by Lynda Curnyn
— Non, mademoiselle. C’est écrit là-dessus… Je dois livrer ces fleurs à Mlle Angela DiFranci, au 347 de la 9e Rue, appartement 3B.
Puis il louche de nouveau sur son bon de commande et poursuit.
— La commande a été passée par…
— Bon, d’accord, d’accord !
J’attrape l’objet du délit et je sors un peu de monnaie de la poche de mon jean pour faire taire ce livreur de malheur qui jongle avec la plante.
Je ne sais pas combien de dollars je lui ai donnés ! Un bon petit pactole, j’imagine, car le type me fait un sourire et un clin d’œil avant de disparaître comme il est venu. Je n’ai même pas eu le temps de lui demander des instructions pour l’arrosage de la plante! Je prie le ciel pour que cette horreur — dont je suis devenue l’heureuse propriétaire — ne coûte pas plus cher que les roses que j’avais commandées… Et pour que ce cher Kirk se pose quand même des questions, puisque tel était mon but.
Je me dirige vers les deux hommes en m’efforçant de faire bonne figure.
— C'est bien une azalée? s’enquiert Justin. J’adore les azalées. Quand j’étais gosse, ma mère en faisait pousser dans notre jardin d’Oak Park.
Bravo ! Pour le côté romance, je reviendrai en deuxième semaine…
J’installe délicatement cette plante de malheur sur la table basse.
— Qu’y a-t-il d’écrit sur la carte ? s’informe Kirk.
— Oui, au fait, ça dit quoi ? insiste Justin, curieux de savoir jusqu’où va aller mon petit jeu.
Et moi, vous croyez que je ne le suis pas, curieuse ? Je sors la carte. En découvrant le message, je sens que mon plan, déjà ridicule, est en train de tourner au désastre.
« Nous te souhaitons un prompt rétablissement.
» Bisous.
Sam et Stella. »
— C’est qui, Sam et Stella ? demande Kirk.
J’aimerais bien le savoir !
Finalement, je me suis (presque) entièrement remise de l’épisode de l’azalée.
Après avoir servi pour le dîner les asperges, les pommes de terre et un poulet rôti (que j’ai fait livrer car ma viande rouge, beaucoup trop cuite, était immangeable), j’ai battu en retraite avec Kirk en direction de ma chambre. Justin est resté avec l’azalée — ça tombe bien, il adore ça. Il a même changé de place des tas de bouquins qui traînaient sur le rebord de la fenêtre pour loger notre dernière acquisition dans notre nid douillet…
Alors que Kirk et moi sommes nonchalamment étendus sur le lit en train de regarder une rediffusion de Seinfeld, le téléphone sonne.
Kirk me regarde, les sourcils froncés.
— C’est qui, encore ?
Je décroche en haussant les épaules. Il faut dire que j’ai l’habitude de recevoir des coups de fil tard le soir, mais Kirk l’ignore. Il n’a pas passé assez de temps chez moi pour connaître mes habitudes.
— Allô ?
— Alors comme ça, tu as décidé de ne jamais me rappeler !
— Josh ! je suis désolée, mais tu sais, j’ai été très occupée. Comment vas-tu ?
Je n’ose pas regarder Kirk, qui est certainement en train de se demander pourquoi ce Josh croit bon de m’appeler à — je jette un rapide regard sur la pendule — 23 h 47...
Mais l’amitié que Josh et moi éprouvons l’un pour l’autre est telle qu’il nous arrive de nous appeler à n’importe quelle heure de la journée, pour un avis ou un simple conseil. Ça va de la mise en garde contre les erreurs médicales (Josh travaille dans les assurances depuis qu’il a abandonné sa carrière d’acteur) aux recommandations d’usage sur les pièges des auditions (Josh a beau avoir quitté le métier, il a toujours des tas de conseils à dispenser pour bien gérer sa carrière).
Il a pratiquement cessé de m’appeler le soir depuis qu’il s’est installé avec Emily, mais cela lui arrive encore dans les rares cas où il n’arrive pas à me joindre autrement.
— Tu n’as pas eu mes messages ?
— Si ! C'est... une très bonne nouvelle.
— Tu l’as dit. Ce n’est pas tous les jours qu’un homme trouve la femme avec laquelle il a envie de faire sa vie.
Puis, comme pour me consoler de n’avoir pas été cette femme, il ajoute :
— Mais si tu veux savoir, tu es la première personne à laquelle j’en parle, après la famille d’Emily, naturellement.
Piètre consolation. A qui d’autre Josh pouvait-il se confier ? Il n’adresse plus la parole à ses parents. Des années de thérapie lui ont démontré que, non contents de lui avoir pourri la vie dans le passé, ils risquaient de faire pire encore pour son avenir. Je suis certainement une des rares amies qui lui reste maintenant qu’il a tout plaqué pour Emily.
— Que dirais-tu d’un petit dîner lundi soir pour fêter ça?
Bien entendu, je n’ai rien de prévu hormis l’habituel plat à emporter avec Kirk.
— Lundi soir ? A quelle heure ?
— Vers 20 heures ?
— Ça me va, dis-je, résignée à suivre mon destin.
— J’attends ce dîner avec impatience, Ange.
— Oui, euh… moi aussi.
En raccrochant, j’ai un sentiment de malaise. Je devrais plutôt dire de trouille.
Mais il me suffit de voir l’expression du visage de Kirk pour retrouver toute mon assurance. A en juger les rides qui barrent son front de dieu grec, il est jaloux. Chouette! Il est jaloux.
— Bon sang, c’était quoi, cet appel ?
Pour être jaloux, il est vraiment très jaloux… Je reviens me blottir contre lui pour regarder la télé.
— Oh, rien. C’était Josh. Tu te souviens de lui, non ?
Ils se sont rencontrés il y a un an. Je jouais le rôle de miss Julie dans une production minable du même nom. C’était l’époque où j’étais persuadée que jouer des personnages obscurs sur des scènes qui l’étaient encore plus me mènerait bien un jour quelque part. Bien qu’en ce temps-là Josh ait abandonné toute velléité de devenir lui-même acteur, il venait quand même me voir chaque fois que j’arrivais à décrocher quelque chose de plus juteux qu’une simple figuration dans une parade de Noël. Josh sortait avec Emily, bien qu’il ne l’ait jamais emmenée avec lui. Il trouvait toujours un prétexte, mais moi, je le soupçonnais de penser qu’il la connaissait depuis trop peu de temps pour lui présenter son ex.
Moi, je l’ai présenté à Kirk comme « un ami ». Ce n’est que quelques mois plus tard, au cours d’une de ces conversations où l’on joue au jeu de la vérité sur son passé, que j’ai laissé entendre que j’étais sortie avec Josh. A l’époque, Kirk ne s’en est pas formalisé, mais ce coup de fil en pleine nuit semble avoir changé la donne…
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Oh, juste que je dîne avec lui lundi.
Vous voyez le topo ? Je n’ai même pas eu à mentir.
— Mais le lundi, on passe la soirée ensemble, que je sache.
— Parce que nous avions quelque chose de prévu ? lui dis-je innocemment.
C'est ça le principal problème quand on a quelqu’un d’attitré. Le rendez-vous « qui va de soi »… Ce n’est pas parce que je passe souvent mes soirées du lundi avec Kirk qu’il a le droit de s’imaginer que je vais continuer d’office ! D’un autre côté, ce n’est pas parce que je vis chez Kirk pratiquement quatre jours sur sept que j’ai le droit, moi, de supposer que je passerai un jour la semaine entière avec lui…
Si je ne suis pas censée avoir ce droit, eh bien, il en sera désormais de même pour Kirk.
— Tu es en train de me dire que tu vas aller dîner avec ton ex ?
— Tu sais, je ne le considère plus comme un ex. Nous sommes amis, c’est tout. Des amis très proches.
Et avant qu’un sourire de satisfaction ne me trahisse, je pose ma joue sur le torse nu de Kirk, comme pour m’installer, une fois de plus, devant la télé.
Ne vous y trompez pas ! Mon cœur fait des bonds de cabri dans ma poitrine… Je suis au comble de l’excitation. Victoire ! Kirk est ja
loux ! Une belle réussite, non ?
6
La mariage de mon ex et meilleur ami…
En conclusion de tout ça, il faut que je me farcisse toute une soirée avec Josh. Pourtant, c’est un ami, enfin c’était… avant Emily. Avant, je le « manipulais » plus facilement. Maintenant, je préfère l’avoir au téléphone ou communiquer par e-mail…
Il m’attend devant le Holy Basil, un restaurant thai d’East Village sur lequel nous sommes tombés d’accord après une longue discussion. Josh essaie toujours de me forcer à aller dans l’Upper East Side, le quartier où il habite avec Emily. Moi, en revanche, les seules fois où je m’aventure hors du centre-ville, c’est pour aller voir Grace.
— Salut, Ange ! Ça va ?
Malgré tout ce que je sais sur ses habitudes en matière d’hygiène dentaire, je dois dire que Josh vaut le coup d’œil. Il a revêtu un costume à rayures bleu marine, cravate rose vif (sans doute pour me convaincre que derrière sa petite vie bien rangée, il a toujours un côté hors normes). J’allais oublier ses lunettes d’intello à la fine monture métallique.
Nous tombons dans les bras l’un de l’autre. Ou plutôt, c’est Josh qui m’enlace alors que j’étais partie pour un baiser rapide sur la joue. Résultat : prisonnière de ses bras, mon baiser dérape dans son cou. Je réprime un grognement. Je ne sais pas comment je m’y prends, mais chaque fois il m’arrive un truc de ce genre. Je fais pourtant tout pour éviter que Josh croie que j’ai toujours « envie » de lui…
Ça se passe toujours comme ça, lorsque vous vous séparez d’un mec avant qu’il ait le temps de rompre avec vous. Pourtant, il était évident pour nous deux que notre liaison était arrivée à son terme.
Je réussis à me dégager, et Josh se met à me détailler, le menton baissé (ce qui me permet d’admirer sa fossette), yeux bleus en avant, léger sourire sur ses lèvres aux contours parfaits. Pas de doute, Josh est un beau mec. Le problème, c’est qu’il a tout le temps besoin d’être rassuré sur son physique… surtout depuis qu’il n’est plus acteur. Il n’a plus d’agents et de metteurs en scène autour de lui pour lui confirmer qu’avec un look pareil, il pourrait faire vendre n’importe quoi, du dentifrice aux implants capillaires (est-ce que je vous ai parlé de ses magnifiques cheveux bruns, épais et légèrement ondulés ?).
Pas étonnant qu’il ait été autant sollicité pour des spots de pub. Son visage est suffisamment avenant pour vous donner envie d’acheter le même dentifrice ou la même lotion tonique que lui, mais pas trop, afin que vous soyez persuadés qu’il les utilise vraiment…
Je décide de lui faire un compliment. Après tout, nous sommes amis, et je comprends très bien l’angoisse exacerbée des acteurs qui fondent leur carrière sur leur apparence. Elle peut conduire des gens tout à fait normaux à envisager des liftings ou des chirurgies réparatrices.
Je lui souris.
— Je te trouve en superforme.
Je l’avoue, j’attends qu’il me retourne le compliment. J’aimerais l’entendre dire, je ne sais pas, moi, qu’il me trouve suffisamment épanouie pour envisager d’abandonner mon job de la journée.
— Tiens, tu gardes tes cheveux bouclés ! lance-t-il.
Ça, dans la bouche de Josh, c’est tout sauf un compliment. Durant notre belle et brève histoire d’amour, il n’arrêtait pas de me dire que je devrais me faire défriser les cheveux.
En plus, je me rends compte que j’ai les cheveux plaqués derrière le cou à cause de la chaleur.
— Tu sais ce que c’est, l’été, l’humidité… Difficile de lutter indéfiniment contre la nature.
J’essaie de ramener en avant les mèches les plus courtes, celles qui sont censées encadrer mon visage. En pure perte.
Une fois que nous sommes installés à une petite table pour deux dans le restaurant à peine éclairé, Josh redevient Josh : un ordinateur sur pattes un peu dingue qui s’évertue à passer pour ce qu’il n’est pas, parce qu’il n’accepte pas son statut de statisticien spécialisé dans le calcul des primes d’assurance.
— Samedi soir, je suis allé avec Emily voir The Yearning…
Je suis étonnée. J’ai vu cette pièce il y a plus d’un an. Elle se jouait dans un théâtre d’avant-garde dont les gens comme Emily Fairbanks ne soupçonnaient même pas l’existence. D’ailleurs, pourquoi Emily Fairbanks — une fille du Connecticut qui préparait son entrée à la fac — se serait-elle intéressée aux gens du Lower East Side qui luttaient contre le sida (c’était le thème de la pièce) ? A moins d’avoir à débourser quatre-vingt cinq dollars le billet… Je suis sûre qu’à ce prix-là, même Emily pouvait se permettre d’éprouver de la compassion.
— Qui a eu l’idée d’aller voir cette pièce ?
J’ai des soupçons. J’en ai eu dès l’instant où j’ai vu Josh devant le restaurant dans son costume chic. Pour un homme qui s’est toujours refusé d’acheter du pop-corn au ciné, malgré l’odeur alléchante qui lui chatouillait les narines (« cinq dollars pour du maïs ? »), ça ne collait pas. C’était toujours moi qui m’en achetais une portion… et lui qui la mangeait (en culpabilisant quand même un peu.) A cette époque, cette radinerie ne me gênait pas. Je dirais même que je l’admirais. Car nous étions acteurs tous les deux, avec des idées toutes faites au nom de l’art, du genre : « On peut très bien s’en sortir en se passant du superflu. »
Mais à partir du moment où Josh s’est déniché un « vrai » boulot, et une princesse en la personne d’Emily, il a changé.
— Emily a eu des billets gratuits par son patron, répond-il d’un air béat, comme s’il fallait s’extasier sur l’art consommé de sa future femme à dénicher des billets à l’œil !
Je décide de riposter en prenant l’air supérieur de celle à qui on ne la fait pas, et qui a toujours su que cette pièce était un chef-d’œuvre.
— Moi, je m’étais précipitée pour la voir, il y a un an.
Ma repartie n’a aucun effet sur Josh, qui a toujours eu le don inquiétant de m’achever avec la question qui tue. Et ça ne rate pas.
— Alors, ces auditions, ça se passe bien ?
Nous y voilà ! C'est l’heure de vérité. Ça fait des mois que je n’ai pas passé d’auditions. Six, pour être précise. C'est-à-dire depuis que j’ai dégoté ce petit boulot de gourou ès galipettes pour mômes de six ans !
— Je n’ai pas une seconde à moi. Difficile, l’émission a un succès fou… Mon producteur nous fait déjà répéter de nouvelles séquences pour enchaîner avec le « nouveau cru » dès que la programmation en cours sera terminée. Et puis j’ai mon deuxième boulot, sans compter Kirk…
Ma réponse semble le satisfaire. Et avec toute la sagesse d’un homme qui a (prétendument) passé une année entière à poursuivre son rêve de toujours, il enchaîne :
— Oui, je me souviens bien de cette vie. Toujours à courir, sans jamais savoir quand tomberait mon prochain chèque ni à quoi je devrais mon prochain repas… Tu sais, je viens de lire un rapport selon lequel environ soixante-neuf pour cent des gens travaillant dans le milieu artistique meurent de maladies qui auraient pu être facilement guéries, s’ils avaient été suivis normalement…
Si ça continue, je vais replonger. C'est fou, cette « fascination » que Josh exerce sur moi. Nous nous sommes rencontrés grâce à un antihistaminique sur la grande pelouse de Central Park, où nous jouions les badauds dans un film d’étudiants dont nous attendions beaucoup (nous espérions qu’il serait retenu pour le festival du film de Sundance). Malheureusement, le seul passage où nous apparaissions a été coupé au montage !
Après avoir poireauté pendant six heures pour deux malheureuses prises sur la couverture poussiéreuse étalée devant nous, mes allergies ont pris des proportions inquiétantes. Josh, qui souffrait des mêmes maux, a immédiatement reconnu les symptômes. Et pendant les pauses, il m’a glissé un comprimé. Ensuite, nous avons partagé un café et le genre de conversation susceptible de convaincre une femme qu’elle avait trouvé son destin. Ou du moins un homme à qui elle pouvait r
aconter ses angoisses sans crainte. Nous avions un tas de choses en commun : les mêmes allergies (pollen, poussière, poils de chat et certains types de noisettes), les mêmes névroses (la mort, la pauvreté et l’écroulement imminent du mur de soutènement qui empêchait l’Hudson d’inonder la ligne F), la même crainte aussi que tout le temps passé à attendre les coups de fil et la souffrance d’être rejetés ne nous mènent finalement nulle part.
Il aurait pu se calmer après avoir coupé avec la vie précaire des acteurs et opté pour la sécurité relative du monde de l’assurance vie… Eh bien non ! Maintenant qu’il a succombé aux attraits d’un métier où l’on crée à longueur de journée des graphiques censés mesurer en un rien de temps des choses passionnantes comme la mort due à la consommation de produits domestiques, Josh est devenu une source inextinguible de statistiques dignes de films d’horreur. Je suis suspendue à ses lèvres, enfin, au coin de ses lèvres dans l’espoir d’y voir en sortir une petite info bien sordide. J’ai l’impression d’avoir besoin de lui dans mon espace vital pour me rappeler que, même si la vie est faite de points d’interrogation (qui peut prédire ce qu’il adviendra de ma carrière d’actrice ? de Kirk ? du nombre de canapés dans mon appartement ?), j’ai au moins une certitude : je mourrai un jour !
— Vous avez choisi ?
— Moi, oui, répond Josh au serveur en me jetant un regard interrogateur.
— Euh, oui. Mais toi d’abord ! dis-je en me cachant derrière le menu.
Je n’ai plus faim. Comment se fait-il que Josh soit si doué pour me faire comprendre que ma vie ne rime à rien ?
— Donnez-moi un pad thai.
C'est toujours ce que je choisis quand je mange thaï. D’accord, c’est lassant, mais au moins je sais à quoi m’attendre. Et puis avoir au moins un élément stable dans la vie, c’est toujours bon à prendre. D’autant que je suis allergique à tellement de choses… Ça m’évitera d’avoir à interroger le serveur pour traquer le moindre ingrédient caché dans les autres hors-d’œuvre et qui pourrait m’être fatal…
— Je vais te raconter comment c’est arrivé, me dit Josh.