Opération bague au doigt
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2 Roberta Simmons : quarante ans et des poussières, mariée, deux enfants parfaits.
3 Doreen Sikorsky : c’est un peu « le point d’interrogation ». Une histoire passée un peu floue qui s’est conclue, semble-t-il, par un divorce… Et une âme de conspiratrice qui fait que je me méfie beaucoup de la plupart des choses qu’elle dit.
Quand j’arrive, seules Michelle et Doreen sont à leur poste, et comme Doreen est au téléphone, j’en profite pour me confier à Michelle. Cette fille est un résumé de tout ce que ma mère aime en ce bas monde. Elle est née à Brooklyn, s’est mariée à vingt-trois ans et possède une maison avec trois chambres à Marine Park.
— Où est Roberta ?
J’aimerais bien avoir son avis, car sa vie est plus proche de celle à laquelle j’aspire. Ne serait-ce que parce qu’elle habite à Manhattan.
— Elle est aux toilettes, comme d’habitude, dit Michelle avec un sourire un peu crispé. Je me demande ce qu’elle peut manger !
Doreen vient de raccrocher juste à temps pour s’immiscer dans la conversation.
— Tout le monde ne peut pas être boulimique. Alors, DiFranco, quoi de neuf ?
Je soupire. Ces filles, on travaille volontiers avec quand on accepte quinze dollars cinquante à l’heure comme salaire de départ. Je ferais peut-être mieux de garder mon dilemme pour moi…
Voici Roberta qui réapparaît. Fidèle à elle-même, c’est-à-dire bien dans sa peau et solide comme un roc. C'est peut-être sa coupe de cheveux — les femmes aux cheveux courts ont toujours l’air plus futées et plus responsables. Elle a les traits fins, un côté un peu lutin et de grands yeux bleus. Ou alors c’est sa tenue — un pantalon camel très chic et un T-shirt noir bien coupé. Merci, Lee & Laurie !
Roberta s’assied à son poste de travail et me fait un petit signe avant de remettre ses écouteurs sur les oreilles. Je m’empresse de l’imiter. Juste au moment où je suis sur le point de mettre mon dilemme sur le tapis, un long signal d’appel retentit à mon oreille : mon premier client de la journée. En réprimant un soupir, j’attaque les premières phrases de l’argumentaire qu’on nous a appris au cours de nos sessions de formation.
— Merci d’avoir appelé Lee & Laurie Catalogue, le style décontracté à votre portée. Je m’appelle Angela. Que puis-je faire pour votre service ?
Heureusement, l’appel ne dure pas longtemps. C’est une femme qui a trouvé très à son goût le nouveau T-shirt avec le col ras du cou présenté par une déesse blonde en page 74 du catalogue. Elle veut commander ce modèle dans tous les coloris. J’entre dans mon ordi toutes les données, je la remercie et j’appuie sur la touche fin d’appel de mon casque.
Je fais un quart de tour sur ma chaise pour me retrouver face à mes copines de box.
— J’ai quelque chose à vous dire.
Roberta et Michelle m’observent avec intérêt tandis que Doreen expédie son client pour se dépêcher de raccrocher.
— Kirk va voir ses parents ce week-end. Sans moi.
Je scrute les visages des trois femmes pour voir leur réaction.
Michelle demande :
— As-tu déjà rencontré ses parents ?
— Non.
Je note que Roberta a plissé le front en entendant ma réponse.
— Il faut rompre avec lui, affirme Doreen, catégorique.
Je lance des regards désespérés vers Roberta, mais elle a déjà pris un nouvel appel. Michelle fait signe à Doreen de ne pas insister.
— Ne l’écoute pas.
Ses yeux brun foncé me dévisagent.
— Une question, Angie. Depuis combien de temps êtes-vous ensemble ?
— Un an et huit mois.
— Ça fait un bail, pas vrai ? Mmm…
Les yeux de Michelle délicatement soulignés d’un trait de crayon deviennent pensifs.
— Tu n’as pas envie de te marier avec ce mec. Ni avec aucun autre, d’ailleurs. Crois-moi !
Roberta est toujours au téléphone, et sans doute pour un bon moment si j’en juge à sa façon de taper comme une malade sur son clavier.
Doreen repart à l’attaque.
— Ce genre de mec ne te donnera jamais ce dont tu as besoin.
— Tout dépend de ce qu’elle veut… Angie, qu’attends-tu de lui au juste ?
Allez savoir pourquoi, sa question me plonge dans un abîme de perplexité. C’est vrai, ça, qu’est-ce que j’attends de Kirk ?
Je lis sur le visage de Michelle tous les espoirs et les rêves incarnés par « la célibataire mal dans sa peau ». C'est alors que je me souviens de cette robe de mariée… et de mon orgasme explosif. Il me paraît évident que je crève d’envie de me marier. Et pourquoi en serait-il autrement ? J’adore l’idée de revenir chez moi soir après soir pour retrouver l’homme que j’aime, d’avoir une épaule solide sur laquelle m’appuyer pour traverser les moments difficiles. Je veux partager ma vie avec un homme, toute ma vie. Pas seulement deux ou trois ans, juste pour le plaisir d’en parler avec les copines plus tard, autour d’un pot. Comme c’est souvent le cas lorsque je suis avec Josh ou Randy.
En détaillant Michelle — sa coiffure impeccable, son jean élégant —, je commence à entrevoir autre chose.
Ce dont j’ai aussi besoin, c’est l’apport d’un autre salaire. Et je ne vois aucune honte à ça. Vivre à New York avec le misérable salaire d’un travail à temps partiel et ce que me rapporte mon éminente prestation dans Réveil tonique, ce n’est pas une promenade de santé !
Je n’ai pas dit que je n’aimais pas Kirk. Je l’aime. C'est une raison de plus pour que nous mettions tout en commun : nos revenus, nos factures de téléphone et, plus important encore, nos loyers. Je repense à l’appartement encombré de canapés que je partage avec Justin…
— Je veux me marier avec lui, bien sûr.
J’ai dit ça comme si la réponse était évidente.
Pour Michelle, qui a imaginé et planifié son mariage avec Frankie Delgrosso depuis l’âge de dix-huit ans, non seulement c’est évident, mais ça s’arrose ! Son mari dirige, avec son père naturellement, la société Kings County Cadillac, à Brooklyn.
Michelle se met à hurler à qui veut l’entendre : « Angela va se marier », avant de reprendre son ton lénifiant. « Merci d’avoir appelé Lee & Laurie Catalogue, le style décontracté à votre portée… »
Roberta, qui en a enfin terminé avec son correspondant, pivote à son tour vers moi.
— Tu te maries ? Avec Kirk ?
— Bien sûr ! dis-je en riant.
Avec qui d’autre ?
Bip bip.
— Merci d’avoir appelé Lee & Laurie Catalogue, le style décontracté à votre portée. Je m’appelle Angela. Que puis-je faire pour votre service ?
Je tourne le dos à Roberta, qui semble assez perplexe, pour essayer de me concentrer sur la question de ma cliente. C'est une histoire de taille de pantalon, le modèle pour femmes menues que nous venons de sortir dans notre collection d’automne. Tout en essayant de guider la pauvre femme sur le choix d’un pantalon mieux adapté à sa morphologie (très particulière, je dois dire…), je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi Roberta a fait cette tête. L'idée que Kirk et moi puissions nous marier lui paraît-elle si saugrenue ?
Frustrée d’être obligée de tenir le crachoir à une cliente qui m’oblige à feuilleter depuis quatre bonnes minutes toutes les pages du catalogue, et qui rejette systématiquement mes conseils, je finis par aboyer au téléphone :
— Avez-vous envisagé quelque chose avec une taille qui puisse se régler à volonté ?
La femme me répond à peu près sur le même ton et, prenant la mouche, raccroche brutalement. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas une de ces « clientes mystères » qui appellent à l’initiative du département qualité de la boîte pour contrôler notre travail !
Je me tourne de nouveau vers Roberta.
— Il y a un problème avec Kirk ?
Je scrute son visage, guettant sa réaction. Après tout, elle a fait la connaissance de Kir
k à l’occasion de sa brève mission à Lee & Laurie. Elle a été témoin de notre premier flirt, puis de la naissance de notre histoire d’amour et de nos premiers rendez-vous. Elle nous a vus nous installer dans notre vie de couple. Si quelque chose lui pose problème, j’ai besoin de savoir.
— Pas du tout. Je l’aime beaucoup.
— Alors ?
— Je suis simplement surprise, c’est tout. Je ne pensais pas que vous alliez dans cette direction.
— C'est bien ça, le problème. Kirk ne va pas dans cette direction.
— Certains hommes ont besoin d’un petit coup de pouce, intervient Michelle. Il faut desserrer un peu le couvercle (elle recommence avec sa fameuse théorie !). Tu sais, Frankie était loin de penser au mariage quand j’ai commencé à lui faire faire le tour de toutes les bijouteries pour regarder les bagues. Et avant même d’avoir compris ce qui lui arrivait, il avait déjà sorti sa carte de crédit !
Elle part d’un petit rire malicieux.
— Mon Dieu ! se contente de dire Doreen.
Roberta prend le relais.
— Mais toi, qu’est-ce qui t’a décidée à prendre cette direction?
Sa question m’embarrasse terriblement. Je n’ai même pas réussi à confier mon secret à Grace, à lui parler de mon orgasme lié à mon fantasme de mariage… Pourtant, c’est ma meilleure amie.
— J’ai trente et un ans, il serait peut-être temps d’y penser, non ?
— Nous y voilà, lance Roberta d’un air entendu. Cette bonne vieille horloge biologique ! C’est bien ça, n’est-ce pas ? Ça me paraît logique. Moi, quand j’ai eu trente ans, j’étais obsédée par l’idée d’avoir mon premier enfant.
Mais c’est pas vrai, ça ! Qui a parlé d’enfants ? D’accord, ils sont mignons, mais de grâce, une seule chose à la fois.
— Non, ce n’est pas ça. Ce qui me gêne, c’est de ne pas être prise au sérieux.
En fait, Roberta ne m’a même pas écoutée. Elle nous ressort une histoire que nous avons déjà entendue un bon millier de fois : ses problèmes pour apprendre à sa fille à aller sur le pot. Comme la fille en question vient de fêter ses treize ans, elle n’apprécierait sans doute pas que sa mère s’appesantisse sur cet épisode de son existence. Heureusement, un nouveau coup de fil nous sauve la mise juste au moment où Roberta allait entrer dans les détails. Bon, ce n’est pas de son côté que je vais trouver de l’aide !
Michelle vient de raccrocher.
— Tu veux vraiment être prise au sérieux ? Je vais te dire comment faire.
Elle se penche en avant et me chuchote :
— Prends une pause.
— Impossible. Je viens d’arriver.
Je ne me suis même pas rendu compte que je parlais à voix basse, moi aussi. Elle insiste :
— Nous n’avons pas beaucoup d’appels. Allez, vas-y.
Puis elle s’adosse de nouveau à sa chaise.
— Tu sais, Roberta, tout ce temps que tu passes aux toilettes m’a donné des idées. Maintenant, c’est mon tour.
Elle met son téléphone en stand-by et enlève ses écouteurs en me lançant un regard explicite.
Je l’imite en disant à qui veut bien l’entendre.
— Attends-moi. J’y vais aussi.
— Vous ne pouvez pas prendre votre pause en même temps, proteste Doreen.
Mais elle change aussitôt de ton pour répondre d’une voix courtoise : « Je vous remercie d’avoir appelé… »
Je me sens vaguement coupable de laisser Doreen et Roberta jongler avec tous les appels entrants de notre division, mais j’ai sacrément besoin qu’on m’aide. Et je suis certaine que Michelle va me donner un coup de main, à en juger le balancement décidé de son ensemble Calvin Klein tandis qu’elle traverse le bureau, franchit les doubles portes qui séparent le service clients du reste du monde — celui de Lee & Laurie Catalogue — et se dirige vers la batterie d’ascenseurs.
— Sortons une minute. Ça me permettra d’en fumer une.
Me voilà à la merci de Michelle, à présent. Ce qui renforce mon sentiment de culpabilité. Nous descendons les onze étages qui nous séparent de la rue. Dehors, il fait une chaleur pas possible. Nous sommes en été…
Le temps de poser le pied sur le parvis en béton, Michelle s’est déjà allumé une Virginia Slims et tire sur sa cigarette avec délectation. Puis elle me tend le paquet de sa main soigneusement manucurée.
— Tu en veux une ?
— Je veux bien.
J’avais pourtant arrêté de fumer, enfin presque, juste après la mort de mon père, il y a quatre ans. C'est un cancer qui l’a emporté. Mais quand je ne vais pas bien, il m’arrive d’avoir encore besoin de nicotine.
— Bon, parlons peu, parlons bien. Se marier est un jeu. Si tu y tiens vraiment, tu dois te plier aux règles, bordel !
Je tique un peu comme chaque fois que Michelle nous sort un juron. Ce qui est assez fréquent, surtout lorsqu’elle aborde son sujet favori : les hommes.
— Un jeu ?
— Rappelle-toi l’histoire du couvercle. Pour le dévisser, il faut plus d’une nuit…
— Ton histoire du couvercle, excuse-moi, mais c’est une théorie à la con, dis-je en tirant une nouvelle fois sur ma cigarette avant de la jeter par terre.
— Une théorie à la con, hein ? Tu vas voir… Tu te rappelles qui était la petite amie de Frankie avant que je mette la main sur lui ?
— Oui, bien sûr. Rosanna Cuzio. Mais c’était au lycée. Plus personne n’épouse son amour de jeunesse…
— Mais Rosanna était la reine de la promo, Angie. C’est pas rien, ça, la reine de la promo ! Ils sont sortis ensemble pendant quatre ans, bordel. Et voilà qu’au moment où elle choisit son service de table, il la plaque ! Oui, il la plaque. Quelques mois après, Frankie commence à sortir avec moi. Et deux ans plus tard, hop là, voilà le résultat !
Elle me flanque sa main gauche sous le nez, une main couverte de bagues en or. L’une d’elles arbore un diamant d’un carat et demi taillé en émeraude…
Je dois dire qu’à la vue de cette bague, je sens ma volonté faiblir. Mais le souvenir de Susan, l’ex de Kirk, me rappelle à l’ordre. Elle, ce n’était pas la reine de la promo, mais elle était diplômée du MIT, section nouvelles technologies. C'était une candidate sérieuse pour faire sauter les couvercles, non ? Très sérieuse, même.
— La dernière copine de Kirk lui a lancé un ultimatum. Mais depuis, Kirk ne m’a jamais emmenée courir les boutiques pour regarder les bagues ! Et en plus, il va voir ses parents sans me proposer de l’accompagner… Franchement, est-ce que tu crois qu’un mec qui a l’intention de te demander en mariage agit comme ça ?
Michelle secoue la tête en aspirant une nouvelle bouffée de fumée.
— Tu es tarée ou quoi ? Tu n’as rien compris… Le couvercle est desserré, mais il n’est pas retiré. Il faut encore appliquer une légère pression. C'est ce que j’appelle « jouer le jeu », et il suffit de franchir trois étapes. Pour l’amener à te poser enfin la question ! La première étape consiste à créer chez lui un état de frustration.
— Ça signifie quoi, au juste ?
— C’est tout simple : tu deviens moins disponible qu’avant. Il t’appelle pour t’emmener quelque part ? Tu lui dis que tu es prise…
Ce n’est peut-être pas si bête que ça, après tout. Je me souviens du regard de Justin en apprenant que Lauren était revenue au bout de trois mois. C'était du désir à l’état pur ! Mais je ne suis pas très forte à ce jeu-là.
— Attention, très important : quoi que tu fasses avec lui, surtout pas de sexe !
— Quoi ?
Alors là, ça ne va pas être facile. C’est le ciment de notre relation. Le meilleur…
— Je sais, ça peut te paraître dingue, mais on n’a rien sans rien !
— Ce n’est pas ça qui me chiffonne. Mais j’aurais l’impression, comment dire, d’une manipulation. Ça ne me ressemble pas.
Moi, j’ai besoin d’une demande en mariage authentique… qui vienne de Kir
k spontanément, et de lui seul.
— Bon, je n’insiste pas, dit Michelle en agitant sa bague de fiançailles grosse comme un œuf. Mais souviens-toi ! Pour gagner, il faut participer. Etre dans le jeu.
Sur ces bonnes paroles, elle pousse la porte et pénètre dans l’immeuble.
3
Brooklyn à la sauce italienne
— Je n’aime pas ça du tout, Angela ! me dit ma mère.
Elle est devant ses fourneaux, surveillant les aubergines qui grésillent dans la poêle. Nous sommes dimanche, et au terme d’un week-end sans aucun intérêt que j’ai passé en grande partie seule (Justin et Lauren ont fait une fugue samedi dans les Hamptons pour fêter, Dieu merci, leurs retrouvailles), je suis arrivée tôt chez ma mère. Je lui ai dit que je voulais l’aider à faire la cuisine.
Tout en hachant quelques gousses d’ail, je suis en train de me faire passer un savon. C’est entièrement ma faute. Je n’aurais jamais dû dire à ma mère que Kirk était parti voir ses parents. Surtout en tirant une tête de deux pieds de long !
Ma mère est maintenant occupée à retourner les aubergines, incapable de cacher son indignation.
— Combien de fois est-il venu ici, lui, tu peux me le dire ? Moi, je ne trouve pas ça normal.
Pour une fois, je suis d’accord avec elle. C’est une femme de l’ancienne école : pour elle, un homme doit traiter une femme avec le plus grand respect. Tenez, prenez mon père. Quand j’ai grandi sous leur toit, j’ai pu me rendre compte que jamais il ne faisait quoi que ce soit sans demander d’abord l’avis de ma mère. Jusqu’à son dernier soupir, couché sur son lit de souffrance, il suppliait ma mère — qui était en permanence à son chevet — d’aller dormir un peu, tout en sachant très bien que lui resterait éveillé toute la nuit car il souffrait énormément.
Bien entendu, ma mère n’a jamais osé fermer l’œil pendant ces derniers jours. Elle se reproche encore d’avoir cédé à l’épuisement la nuit où il s’est éteint.
— J’ai juste fermé les yeux une minute, et il n’était plus là ! se lamente-t-elle.
Comme si le fait de n’avoir pu rester éveillée avait eu raison de lui. Quatre ans après sa mort, elle porte toujours ses vêtements de deuil, et vu l’état de sa jupe de tricot qui commence à s’effilocher sur les bords, elle porte toujours ceux qu’elle avait achetés pour sa première année de veuvage.