XIX
La vie élégante étant un habile développement
de l’amour-propre, tout ce qui révèle trop fortement la vanité y produit un pléonasme.
Chose admirable !... Tous les principes généraux de la science ne sont que des corollaires du grand principe que nous avons proclamé ; car l’entretien et ses lois sont en quelque sorte la conséquence immédiate de l’unité.
Bien des personnes ont objecté l’énormité des dépenses nécessitées par nos despotiques aphorismes...
« Quelle fortune, nous a-t-on dit, pourrait suffire aux exigences de vos théories ?... Le lendemain du jour où une maison a été remeublée, retapissée, où une voiture a été restaurée, où la soie d’un boudoir a été changée, un fashionable ne vient-il pas insolemment appuyer sa tête pommadée sur une tenture ? Un homme en colère n’arrive-t-il pas exprès pour souiller un tapis ? Des maladroits n’accrochent-ils pas la voiture ? Et peut-on toujours empêcher les impertinents de franchir le seuil sacré du boudoir ? »
Ces réclamations, présentées avec l’art spécieux dont les femmes savent colorer toutes leurs défenses, ont été pulvérisées par cet aphorisme :
XX
Un homme de bonne compagnie ne se croit plus
le maître de toutes les choses qui, chez lui, doivent être mises
à la disposition des autres.
Un élégant ne dit pas tout à fait, comme le roi, notre voiture, notre palais, notre château, nos chevaux, mais il sait empreindre toutes ses actions de cette délicatesse royale ; heureuse métamorphose à l’aide de laquelle un homme semble convier à sa fortune tous ceux dont il s’entoure. Aussi cette noble doctrine implique-t-elle un autre axiome, non moins important que le précédent :
XXI
Admettre une personne chez vous, c’est la supposer digne d’habiter votre sphère.
Alors, les prétendus malheurs dont une petite maîtresse demanderait raison à nos dogmes absolus ne peuvent procéder que d’un défaut de tact impardonnable. Une maîtresse de maison peut-elle jamais se plaindre d’un manque d’égards ou de soin ? N’est-ce pas sa faute ? N’existe-t-il pas, pour les gens comme il faut, des signes maçonniques à la faveur desquels ils doivent se reconnaître ? En ne recevant dans son intimité que ses égaux, l’homme élégant n’a plus d’accidents à redouter ; s’il en survient, ce sont de ces coups du sort que personne n’est dispensé de subir. L’antichambre est une institution en Angleterre, où l’aristocratie a fait de si grands progrès : il est peu de maisons qui n’aient un parloir. Cette pièce est destinée à donner audience à tous les inférieurs. La distance plus ou moins grande qui sépare nos oisifs des hommes occupés est représentée par l’étiquette. Les philosophes, les frondeurs, les rieurs, qui se moquent des cérémonies, ne recevraient pas leur épicier, fût-il électeur de grand collège, avec les attentions dont ils entoureraient un marquis. Il ne s’ensuit pas que les fashionables méprisent les travailleurs : bien loin, ils ont pour eux une admirable formule de respect social : « Ce sont des gens estimables. »
Il est aussi maladroit à un élégant de se moquer de la classe industrielle que de tourmenter des mouches à miel, que de déranger un artiste qui travaille : cela est de mauvais ton.
Les salons appartiennent donc à ceux qui ont le pied élégant, comme les frégates à ceux qui ont le pied marin. Si vous n’avez pas refusé nos prolégomènes, il faut en accepter toutes les conséquences.
De cette doctrine dérive un aphorisme fondamental :
XXII
Dans la vie élégante, il n’existe plus de supériorité :
on y traite de puissance à puissance.
Un homme de bonne compagnie ne dit à personne : « J’ai l’honneur, etc. » Il n’est le très humble serviteur d’aucun homme.
Le sentiment des convenances dicte aujourd’hui de nouvelles formules, que les gens de goût savent approprier aux circonstances. Sous ce rapport, nous conseillons aux esprits stériles de consulter les Lettres de Montesquieu. Cet illustre écrivain a déployé une rare souplesse de talent dans la manière dont il termine ses moindres billets, en horreur de l’absurde monographie du « J’ai l’honneur d’être... »
Du moment que les gens de la vie élégante représentent les aristocraties naturelles d’un pays, ils se doivent réciproquement les égards de l’égalité la plus complète. Le talent, l’argent et la puissance donnant les mêmes droits, l’homme en apparence faible et dénué auquel vous adressez maladroitement un léger coup de tête sera bientôt au sommet de l’État, et celui que vous saluez obséquieusement va rentrer demain dans le néant de la fortune sans pouvoir.
Jusqu’ici, l’ensemble de nos dogmes a plutôt embrassé l’esprit que la forme des choses. Nous avons en quelque sorte présenté l’esthétique de la vie élégante. En recherchant les lois générales qui régissent les détails, nous avons été moins étonnés que surpris de découvrir une sorte de similitude entre les vrais principes de l’architecture et ceux qu’il nous reste à tracer. Alors, nous nous sommes demandé si, par hasard, la plupart des objets qui servent à la vie élégante n’étaient pas dans le domaine de l’architecture. Le vêtement, le lit, le coupé, sont des abris de la personne, comme la maison est le grand vêtement qui couvre l’homme et les choses à son usage. Il semble que nous ayons employé tout, jusqu’au langage, comme l’a dit M. de Talleyrand, pour cacher une vie, une pensée qui, malgré nos efforts, traverse tous les voiles.
Sans vouloir donner à cette règle plus d’importance qu’elle n’en mérite, nous consignerons ici quelques-unes de ces règles :
XXIII
L’élégance veut impérieusement que les moyens soient
appropriés au but.
De ce principe dérivent deux autres aphorismes qui en sont la conséquence immédiate.
XXIV
L’homme de goût doit toujours savoir réduire
le besoin au simple.
XXV
Il faut que chaque chose paraisse ce qu’elle est.
XXVI
La prodigalité des ornements nuit
à l’effet.
XXVII
L’ornement doit être mis en haut.
XXVIII
En toute chose, la multiplicité des couleurs
sera de mauvais goût.
Malgré la simplicité de ces lois, que plus d’un élégantologiste aurait peut-être mieux rédigées, déduites ou enchaînées, nous n’achèverons pas sans faire observer aux néophytes de la fashion que le bon goût ne résulte pas encore tant de la connaissance de ces règles que de leur application. Un homme doit pratiquer cette science avec l’aisance qu’il met à parler sa langue maternelle. Il est dangereux de balbutier dans le monde élégant. N’avez-vous pas souvent vu de ces demi-fashionables qui se fatiguent à courir après la grâce, sont gênés s’ils voient un pli de moins à leur chemise, et suent sang et eau pour arriver à une fausse correction, semblables à ces pauvres Anglais tirant à chaque mot leur pocket ? Souvenez-vous, pauvres crétins de la vie élégante, que de notre XXIVe aphorisme résulte essentiellement cet autre principe, votre condamnation éternelle :
XXIX
L’élégance travaillée est à la véritable élégance
ce qu’est une perruque à des cheveux.
Cette maxime implique, en conséquence sévère, le corollaire suivant :
XXX
Le dandysme est une hérésie de la vie élégante.
En effet, le dandysme est une affectation de la mode. En se faisant dandy, un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux, qui peut se poser sur un cheval ou sur un canapé, qui mord ou tette habituellement le bout d’une canne, mais un être pensant... jamais ! L’homme qui ne voit que la mode dans la mode est un sot. La vie élégante n’exclut ni la pensée ni la science : elle les consacre. Elle ne doit pas apprendre seulement à jouir du temps, mais à l’employer dans un ordre d’idées extrêmement élevé.
Puisque nous avons, en commençant cette troisième partie d
e notre traité, trouvé quelque similitude entre nos dogmes et ceux du christianisme, nous la terminerons en empruntant à la théologie des termes scolastiques propres à exprimer les résultats obtenus par ceux qui savent appliquer nos principes avec plus ou moins de bonheur.
Un homme nouveau se produit, ses équipages sont de bon goût ; il reçoit à merveille, ses gens ne sont pas grossiers ; il donne d’excellents dîners ; il est au courant de la mode, de la politique, des mots nouveaux, des usages éphémères ; il en crée même ; enfin, chez lui, tout a un caractère de confortabilisme exact. Il est en quelque sorte le méthodiste de l’élégance, et marche à la hauteur du siècle. Ni gracieux ni déplaisant, vous ne citerez jamais de lui un mot inconvenant, et il ne lui échappe aucun geste de mauvais ton... N’achevons pas cette peinture ; cet homme a la grâce suffisante.
Ne connaissons-nous pas tous un aimable égoïste qui possède le secret de nous parler de lui sans trop nous déplaire ? Chez lui, tout est gracieux, frais, recherché, poétique même. Il se fait envier. Tout en vous associant à ses jouissances, à son luxe, il semble craindre votre manque de fortune. Son obligeance, tout en discours, est une politesse perfectionnée. Pour lui, l’amitié n’est qu’un thème dont il connaît admirablement bien la richesse, et dont il mesure les modulations au diapason de chaque personne.
Sa vie est empreinte d’une personnalité perpétuelle, dont il obtient le pardon grâce à ses manières : artiste avec les artistes, vieux avec un vieillard, enfant avec les enfants, il séduit sans plaire, car il nous ment dans son intérêt et nous amuse par calcul. Il nous garde et nous câline parce qu’il s’ennuie, et, si nous nous apercevons aujourd’hui que nous avons été joués, demain nous irons encore nous faire tromper.. . Cet homme a la grâce essentielle.
Mais il est une personne dont la voix harmonieuse imprime au discours un charme également répandu dans ses manières. Elle sait et parler et se taire, s’occupe de vous avec délicatesse, ne manie que des sujets de conversation convenables ; ses mots sont heureusement choisis ; son langage est pur, sa raillerie caresse et sa critique ne blesse pas. Loin de contredire avec l’ignorante assurance d’un sot, elle semble chercher, en votre compagnie, le bon sens ou la vérité. Elle ne disserte pas plus qu’elle ne dispute ; elle se plaît à conduire une discussion qu’elle arrête à propos. D’humeur égale, son air est affable et riant. Sa politesse n’a rien de forcé, son empressement n’est point servile ; elle réduit le respect à n’être plus qu’une ombre douce ; elle ne vous fatigue jamais, et vous laisse satisfait d’elle et de vous. Entraîné dans sa sphère par une puissance inexplicable, vous retrouverez son esprit de bonne grâce empreint sur les choses dont elle s’environne ; tout y flatte la vue, et vous y respirez comme l’air d’une patrie. Dans l’intimité, cette personne vous séduit par un ton naïf. Elle est naturelle. Jamais d’effort, de luxe, d’affiche ; ses sentiments sont simplement rendus parce qu’ils sont vrais. Elle est franche, sans offenser aucun amour-propre. Elle accepte les hommes comme Dieu les a faits, pardonnant aux défauts et aux ridicules ; concevant tous les âges et ne s’irritant de rien, parce qu’elle a le tact de tout prévoir. Elle oblige avant de consoler, elle est tendre et gaie : aussi l’aimerez-vous irrésistiblement. Vous la prenez pour type et lui vouez un culte.
Cette personne à la grâce divine et concomitante.
Charles Nodier a su personnifier cet être idéal dans son Ondet, gracieuse figure à laquelle la magie du pinceau n’a pas nui. Mais ce n’est rien de lire la notice : il faut entendre Nodier lui-même racontant certaines particularités qui tiennent trop à la vie privée pour être écrites, et alors vous concevriez la puissance prestigieuse de ces créatures privilégiées...
Ce pouvoir magnétique est le grand but de la vie élégante. Nous devons tous essayer de nous en emparer ; mais la réussite est toujours difficile, car la cause du succès est dans une belle âme. Heureux ceux qui l’exercent ! il est si beau de voir tout nous sourire, et la nature et les hommes !...
Maintenant, les sommités sont entièrement parcourues : nous allons nous occuper des détails.
CHAPITRE IV
De la toilette dans toutes ses parties
« Croyez-vous qu’on puisse être homme de talent sans toutes ces niaiseries ?
— Oui, monsieur, mais vous serez un homme de talent plus ou moins aimable, bien ou mal élevé », répondit-elle.
Inconnus causant dans un salon.
Nous devons à M. Auger, jeune écrivain dont l’esprit philosophique a donné de graves aspects aux questions les plus frivoles de la mode, une pensée que nous transformerons en axiome :
XXXI
La toilette est l’expression de la société.
Cette maxime résume toutes nos doctrines et les contient si virtuellement, que rien ne peut plus être dit qui ne soit un développement plus ou moins heureux de ce savant aphorisme.
L’érudit, ou l’homme du monde élégant, qui voudrait rechercher, à chaque époque, les costumes d’un peuple, en ferait ainsi l’histoire la plus pittoresque et la plus nationalement vraie. Expliquer la longue chevelure des Francs, la tonsure des moines, les cheveux rasés du serf, les perruques de Popocambou, la poudre aristocratique et les titus de 1790, ne serait-ce pas raconter les principales révolutions de notre pays ? Demander l’origine des souliers à la poulaine, des aumônières, des chaperons, de la cocarde, des paniers, des vertugadins, des gants, des masques, du velours, c’est entraîner un modilogue dans l’effroyable dédale des lois somptuaires, et sur tous les champs de bataille où la civilisation a triomphé des mœurs grossières importées en Europe par la barbarie du Moyen ge. Si l’Église excommunia successivement les prêtres qui prirent des culottes et ceux qui les quittèrent pour des pantalons ; si la perruque des chanoines de Beauvais occupa jadis le Parlement de Paris pendant un demi-siècle, c’est que ces choses, futiles en apparence, représentaient ou des idées, ou des intérêts : soit le pied, soit le buste, soit la tête, vous verrez toujours un progrès social, un système rétrograde ou quelque lutte acharnée se formuler à l’aide d’une partie quelconque du vêtement. Tantôt la chaussure annonce un privilège ; tantôt le chaperon, le bonnet ou le chapeau signalent une révolution ; là, une broderie, ou une écharpe ; ici des rubans ou quelque ornement de paille expriment un parti : et alors vous appartenez aux croisés, aux protestants, aux Guise, à la Ligue, au Béarnais ou à la Fronde.
Avez-vous un bonnet vert ? vous êtes un homme sans honneur.
Avez-vous une roue jaune, en guise de crachat, à votre surcot ? allez, paria de la chrétienté !... Juif, rentre dans ton clapier à l’heure du couvre-feu, ou tu seras puni d’une amende.
Ah ! jeune fille, tu as des annels d’or, des colliers mirifiques et des pendants d’oreilles qui brillent comme tes yeux de feu !... Prends garde ! si le sergent de ville t’aperçoit, il te saisira et tu seras emprisonnée pour avoir ainsi dévalé par la ville, courant, folle de ton corps, à travers les rues, où tu fais étinceler les yeux des vieillards dont tu ruines les escarcelles !...
Avez-vous les mains blanches ?... vous êtes égorgé aux cris de : « Vive Jacques Bonhomme ! Mort aux seigneurs ! »
Avez-vous une croix de Saint-André ?... entrez sans crainte à Paris : Jean Sans-Peur y règne.
Portez-vous la cocarde tricolore ?... fuyez !... Marseille vous assassinerait, car les derniers canons de Waterloo nous ont craché la mort et les vieux Bourbons !
Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours le plus éloquent des styles, si elle n’était pas réellement tout l’homme, l’homme avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son existence, l’homme hiéroglyphé ? Aujourd’hui même encore, la vestignomonie est devenue presque une branche de l’art créé par Gall et Lavater. Quoique, maintenant, nous soyons à peu près tous habillés de la même manière, il est facile à l’observateur de retrouver dans une foule, au sein d’une assemblée, au théâtre, à la promenade, l’homme du Marais, du faubourg Saint-Germain, du pays Latin, de la Chaussée-d’Antin ; le prolétaire, le pro
priétaire, le consommateur et le producteur, l’avocat et le militaire, l’homme qui parle et l’homme qui agit.
Les intendants de nos armées ne reconnaissent pas les uniformes de nos régiments avec plus de promptitude que le physiologiste ne distingue les livrées imposées à l’homme par le luxe, le travail ou la misère.
Dressez là un porte-manteau, mettez-y des habits !...
Bien ! Pour peu que vous ne vous soyez pas promené comme un sot qui ne sait rien voir, vous devinerez le bureaucrate à cette flétrissure des manches, à cette large raie horizontale imprimée dans le dos par la chaise sur laquelle il s’appuie si souvent en pinçant sa prise de tabac ou en se reposant des fatigues de la fainéantise. Vous admirerez l’homme d’affaires dans l’enflure de la poche aux carnets ; le flâneur, dans la dislocation des goussets, où il met souvent ses mains ; le boutiquier, dans l’ouverture extraordinaire des poches, qui bâillent toujours, comme pour se plaindre d’être privées de leurs paquets habituels. Enfin, un collet plus ou moins propre, poudré, pommadé, usé ; des boutonnières plus ou moins flétries ; une basque pendante, la fermeté d’un bougran neuf, sont les diagnostics infaillibles des professions, des mœurs ou des habitudes. Voilà l’habit frais du dandy, l’elbeuf du rentier, la redingote courte du courtier marron, le frac à boutons d’or sablé du Lyonnais arriéré, ou le spencer crasseux d’un avare.
Brummel avait donc bien raison de regarder la TOILETTE comme le point culminant de la vie élégante ; car elle domine les opinions, elle les détermine, elle règne ! C’est peut-être un malheur, mais ainsi va le monde. Là où il y a beaucoup de sots, les sottises se perpétuent ; et certes, il faut bien reconnaître alors cette pensée pour axiome :
XXXII
L’incurie de la toilette est un suicide moral.
Mais, si la toilette est tout l’homme, elle est encore bien plus toute la femme. La moindre incorrection dans une parure peut faire reléguer une duchesse inconnue dans les derniers rangs de la société.
Works of Honore De Balzac Page 1332