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Opération bague au doigt

Page 8

by Lynda Curnyn


  C'est peut-être à cause de cette couche de gel qu’il utilise pour faire tenir ses cheveux en arrière, entre parenthèses des cheveux tellement noirs que je le soupçonne fort de tricher sur la couleur. Difficile de ne pas avoir de doutes quand on pense qu’il a quarante-deux ans et des poils gris sur la poitrine qui pointent leur nez sous ses cols de chemise mal boutonnés ! Mon pauvre Jerry, les années quatre-vingt, c’est ter-mi-né !

  Bref, n’ayons pas peur de dire que Jerry est un vrai repoussoir pour la grande majorité de la population féminine.

  Les hommes, eux, sont persuadés que c’est le meilleur. Sans doute parce que c’est lui qui paie les tournées lorsqu’il leur arrive — c’est très rare ! — de faire une virée le soir, après le boulot. En plus, les mecs croient dur comme fer à toutes ses histoires de conquêtes. Même Kirk l’a cru lors de son bref passage dans la société.

  C’est vrai, ça… Je me souviens que Kirk se rapprochait subrepticement de mon bureau chaque fois que Jerry était penché sur moi pour me servir son numéro habituel tout en essayant de mater l’intérieur de mon corsage. Tiens, tiens… peut-être que l’idée de Michelle n’est pas si tordue que ça, après tout !

  Seulement voilà, ce n’est pas la carte de crédit de Jerry qui va se charger des frais.

  — Et quelle solution proposes-tu pour payer ces fleurs?

  — Dis-moi ! Ce mec, tu veux le garder, oui ou non ?

  Apparemment, la réponse est oui. Je ne pense plus qu’à une chose : préserver mon avenir, quitte à me passer du pantalon à soixante-seize dollars que j’ai repéré dans le catalogue Lee & Laurie (ce job me pose un gros problème : il entretient ma passion du shopping !).

  Et c’est à ce moment-là que je me fais surprendre. Non, pas par Kirk, par Justin. Ce qui est pire, en un sens.

  Je suis donc chez moi, au téléphone, en train de me commander des fleurs. Je sais, c’est stupide, mais bon ! Vu l’état de mes finances, je suis bien la dernière personne qui devrait oser appeler pour une douzaine de fleurs à longues tiges… Mais comprenez-moi, je ne suis plus la même femme. D’ailleurs, c’est à peine si je me reconnais.

  Que je vous raconte un peu mon plan. J’ai invité Kirk à venir passer notre vendredi soir traditionnel chez moi. D’après Michelle, il faut que je répare un peu les dégâts que j’ai occasionnés en couchant avec lui. Une simple manœuvre pour redresser la barre…

  Me voici donc en grande conversation avec le fleuriste Murray, service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’est probablement l’unique endroit au monde où l’on peut faire livrer n’importe quoi à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Une telle disponibilité rend les filles capables des pires folies !

  Mais je n’aurais certainement pas aussi honte de ma conduite si Justin ne débarquait pas au moment même où je leur donne le numéro de ma carte de crédit.

  — … si vous pouviez me faire livrer ces fleurs rapidement, ce serait parfait. Je vous remercie.

  — Qui est mort ? s’enquiert Justin en se dirigeant vers le canapé numéro trois et en s’emparant de la télécommande.

  Il a toujours eu un petit faible pour le dernier canapé en date, comme s’il voulait me prouver, à moi et au reste du monde, qu’il avait eu raison de le sauver…

  — Comment ça, « qui est mort » ?

  Je raccroche le téléphone sans comprendre.

  — Si j’ai bien entendu, tu étais en train de commander des fleurs, non ?

  Bien qu’il soit déjà en train de surfer sur les chaînes, je vois bien qu’il se pose des questions.

  Dans un premier temps, je me sens terriblement gênée. Puis la panique me gagne. Justin n’était pas censé être ici ce soir. Le vendredi, il va souvent au bar Fence, pour la soirée « micro ouvert ». Il regarde les musiciens tester leurs instruments, essayant, je suppose, de rassembler tout son courage pour se lancer à son tour. Ou un truc de ce genre car, depuis qu’il a abandonné la réalisation de films et sa carrière d’acteur, il s’est ostensiblement tourné vers la musique. Il donne l’impression d’avoir perdu désormais toute son énergie, si ce n’est pour plaquer de temps à autre quelques accords de guitare en regardant d’un air rêveur ses pièces de collection disséminées dans tout l’appartement.

  Si je suis toujours convaincue qu’il a un objectif en tête, c’est pour une seule et unique raison : il ne rate jamais le micro ouvert du vendredi soir. Et c’est d’ailleurs pour ça que j’ai choisi cette soirée de vendredi pour mettre mon misérable plan à exécution. Je n’ai aucune envie d’avoir un témoin de mes agissements, a fortiori un de mes meilleurs copains.

  Justin a manifestement choisi son programme et s’enfonce un peu plus dans le canapé. Je fais comme si je n’avais rien vu.

  — Tu ne vas pas au bar Fence, ce soir ?

  — Non, je suis crevé.

  Au bout d’un moment il finit par lever la tête, sentant probablement que je rôde autour de lui en cherchant désespérément un moyen de le chasser de l’appart. Ce qui me tracasse, ce n’est pas tellement que Kirk vienne ici. Il y a belle lurette qu’il a accepté la présence de Justin dans ma vie, même s’il l’a fait un peu à contrecœur. Mais je suis totalement paniquée à l’idée que Justin va découvrir mon stratagème pour amener Kirk à me jurer un amour éternel.

  Justin me lorgne d’un air inquiet.

  — Que se passe-t-il ?

  — Rien du tout !

  Je commence à péter les plombs. Après avoir ramassé un morceau de fil imaginaire sur le canapé, je me lance :

  — C'est juste que… Kirk va venir ce soir.

  — Ah bon ?

  Il semble un peu surpris car Kirk vient rarement ici. La plupart du temps, nous allons chez lui. Parce que précisément j’ai un colocataire, mais surtout, je le crains, en raison de ma tendance bordélique (peut-être devrais-je dire « notre », pour Justin et moi…). Il faut dire que Kirk a une totale aversion pour le désordre dans lequel Justin et moi avons choisi de vivre. Quand il vient, il ne peut pas s’empêcher de souligner les problèmes créés par un enlèvement irrégulier des substances recyclables.

  Il est vrai que j’ai une très mauvaise habitude, et qui ne fait qu’empirer : conserver sans jamais réussir à les lire tous les quotidiens, les magazines et les journaux professionnels. En espérant qu’un jour j’en viendrai à bout. J’accumule aussi les rogatons des autres (la faute à qui ?).

  Je ne peux que donner raison à Kirk. Il n’est pas normal de posséder six lampadaires, trois canapés et une pile de journaux et de magazines qui rendraient jalouse la salle de lecture de la Bibliothèque nationale…

  — Oui, je m’apprêtais d’ailleurs à lui préparer à dîner.

  Il lève un sourcil. Je bondis.

  — Quoi ?

  — Rien ! me répond-il en reportant son attention sur la télé.

  Mais je sais qu’il songe à l’époque où j’organisais des dîners pour tous les copains. Ça tournait vite au désastre. Heureusement, Justin venait à la rescousse et réussissait à préparer en un tournemain un pasta fagioli. Pour un type qui vient du Midwest, et qui est un vrai mélange de toutes les ethnies à l’exception de la souche italienne (des ascendants anglais, français et même de vagues ancêtres scandinaves), il a un don certain pour la cuisine italienne. Comme s’il avait hérité des gènes italiens que moi je n’ai pas…

  Je reste plantée debout près de lui en le regardant d’un air embarrassé.

  — Tu veux que je t’aide ?

  — Non, enfin, pas comme ça…

  Comment lui dire que je désire simplement qu’il s’en aille?

  — Et C.J., que fait-il ce soir ? Ça fait un bail que tu ne l’as pas vu. Il est peut-être en ville. Je me demande si le groupe avec lequel il vient de signer ne passe pas au CBGB…

  Pour moi, C.J. est le meilleur ami de Justin. Un cas aussi, celui-là ! Il se paie le luxe d’être marié, de réussir tout ce qu’il entreprend et d’être en même temps le type le plus sympa que je connaisse. C'est le vice-président d’une mai
son de disques indépendante qui a obtenu un courant d’estime absolument phénoménal, et qui a néanmoins réussi à préserver sa pureté originelle. Il vit à présent à Manchester, mais vient souvent les week-ends, lorsque l’un des groupes de sa boîte donne un concert à New York.

  Justin finit par comprendre. Son regard tombe sur la table encore garnie de bougies, vestiges de son week-end avec Lauren.

  — Oh, je vois. Tu veux rester seule avec… avec Smirk.

  C'est comme ça qu’il appelle Kirk lorsqu’il n’est pas là. Je sais, ce n’est pas très flatteur. Ce n’est pas que Justin ne s’entende pas avec Kirk… mais il méprise tout ce qu’il représente : le succès matériel, l’innovation technologique. L’avenir. Comment ne pas pardonner cela à Justin ? C’est un artiste dans l’âme ! Et moi, je suis sur la même longueur d’ondes que lui. Enfin presque.

  — Ça t’embête ?

  Je croise les doigts pour qu’il ne se défile pas et qu’il se trouve un nouvel endroit pour ce soir. Il hausse les épaules, résigné.

  — Mais non. Je vais regarder le match dans ma chambre.

  C'est dit, il ne quittera pas l’appart ! C’est râpé. J’avais oublié qu’il y a un match des Yankees. Impossible à présent de lui cacher le petit jeu auquel je compte me livrer.

  Je file dans la cuisine pour m’atteler à l’étape suivante : jouer les cordons-bleus. On ne peut pas dire que je n’y connaisse strictement rien en cuisine — je fais des marinara tout à fait correctes —. Le problème, c’est que je me cantonne aux recettes pas trop compliquées et qui ne font pas prendre de risques insensés à mes invités si jamais je les rate. Seulement voilà, si je veux que Kirk soupire après la femme qu’il risque de perdre, il faut que je m’attaque à quelque chose qu’il apprécie particulièrement : la viande.

  Je fonce vers le frigo, où j’ai stocké des steaks dans le faux-filet magnifiquement découpés et bien épais. Je suis terrifiée… Non pas que je sois végétarienne, mais je me méfie un peu des produits qui ont le pouvoir d’empoisonner les gens, l’air de rien, juste parce qu’ils ne sont pas suffisamment cuits…

  Je dépose délicatement les steaks sur la table de travail. Combien de temps faut-il les laisser sur le gril? (Un gril spécial cuisine diététique, s’il vous plaît ! C’est un cadeau de Noël de Sonny que je n’ai toujours pas exhumé de son emballage d’origine.) Assez longtemps pour anéantir ces bactéries de malheur dont bizarrement je connais l’existence, même si je suis loin d’être une cuisinière chevronnée…

  Heureusement pour moi, Michelle — mon coach pour la chasse à l’homme — m’a prêté son bouquin Cuisinez avec style. Malgré le plat de légumes très coloré, un peu trop peut-être, qui orne la couverture, le livre comporte un chapitre sur les grillades.

  C'est fou ce que ça a l’air facile ! Six minutes de chaque côté ? Pas de problème. Sachant que tout est une question de timing, je plonge les asperges dans l’eau frémissante et je fourre les pommes de terre dans le micro-ondes. Je ne vois vraiment rien de compliqué là-dedans. Je pose les steaks sur le gril et, au même moment, j’entends le coup de sonnette.

  Je hurle à l’adresse de Justin, qui n’a pourtant pas bougé de son canapé.

  — Laisse. J’y vais !

  Et je cours vers l’Interphone pour appuyer sur la touche d’écoute.

  — Hello ! C'est moi.

  Tandis que j’ouvre la porte de l’immeuble, une sensation de peur m’étreint. Je me dirige vers la porte de l’appartement et j’attends, comme si le fait d’accueillir Kirk sur le pas de la porte pouvait le protéger de ma propre folie… ou du regard de Justin qui sait tout. Dès que je l’entends gravir le troisième étage, je fais un pas sur le palier.

  — Salut, Angie ! dit-il avec un sourire qui accroît mon sentiment de culpabilité.

  De toute évidence, je ne suis pas faite pour ce genre de complot.

  Il m’embrasse en me dévorant des yeux. Et je dois avoir l’air un peu bizarre car il me demande :

  — Ça ne va pas ?

  — Si ! dis-je en faisant brusquement volte-face pour le précéder vers le salon.

  — Salut, capitaine Kirk ! Quoi de neuf ? lui lance Justin, qui continue de camper sur le canapé, provisoirement j’espère.

  Je sens Kirk se raidir. Même s’il a été obligé d’accepter la présence de Justin à mes côtés depuis le premier jour, il est clair qu’il désapprouve sa façon de vivre apparemment désinvolte. Justin l’a sûrement compris car il en rajoute dès que Kirk est dans les parages. Pourtant, je pense que Justin a réellement essayé de sympathiser avec lui. Lorsqu’il a découvert que Kirk était comme lui fan de Star Trek, il s’est délecté de l’énième reprise de ce qu’il considère comme les « grands épisodes » de la série. Kirk ne peut passer à côté de Justin sans que ce dernier l’appelle « Capitaine »…

  Kirk fait un bref signe de tête. Sans dire un mot, je jette un regard éloquent en direction de la chambre de Justin pour faire comprendre à mon coloc que l’heure est venue de prendre congé. Mais Justin continue de couver Kirk des yeux comme s’il s’agissait de son meilleur ami.

  Voilà que ça devient contagieux ! A peine Kirk a-t-il jeté un œil sur l’écran de télé que son visage rayonne.

  — C’est le match Yankees-Red Sox ?

  Ce disant, il me plante aussi sec et va s’installer sur le canapé à côté de Justin.

  C'est pas vrai ! Et comment je fais, moi, maintenant, pour dire à Justin d’aller se faire voir ailleurs ?

  Je décide que le mieux à faire pour le moment est de regagner la cuisine. Après tout, j’ai d’autres problèmes prioritaires à régler, à commencer par la viande.

  Ces fichus steaks saignants sont toujours en train de grésiller. Dieu merci, j’ai demandé à mon boucher de couper un steak en plus. Et quelque chose me dit que je dois cuisiner pour trois…

  Finalement, je trouve que je m’en tire pas mal, côté bouffe. Après avoir retourné toutes les tranches de viande, je dispose les asperges sur le plat de service et je sors les pommes de terre du micro-ondes. Perdue dans la contemplation de mon œuvre, je commence à me prendre pour la Reine des ménagères.

  Au bout de six minutes, après avoir saisi sur le gril la partie face des steaks, je prends un morceau de viande et je le coupe au milieu pour m’assurer que la cuisson est bonne et que je ne vais empoisonner personne, ni moi, ni mon meilleur ami, ni mon… euh, mon futur mari.

  Le jus de viande rouge jaillit de l’entaille… Je me sens défaillir. Impossible de manger ça ! J’ai des visions de joyeux microbes en train d’esquisser trois pas de danse… Ce fichu livre de cuisine s’est planté en beauté.

  Je repose le steak sur le gril et je rabats le couvercle.

  Voilà que l’Interphone se remet à grésiller.

  — J’y vais !

  Je me rue pour ouvrir la porte en jetant au passage un regard anxieux vers le canapé. Kirk est toujours hypnotisé par l’écran, pas troublé pour un sou. En revanche, Justin me suit des yeux.

  J’appuie sur la touche « écoute » d’une main tremblante en priant le ciel pour que mon coloc adoré ne me trahisse pas maintenant.

  — Oui ?

  — C’est le fleuriste, j’ai une livraison pour vous ! dit une voix avec un fort accent espagnol.

  Un rapide coup d’œil vers le canapé me permet de constater que Kirk a réagi. Mais l’excitation de la victoire retombe devant le regard que me lance Justin en se rasseyant, les bras croisés sur la poitrine. Il a compris. Je lui jette un regard lui intimant le silence (espérons que Kirk ne l’a pas surpris…) et je me précipite pour ouvrir la porte.

  Je me retrouve nez à nez avec un livreur portant à bout de bras une sorte d’arbuste en fleurs. Un bel arbuste. Et grand ! Très, très grand…

  — Qu’est-ce que c’est que ce… ?

  Je m’arrête aussitôt. Dans le salon, Kirk et Justin observent la scène. J’ai envie de hurler : « Mais enfin, où sont mes roses ? » Mais évidemment, je suis contrainte au silence.

  L�
�homme vérifie le bon de livraison agrippé à sa main libre.

  — C’est pour Mlle… DiFranci?

  Je soupire. Qu’est-ce qui m’a pris de faire appel à un fleuriste qui n’est même pas fichu de saisir un nom aussi simple que DiFranco? On ne peut pas dire que ce soit le bon choix pour mon plan ridicule. Rectification : le plan de Michelle. Pourquoi a-t-il fallu que je prête l’oreille à ses divagations ?

  En regardant l’énorme buisson rose, je me dis que ce coup foireux du fleuriste me laisse une porte de sortie. Je vais peut-être m’en tirer sans trop de bobos.

  — Il doit y avoir une erreur. Je n’ai pas commandé de… de plante.

  J’ai raison, non ? Moi, j’ai commandé des roses. Une douzaine de roses à longue tige. Prix de revient : cinquante-quatre dollars quatre-vingt quinze.

  L'homme plisse le front. Il rapproche le bon de livraison de ses yeux, si près qu’il en louche.

  — Mademoiselle, d’après ce bon, je dois livrer ces fleurs à Mlle Angela DiFranci.

  — Je suis navrée, mais je suis obligée de refuser la livraison.

  Je vois Kirk arriver au bout du couloir, Justin sur les talons, bien entendu. Le sourire plaqué sur son visage s’est encore accentué. Kirk vient aux nouvelles.

  — Que se passe-t-il ? Un problème ?

  — Euh… non, rien. Retournez voir votre match. Je pense qu’ils se sont trompés d’appartement.

 

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