.

  Maintenant, la question nous semble suffisamment abrégée et aussi subtilement posée que si S. E. le comte Ravez s’était chargé de la proposer à la première Chambre septennale.

  Mais à quelle gent commence la vie élégante, et tous les oisifs sont-ils aptes à en suivre les principes ?

  Voici deux aphorismes qui doivent résoudre tous les doutes et servir de point de départ à nos observations fashionables :

  VII

  Pour la vie élégante, il n’y a d’être complet

  que le centaure, l’homme en tilbury.

  VIII

  Il ne suffit pas d’être devenu ou de naître riche pour mener une vie élégante : il faut en avoir le sentiment.

  « Ne fais pas le prince, a dit avant nous Solon, si tu n’as pas appris à l’être. »

  CHAPITRE II

  Du sentiment de la vie élégante

  La complète entente du progrès social peut seule produire le sentiment de la vie élégante. Cette manière de vivre n’est-elle pas l’expression des rapports et des besoins nouveaux créés par une jeune organisation déjà virile ? Pour s’en expliquer le sentiment et le voir adopté par tout le monde, il est donc nécessaire d’examiner ici l’enchaînement des causes qui ont fait éclore la vie élégante du mouvement même de notre révolution ; car autrefois elle n’existait pas.

  En effet, jadis le noble vivait à sa guise et restait toujours un être à part. Seulement, les façons du courtisan remplaçaient, au sein de ce peuple à talons rouges, les recherches de notre vie fashionable. Encore le ton de la cour n’a-t-il daté que de Catherine de Médicis. Ce furent nos deux reines italiennes qui importèrent en France les raffinements du luxe, la grâce des manières et les féeries de
la toilette. L’œuvre que commença Catherine, en introduisant l’étiquette (voir ses lettres à Charles IX), en entourant le trône de supériorités intellectuelles, fut continuée par les reines espagnoles, influence puissante qui rendit la cour de France arbitre et dépositaire des délicatesses inventées, tour à tour, et par les Maures et par l’Italie.

  Mais, jusqu’au règne de Louis XV, la différence qui distinguait le courtisan du noble ne se trahissait guère que par des pourpoints plus ou moins chers, par des bottines plus ou moins évasées, une fraise, une chevelure plus ou moins musquée, et par des mots plus ou moins neufs. Ce luxe, tout personnel, n’était jamais complété par un ensemble dans l’existence. Cent mille écus, profusément jetés dans un habillement, dans un équipage, suffisaient pour toute une vie. Puis un noble de province pouvait se mal vêtir et savoir élever un de ces édifices merveilleux, notre admiration d’aujourd’hui et le désespoir de nos fortunes modernes, tandis qu’un courtisan richement mis eût été fort embarrassé de recevoir deux femmes chez lui. Une salière de Benvenuto Cellini, achetée au prix de la rançon d’un roi, s’élevait souvent sur une table entourée de bancs.

  Enfin, si nous passons de la vie matérielle à la vie morale, un noble pouvait faire des dettes, vivre dans les cabarets, ne pas savoir écrire ou parler, être ignorant, stupide, prostituer son caractère, dire des niaiseries, il demeurait noble. Le bourreau et la loi le distinguaient encore de tous les exemplaires de Jacques Bonhomme (l’admirable type des gens occupés), en lui tranchant la tête, au lieu de le pendre. On eût dit le civis romanus en France : car, véritables esclaves, les Gaulois étaient devant lui comme s’ils n’existaient pas.

  Cette doctrine fut si bien comprise, qu’une femme de qualité s’habillait devant ses gens, comme s’ils eussent été des bœufs, et ne se déshonorait pas en chipant l’argent des bourgeois (voir la conversation de la duchesse de Tallard dans le dernier ouvrage de M. Barrière) ; que la comtesse d’Egmont ne croyait pas commettre d’infidélité en aimant un vilain ; que madame de Chaulnes affirmait qu’une duchesse n’avait pas d’âge pour un roturier, et que M. Joly de Fleury considérait logiquement les vingt millions de corvéables comme un accident dans l’État.

 

‹ Prev