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Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie

Page 58

by MARTIN Pierre-Jean

son oxygène eût été en partie brûlé et qu'il fût devenu impropre à la respiration. Tous les cents pas, il fallait s'arrêter et reprendre haleine. Il était donc plus de dix heures, quand l'ingénieur et son compagnon atteignirent la crête de cet énorme entassement de roches basaltiques et porphyritiques qui formait la côte nord-ouest de l'île.

  Ayrton et Cyrus Smith commencèrent à descendre cette côte abrupte, en suivant à peu près le chemin détestable qui, pendant cette nuit d'orage, les avait conduits à la crypte Dakkar. En plein jour, cette descente fut moins périlleuse, et, d'ailleurs, la couche de cendres, recouvrant le poli des roches, permettait d'assurer plus solidement le pied sur leurs surfaces déclives.

  L'épaulement qui prolongeait le rivage, à une hauteur de quarante pieds environ, fut bientôt atteint. Cyrus Smith se rappelait que cet épaulement s'abaissait par une pente douce, jusqu'au niveau de la mer. Quoique la marée fût basse en ce moment, aucune grève ne découvrait, et les lames, salies par la poussière volcanique, venaient directement battre les basaltes du littoral.

  Cyrus Smith et Ayrton retrouvèrent sans peine l'ouverture de la crypte Dakkar, et ils s'arrêtèrent sous la dernière roche, qui formait le palier inférieur de l'épaulement.

  « Le canot de tôle doit être là ? dit l'ingénieur.

  Il y est, monsieur Smith, répondit Ayrton, attirant à lui la légère embarcation, qui était abritée sous la voussure de l'arcade.

  Embarquons, Ayrton. »

  Les deux colons s'embarquèrent dans le canot. Une légère ondulation des lames l'engagea plus profondément sous le cintre très surbaissé de la crypte, et là, Ayrton, après avoir battu le briquet, alluma le fanal. Puis, il saisit les deux avirons, et le fanal ayant été posé sur l'étrave du canot, de manière à projeter ses rayons en avant, Cyrus Smith prit la barre et se dirigea au milieu des ténèbres de la crypte.

  Le Nautilus n'était plus là pour embraser de ses feux cette sombre caverne. Peut-être l'irradiation électrique, toujours nourrie par son foyer puissant, se propageait-elle encore au fond des eaux, mais aucun éclat ne sortait de l'abîme, où reposait le capitaine Nemo.

  La lumière du fanal, quoique insuffisante, permit cependant à l'ingénieur de s'avancer, en suivant la paroi de droite de la crypte. Un silence sépulcral régnait sous cette voûte, du moins, dans sa portion antérieure, car bientôt Cyrus Smith entendit distinctement les grondements qui se dégageaient des entrailles de la montagne.

  « C'est le volcan, » dit-il.

  Bientôt, avec ce bruit, les combinaisons chimiques se trahirent par une vive odeur, et des vapeurs sulfureuses saisirent à la gorge l'ingénieur et son compagnon.

  « Voilà ce que craignait le capitaine Nemo! murmura Cyrus Smith, dont la figure pâlit légèrement. Il faut pourtant aller jusqu'au bout.

  Allons! » Répondit Ayrton, qui se courba sur ses avirons et poussa le canot vers le chevet de la crypte.

  Vingt-cinq minutes après avoir franchi l'ouverture, le canot arrivait à la paroi terminale et s'arrêtait.

  Cyrus Smith, montant alors sur son banc, promena le fanal sur les diverses parties de la paroi, qui séparait la crypte de la cheminée centrale du volcan. Quelle était l'épaisseur de cette paroi? Etait-elle de cent pieds ou de dix ? On n'eût pu le dire. Mais les bruits souterrains étaient trop perceptibles pour qu'elle fût bien épaisse.

  L'ingénieur, après avoir exploré la muraille suivant une ligne horizontale, fixa le fanal à l'extrémité d'un aviron, et il le promena de nouveau à une plus grande hauteur sur la paroi basaltique.

  Là, par des fentes à peine visibles, à travers les prismes mal joints, transpirait une fumée acre, qui infectait l'atmosphère de la caverne. Des fractures zébraient la muraille, et quelques-unes, plus vivement dessinées, s'abaissaient jusqu'à deux ou trois pieds seulement des eaux de la crypte.

  Cyrus Smith resta d'abord pensif. Puis, il murmura encore ces paroles :

  « Oui! Le capitaine avait raison! Là est le danger, et un danger terrible! »

  Ayrton ne dit rien, mais, sur un signe de Cyrus Smith, il reprit ses avirons, et, une demi-heure après, l'ingénieur et lui sortaient de la crypte de Dakkar.

  CHAPITRE TRENTE NEUF

  Le lendemain matin, 8 janvier, après une journée et une nuit passées au corral, toutes choses étant en état, Cyrus Smith et Ayrton rentraient à Granite-house.

  Aussitôt, l'ingénieur rassembla ses compagnons, et il leur apprit que l'île Lincoln courait un immense danger, qu'aucune puissance humaine ne pouvait conjurer.

  « Mes amis, dit-il, et sa voix décelait une émotion profonde, l'île Lincoln n'est pas de celles qui doivent durer autant que le globe lui-même. Elle est vouée à une destruction plus ou moins prochaine, dont la cause est en elle, et à laquelle rien ne pourra la soustraire! »

  Les colons se regardèrent et regardèrent l'ingénieur. Ils ne pouvaient le comprendre.

  « Expliquez-vous, Cyrus! dit Gédéon Spilett.

  Je m'explique, répondit Cyrus Smith, ou plutôt, je ne ferai que vous transmettre l'explication que, pendant nos quelques minutes d'entretien secret, m'a donnée le capitaine Nemo.

  Le capitaine Nemo! s'écrièrent les colons.

  Oui, et c'est le dernier service qu'il a voulu nous rendre avant de mourir!

  Le dernier service! s'écria Pencroff! Le dernier service! Vous verrez que, tout mort qu'il est, il nous en rendra d'autres encore!

  Mais que vous a dit le capitaine Nemo ? demanda le reporter.

  Sachez-le donc, mes amis, répondit l'ingénieur. L'île Lincoln n'est pas dans les conditions où sont les autres îles du Pacifique, et une disposition particulière que m'a fait connaître le capitaine Nemo doit amener tôt ou tard la dislocation de sa charpente sous-marine.

  Une dislocation! L’île Lincoln ! Allons donc! s'écria Pencroff, qui, malgré tout le respect qu'il avait pour Cyrus Smith, ne put s'empêcher de hausser les épaules.

  Ecoutez-moi, Pencroff, reprit l'ingénieur. Voici ce qu'avait constaté le capitaine Nemo, et ce que j'ai constaté moi-même, hier, pendant l'exploration que j'ai faite à la crypte Dakkar. Cette crypte se prolonge sous l'île jusqu'au volcan, et elle n'est séparée de la cheminée centrale que par la paroi qui en ferme le chevet. Or, cette paroi est sillonnée de fractures et de fentes qui laissent déjà passer les gaz sulfureux développés à l'intérieur du volcan.

  Eh bien ? demanda Pencroff, dont le front se plissait violemment.

  Eh bien, j'ai reconnu que ces fractures s'agrandissaient sous la pression intérieure, que la muraille de basalte se fendait peu à peu, et que, dans un temps plus ou moins court, elle livrerait passage aux eaux de la mer dont la caverne est remplie.

  Bon! répliqua Pencroff, qui essaya de plaisanter encore une fois. La mer éteindra le volcan, et tout sera fini!

  Oui, tout sera fini! répondit Cyrus Smith. Le jour où la mer se précipitera à travers la paroi et pénétrera par la cheminée centrale jusque dans les entrailles de l'île, où bouillonnent les matières éruptives, ce jour-là, Pencroff, l'île Lincoln sautera comme sauterait la Sicile si la Méditerranée se précipitait dans l'Etna!

  Les colons ne répondirent rien à cette phrase si affirmative de l'ingénieur. Ils avaient compris quel danger les menaçait.

  Il faut dire, d'ailleurs, que Cyrus Smith n'exagérait en aucune façon. Bien des gens ont déjà eu l'idée qu'on pourrait peut-être éteindre les volcans, qui, presque tous, s'élèvent sur les bords de la mer ou des lacs, en ouvrant passage à leurs eaux. Mais ils ne savaient pas qu'on se fût exposé ainsi à faire sauter une partie du globe, comme une chaudière dont la vapeur est subitement tendue par un coup de feu. L'eau, se précipitant dans un milieu clos dont la température peut être évaluée à des milliers de degrés, se vaporiserait avec une si soudaine énergie, qu'aucune enveloppe n'y pourrait résister.

  Il n'était donc pas douteux que l'île, menacée d'une dislocation effroyable et prochaine, ne durerait que tant que la paroi de la crypte Dakkar durerait elle-même. Ce n'était même pas une question de
mois, ni de semaines, mais une question de jours, d'heures peut-être !

  Le premier sentiment des colons fut une douleur profonde! Ils ne songèrent pas au péril qui les menaçait directement, mais à la destruction de ce sol qui leur avait donné asile, de cette île qu'ils avaient fécondée, de cette île qu'ils aimaient, qu'ils voulaient rendre si florissante un jour! Tant de fatigues inutilement dépensées, tant de travaux perdus!

  Pencroff ne put retenir une grosse larme qui glissa sur sa joue, et qu'il ne chercha point à cacher.

  La conversation continua pendant quelque temps encore. Les chances auxquelles les colons pouvaient encore se rattacher furent discutées; mais, pour conclure, on reconnut qu'il n'y avait pas une heure à perdre, que la construction et l'aménagement du navire devaient être poussés avec une prodigieuse activité, et que là, maintenant, était la seule chance de salut pour les habitants de l'île Lincoln!

  Tous les bras furent donc requis. A quoi eût servi désormais de moissonner, de récolter, de chasser, d'accroître les réserves de Granite-house? Ce que contenaient encore le magasin et les offices suffirait, et au-delà, à approvisionner le navire pour une traversée, si longue qu'elle pût être! Ce qu'il fallait, c'était qu'il fût à la disposition des colons avant l'accomplissement de l'inévitable catastrophe.

  Les travaux furent repris avec une fiévreuse ardeur. Vers le 23 janvier, le navire était à demi bordé. Jusqu'alors,

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