Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie

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Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie Page 20

by MARTIN Pierre-Jean

même que ces aboiements avaient quelque chose de bizarre, comme ceux que le chien faisait entendre à l'orifice du puits de Granite-house.

  « Accostons, » dit-il.

  Et le Bonadventure vint raser d'aussi près que possible les rochers du littoral. Peut-être existait-il là quelque grotte qu'il convenait d'explorer? Mais Cyrus Smith ne vit rien, pas une caverne, pas une anfractuosité qui pût servir de retraite à un être quelconque, car le pied des roches baignait dans le ressac même des eaux. Bientôt les aboiements de Top cessèrent, et l'embarcation reprit sa distance à quelques encablures du littoral.

  Dans la portion nord-ouest de l'île, le rivage redevint plat et sablonneux. Quelques rares arbres se profilaient au-dessus d'une terre basse et marécageuse, que les colons avaient déjà entrevue, et, par un contraste violent avec l'autre côte si déserte, la vie se manifestait alors par la présence de myriades d'oiseaux aquatiques.

  Le soir, le Bonadventure mouilla dans un léger renfoncement du littoral, au nord de l'île, près de terre, tant les eaux étaient profondes en cet endroit. La nuit se passa paisiblement, car la brise s'éteignit, pour ainsi dire, avec les dernières lueurs du jour, et elle ne reprit qu'avec les premières nuances de l'aube.

  Comme il était facile d'accoster la terre, ce matin-là, les chasseurs attitrés de la colonie, c'est-à-dire Harbert et Gédéon Spilett, allèrent faire une promenade de deux heures et revinrent avec plusieurs chapelets de canards et de bécassines. Top avait fait merveille, et pas un gibier n'avait été perdu, grâce à son zèle et à son adresse.

  A huit heures du matin, le Bonadventure appareillait et filait très rapidement en s'élevant vers le cap Mandibule-Nord, car il avait vent arrière, et la brise tendait à fraîchir.

  « Du reste, dit Pencroff, je ne serais pas étonné qu'il se préparât quelque coup de vent d'ouest. Hier, le soleil s'est couché sur un horizon très rouge, et voici, ce matin, des « queues de chat » qui ne présagent rien de bon. »

  Ces queues de chat étaient des cyrrhus effilés, éparpillés au zénith, et dont la hauteur n'est jamais inférieure à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. On eût dit de légers morceaux de ouate, dont la présence annonce ordinairement quelque trouble prochain dans les éléments.

  « Eh bien, dit Cyrus Smith, portons autant de toile que nous en pouvons porter, et allons chercher refuge dans le golfe du Requin. Je pense que le Bonadventure y sera en sûreté.

  Parfaitement, répondit Pencroff, et, d'ailleurs, la côte nord n'est formée que de dunes peu intéressantes à considérer.

  Je ne serais pas fâché, ajouta l'ingénieur, de passer non seulement la nuit, mais encore la journée de demain dans cette baie, qui mérite d'être explorée avec soin.

  Je crois que nous y serons forcés, que nous le voulions ou non, répondit Pencroff, car l'horizon commence à devenir menaçant dans la partie de l'ouest. Voyez comme il s'encrasse!

  En tout cas, nous avons bon vent pour gagner le cap Mandibule, fit observer le reporter.

  Très bon vent, répondit le marin; mais pour entrer dans le golfe, il faudra louvoyer, et j'aimerais assez y voir clair dans ces parages que je ne connais pas!

  Parages qui doivent être semés d'écueils, ajouta Harbert, si nous en jugeons par ce que nous avons vu à la côte sud du golfe du Requin.

  Pencroff, dit alors Cyrus Smith, faites pour le mieux, nous nous en rapportons à vous.

  Soyez tranquille, monsieur Cyrus, répondit le marin, je ne m'exposerai pas sans nécessité! J'aimerais mieux un coup de couteau dans mes œuvres vives qu'un coup de roche dans celles de mon Bonadventure! »

  Ce que Pencroff appelait œuvres vives, c'était la partie immergée de la carène de son embarcation, et il y tenait plus qu'à sa propre peau !

  « Quelle heure est-il ? demanda Pencroff.

  Dix heures, répondit Gédéon Spilett.

  Et quelle distance avons-nous à parcourir jusqu'au cap, monsieur Cyrus?

  Environ quinze milles, répondit l'ingénieur.

  C'est l'affaire de deux heures et demie, dit alors le marin, et nous serons par le travers du cap entre midi et une heure. Malheureusement, la marée renversera à ce moment, et le jusant sortira du golfe. Je crains donc bien qu'il ne soit difficile d'y entrer, ayant vent et mer contre nous.

  D'autant plus que c'est aujourd'hui pleine lune, fit observer Harbert, et que ces marées d'avril sont très fortes.

  Eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne pouvez-vous mouiller à la pointe du cap?

  Mouiller près de terre, avec du mauvais temps en perspective! s'écria le marin. Y pensez-vous, monsieur Cyrus ? Ce serait vouloir se mettre volontairement à la côte !

  Alors, que ferez-vous?

  J'essayerai de tenir le large jusqu'au flot, c'est-à-dire jusqu'à sept heures du soir, et s'il fait encore un peu jour, je tenterai d'entrer dans le golfe; sinon, nous resterons à courir bord sur bord pendant toute la nuit, et nous entrerons demain au soleil levant.

  Je vous l'ai dit, Pencroff, nous nous en rapportons à vous, répondit Cyrus Smith.

  Ah! fit Pencroff, s'il y avait seulement un phare sur cette côte, ce serait plus commode pour les navigateurs!

  Oui, répondit Harbert, et cette fois-ci, nous n'aurons pas d'ingénieur complaisant qui nous allume un feu pour nous guider au port!

  Tiens, au fait, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett, nous ne vous avons jamais remercié; mais franchement, sans ce feu, nous n'aurions jamais pu atteindre...

  Un feu?... demanda Cyrus Smith, très étonné des paroles du reporter.

  Nous voulons dire, monsieur Cyrus, répondit Pencroff, que nous avons été très embarrassés à bord du Bonadventure, pendant les dernières heures qui ont précédé notre retour, et que nous aurions passé sous le vent de l'île, sans la précaution que vous avez prise d'allumer un feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, sur le plateau de Granite-house.

  Oui, oui!... C'est une heureuse idée que j'ai eue là! répondit l'ingénieur.

  Et cette fois, ajouta le marin, à moins que la pensée n'en vienne à Ayrton, il n'y aura personne pour nous rendre ce petit service !

  Non ! Personne ! » Répondit Cyrus Smith.

  Et quelques instants après, se trouvant seul à l'avant de l'embarcation avec le reporter, l'ingénieur se penchait à son oreille et lui disait :

  « S'il est une chose certaine en ce monde, Spilett, c'est que je n'ai jamais allumé de feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, ni sur le plateau de Granite-house, ni en aucune autre partie de l'île ! »

  CHAPITRE VINGTIÈME

  Les choses se passèrent ainsi que l'avait prévu Pencroff, car ses pressentiments ne pouvaient tromper. Le vent vint à fraîchir, et, de bonne brise, il passa à l'état de coup de vent, c'est-à-dire qu'il acquit une vitesse de quarante à quarante-cinq milles1 à l'heure, et qu'un bâtiment en pleine mer eût été au bas ris, avec ses perroquets calés. Or, comme il était environ six heures quand le Bonadventure fut par le travers du golfe, et qu'en ce moment le jusant se faisait sentir, il fut impossible d'y entrer. Force fut donc de tenir le large, car, lors même qu'il l'aurait voulu, Pencroff n'eût pas même pu atteindre l'embouchure de la Mercy. Donc, après avoir installé son foc au grand mât en guise de tourmentin, il attendit, en présentant le cap à terre.

  Très heureusement, si le vent fut très fort, la mer, couverte par la côte, ne grossit pas extrêmement. On n'eut donc pas à redouter les coups de lame, qui sont un grand danger pour les petites embarcations. Le Bonadventure n'aurait pas chaviré, sans doute, car il était bien lesté; mais d'énormes paquets d'eau, tombant à bord, auraient pu le compromettre, si les panneaux n'avaient pas résisté. Pencroff, en habile marin, para à tout événement. Certes I il avait une confiance extrême dans son embarcation, mais il n'en attendit pas moins le jour avec une certaine anxiété.

  Pendant cette nuit, Cyrus Smith et Gédéon Spilett n'eurent pas l'occasion de causer ensemble, et cependant la phrase prononcée à l'oreille du reporter par l'ingénieur valait bien que l'on discutât encore une fois cette mystéri
euse influence qui semblait régner sur l'île Lincoln. Gédéon Spilett ne cessa de songer à ce nouvel et inexplicable incident, à cette apparition d'un feu sur la côte de l'île. Ce feu, il l'avait bien réellement vu! Ses compagnons, Harbert et Pencroff, l'avaient vu comme lui! Ce feu leur avait servi à reconnaître la situation de l'île pendant cette nuit sombre, et ils ne pouvaient douter que ce ne fût la main de l'ingénieur qui l'eût allumé, et voilà que Cyrus Smith déclarait formellement qu'il n'avait rien fait de tel!

  Gédéon Spilett se promit de revenir sur cet incident, dès que le Bonadventure serait de retour, et de pousser Cyrus Smith à mettre ses compagnons au courant de ces faits étranges. Peut-être se déciderait-on alors à faire, en commun, une investigation complète de toutes les parties de l'île Lincoln.

  Quoi qu'il en soit, ce soir-là aucun feu ne s'alluma sur ces rivages, inconnus encore, qui formaient l'entrée du golfe, et la petite embarcation continua de se tenir au large pendant toute la nuit.

  Quand les premières lueurs de l'aube se dessinèrent sur l'horizon de l'est, le vent, qui avait légèrement calmi, tourna de deux quarts et permit à Pencroff d'embouquer plus facilement l'étroite entrée du golfe. Vers sept heures du matin, le Bonadventure, après avoir laissé porter sur le cap Mandibule-Nord, entrait prudemment dans la passe et se hasardait sur ces eaux, enfermées dans le plus étrange cadre de laves.

  « Voilà, dit Pencroff, un bout de mer qui ferait

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