Opération bague au doigt

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Opération bague au doigt Page 16

by Lynda Curnyn


  — Avec un travail sûr et des heures régulières, tu peux très bien te permettre d’élever… une famille.

  Il rougit en prononçant ces mots, et je prends conscience qu’il ne parle pas de n’importe quelle famille, mais de la nôtre. Je vois clairement à sa façon de me regarder qu’il est prêt à me faire un premier bébé sur-le-champ.

  Seigneur ! C’est qu’il n’a pas l’air de plaisanter. J’essaie de plaquer un sourire forcé sur mon visage tendu. Une idée me vient à l’esprit : le couvercle de Kirk n’a pas été conçu pour empêcher les enfants de l’ouvrir ! Il ne pense pas qu’au mariage, il voit déjà beaucoup plus loin : du côté des bébés…

  Je devrais être folle de joie.

  En fait, je suis pétrifiée… de peur.

  C’est la raison pour laquelle je me retrouve dans l’appartement de Grace après un week-end très tranquille chez Kirk. Le genre de week-end qui a tendance à convaincre n’importe quelle femme du bonheur qui l’attend quand son nom figurera dans les annales de la télé… Vous vous rendez compte ! Animatrice d’une émission à la limite du show pour enfants… Et la (future) digne épouse d’un créateur de start-up de premier plan, si j’en juge le temps consacré par Kirk à son ordinateur.

  Je suis là, assise, essayant de tromper mon angoisse en suçant les morceaux de glaçons de la margarita que Grace m’a servie dès que je suis arrivée (le cocktail, je l’ai déjà descendu en racontant à ma copine notre entretien avec Rena). Le bonheur de façade que j’affichais jusque-là vole en éclats. Grace m’a beaucoup aidée à tout déballer. Comme une vraie amie… C'est ma meilleure amie, et je ne pouvais en attendre moins. Justin, lui, a hésité à m’encourager à franchir cette nouvelle étape de ma carrière lorsque je lui en ai parlé hier. Je sais très bien qu’il n’approuve pas ma participation actuelle à Réveil tonique.

  — Tu n’es pas obligée de signer ce contrat, Ange. Ce qui arrive est peut-être le signe que tu dois aller de l’avant. Tu m’as dit toi-même il y a deux mois que les auditions te manquent…

  — Les auditions ne manquent à personne, Grace. C'est comme si tu disais qu’un mal de dent peut te manquer… Quel acteur aime passer des heures à approfondir les motivations d’un personnage, jusqu’au plus petit geste, tout ça pour se retrouver devant un directeur de casting et s’entendre dire que ses sourcils sont un poil trop épais pour incarner le personnage ? (Je vous assure que ça m’est arrivé. Depuis, je m’épile régulièrement…)

  — Je te parle du métier d’actrice, Ange. Au cas où tu l’aurais oublié, tu m’as dit que tu participais à l’émission Réveil tonique uniquement pour te faire un nom à la télé. Tu y es depuis plus de six mois… Il serait peut-être temps d’aller te montrer ailleurs, non ?

  J’en ai des frissons… car si la seule idée de passer ma vie en justaucorps jaune me rend malade, celle de devoir me soumettre de nouveau au regard critique des agents de casting me terrorise !

  — Kirk trouve que c’est un grand pas en avant dans ma carrière… Nous en avons parlé vendredi soir pendant le dîner. Il a dit que ce serait formidable… et même parfait quand… quand nous commencerions à avoir des… des enfants.

  Grace en reste la bouche ouverte.

  — Eh bien, dis-moi ! Il a fait fort. Je ne savais même pas qu’il était prêt à se marier.

  — Bien sûr que si ! dis-je, sur la défensive.

  — De toute façon, la vraie question est : est-ce que tu te sens prête, toi ? dit Grace en se levant avec mon verre vide à la main.

  Pendant qu’elle se dirige vers la cuisine, je sens une volonté nouvelle naître en moi. Bien sûr que je suis prête à me marier. J’ai trente et un ans ! Je vis quasiment en couple avec un homme adorable et ambitieux. Et qui veut devenir le père de mes futurs enfants.

  Mes enfants? Mon Dieu… Ai-je réellement envie d’avoir des enfants ? Je ne me suis jamais posé la question. Enfin si, j’y ai déjà pensé. Tous les week-ends, le matin, pendant une bonne demi-heure… Mais après, j’étais toujours libre de réintégrer mon appartement en laissant les gosses derrière moi. Alors que si j’ai des enfants à moi…

  Seigneur ! Je ne sais plus où j’en suis…

  — Ça va ? me dit Grace en revenant avec nos verres pleins, et en me voyant nager en pleine confusion.

  — Oui, ça va, dis-je d’un ton un peu trop sec.

  Je n’ai aucune envie d’analyser la peur qui est en train de m’envahir. Je suis censée être heureuse. HEUREUSE !

  — Je suis fatiguée, c’est tout !

  J’évite soigneusement de regarder Grace. Finalement, c’est vrai… je suis fatiguée. Ce n’est pas facile de se battre pour forger son avenir en quelques semaines…

  — J’ai quelque chose pour te remonter le moral !

  Grace pose les verres sur la table et disparaît dans la chambre.

  Elle revient avec un sac débordant de vêtements et le pose par terre devant moi.

  — J’ai fait un peu de rangement dans mes placards. Tu peux prendre tout ce qui te va.

  En temps normal, la seule vue des fringues de marque de Grace me réchauffe le cœur. Mais pas cette fois. Il y en a vraiment trop… et je commence à avoir des doutes. Car la seule fois où Grace s’est débarrassée de tout un tas de vêtements, elle essayait en fait d’exorciser quelque chose… Ou plus précisément quelqu’un.

  J’en oublie aussitôt mes propres craintes.

  — Que se passe-t-il, Grace ?

  — Rien.

  Cette fois, c’est elle qui a évité mon regard.

  Au fait, comment se fait-il que Grace soit toute seule, ce soir ? Ce n’est pas son habitude. Elle passe tellement de temps avec Drew que je croyais qu’il s’était pratiquement installé à demeure. Je jette un rapide coup d’œil au magnifique portemanteau en cuivre près de la porte ; le manteau de cachemire de Drew qui était accroché là depuis l’hiver dernier a disparu.

  — Où est Drew ?

  Elle me fait front.

  — Je n’en ai aucune idée. Et si tu veux savoir, je m’en fiche complètement !

  — Grace !

  — Je t’en prie, Ange, arrête !

  — Comment ça, arrête ?

  Je suis exaspérée. Drew est le meilleur mec que Grace ait jamais rencontré. D’accord, Grace est toujours sortie avec des mecs super… Mais jamais elle n’en a gardé un aussi longtemps. J’étais persuadée que cette fois, c’était le bon.

  J’explose!

  — Je croyais que nous allions nous marier, toutes les deux ! Que nous allions faire le grand plongeon ensemble…

  Elle grogne en m’entendant. Je vous jure, elle grogne.

  — Pourquoi es-tu paniquée à l’idée de passer ta vie avec quelqu’un ? Drew est un type bien. Gentil, généreux. Pas de problème d’argent. Et tellement sexy !

  Je n’ai pas oublié les récits des prouesses de Drew au lit…

  Elle hausse les épaules.

  — Il faut croire que ce n’était pas le bon.

  Les bras m’en tombent ! Et je sens renaître mes propres incertitudes.

  — Mais comment le sais-tu ?

  — Une femme sent ce genre de choses…

  Que voulez-vous ajouter à ça ?

  ***

  Je repense à cette réflexion de Grace pendant tout le trajet du retour. Il faut dire qu’elle a refusé d’en dire plus sur sa rupture, préférant concentrer son attention sur les fringues. Elle a fini par exhumer les deux seules choses qui m’allaient : deux hauts en Stretch qui n’avaient pas perdu leur forme initiale malgré la forte poitrine de Grace, et un pantalon qui avait rétréci de cinq centimètres au lavage.

  Bien que ma garde-robe se soit enrichie de trois nouvelles pièces, impossible de chasser les mots de Grace de mon esprit. Elle m’a pratiquement vidée de chez elle en affirmant une énième fois que toute discussion était inutile. Inutile ! S’il y a un couple auquel je croyais, c’est bien celui que formaient Grace et Drew.

  Je me remets tout à coup à penser à Vincent. Celui auquel j’ai jur
é un amour éternel à l’âge de seize ans. Même après que je suis rentrée de mon premier semestre au collège avec un nouveau petit ami dans mon sillage, Vincent a toujours été persuadé que nous étions faits l’un pour l’autre.

  — Tu auras beau sortir avec d’autres types, c’est moi que tu épouseras ! me disait-il avec cette fougue qui m’avait fait un jour tomber éperdument amoureuse de lui.

  Je crois bien qu’une partie de moi-même l’avait cru. Jusqu’au jour où ma mère m’a appelée pour me dire que Vincent Salerno venait de se fiancer.

  Vous voyez où je veux en venir ? Voilà un homme que j’ai pris un temps pour mon âme sœur, à qui j’ai demandé, dans un moment de folle passion, ce qu’il ferait si je mourais (j’avais dix-sept ans à l’époque, on est très porté sur le mélo à cet âge…). Et il m’avait répondu — avec la solennité d’un ado qui vient d’éprouver son premier orgasme simultané — qu’il me suivrait dans la tombe !

  Je ne lui pas demandé de détails… Ça n’avait pas d’importance. Ce qui comptait, c’est que cet homme serait mon compagnon de route.

  Inutile de chercher à savoir si Kirk peut être cet homme-là. J’ai besoin d’un peu de recul. Pour l’instant, ce n’est que l’homme avec lequel je dois me rendre dans le Massachusetts. C'est tout ce qu’une fille de trente et un ans peut attendre, pas vrai ? La fête est finie.

  D’après Colin, cependant, la fête ne fait que commencer.

  — Angie, c’est fantastique ! s’écrie-t-il le lendemain quand je lui relate ma conversation avec Kirk.

  Nous avons enfilé nos tenues, et nous attendons bien sagement que Rena en ait fini avec son coup de fil pour commencer l’enregistrement.

  — Oui.

  Je souris. C’est la première fois depuis mon dîner avec Kirk qu’une onde d’excitation s’empare de moi. Comment pourrait-il en être autrement ? Colin est fou de joie, comme si on venait de me proposer un premier rôle avec Mel Gibson pour partenaire. C’est la première fois de ma vie que j’ai le rôle titre ! Alors comment se fait-il que je me sente piégée, comme William Shatner a dû l’être dans les derniers épisodes de Star Trek ?

  — J’en déduis que tu ne seras pas la mère de mes enfants ! blague Colin.

  Il fait allusion au pacte que nous avons conclu un matin au petit déjeuner, un jour où il constatait avec tristesse qu’il ne trouverait personne dans toute la communauté gay de New York qui souhaiterait avoir des enfants autant que lui. A l’époque, il m’a paru sage de lui proposer mes propres ovules au cas où je ne me marierais pas et où je n’aurais pas d’enfants à moi.

  Soudain, un bruit infernal fait trembler les murs de la pièce. Les petits monstres débarquent dans le studio.

  Parmi eux, une petite rousse en justaucorps pourpre qui a l’air passablement furieuse.

  En examinant le minois boutonneux de cette petite fille qui cherche désespérément à échapper à l’étreinte de sa mère, je me demande quelle folie m’a poussée un jour à faire une telle promesse à Colin.

  Et si je suis capable de promettre la même chose à Kirk…

  — Je te déteste ! crie la petite qui est sur le point de se jeter par terre pour piquer une crise de nerfs, au grand dam de sa mère.

  Rena sort de son bureau et tape dans ses mains.

  — Allez, en position, tout le monde !

  Je ressens une sorte d’admiration pour Rena, qui fonce sur la petite fille, marchant avec grâce, certes, mais avec fermeté sur les pieds de sa cavalière pour rejoindre la mère. Il faut voir avec quel aplomb elle parle à cette femme, à voix basse mais d’un ton décidé en lui montrant la fillette qui est à présent en train de se tortiller comme un ver par terre en poussant des cris d’orfraie. Je suis sidérée de voir la mère s’empresser de ramasser l’enfant (toujours en train de hurler) pour la traîner vite fait hors du studio.

  Pendant ce temps, Rena est revenue vers les autres enfants, parfaitement alignés devant Colin et moi. Elle a retrouvé son sourire.

  — Bien ! Nous allons commencer.

  Je me dis illico que si jamais j’ai des enfants, il me faudra une armée de Rena pour en venir à bout.

  Mais je n’ai pas le temps de m’appesantir sur un avenir effrayant, plein de hurlements de gosses. Car la musique démarre…

  Réveillez-vous, réveillez-vous…

  Mon cœur chavire en même temps que mon corps entame le premier étirement.

  Le moment est venu de renaître à la vie…

  Soudain, j’ai les jambes en plomb, et je sens des fourmillements les envahir. Mes bras se dressent mécaniquement au-dessus de ma tête pour atteindre le soleil incarné par un projecteur aveuglant qui me semble plus brûlant que jamais en cette chaude matinée d’été.

  Réveillez-vous, réveillez-vous ! entonne une nouvelle fois le clone de Barney. Je sens la sueur commencer à dégouliner sur mon front, puis sur mes bras et mes jambes…

  Le moment est venu de vous lever et de briller !

  Le fait est qu’une fois terminée la session d’une demi-heure, je brille de partout…

  Et ça n’a rien à voir avec les exercices.

  J’appelle Grace sur le chemin du retour. Est-ce parce que j’ai peur de sa réaction après sa rupture avec Drew, ou de la mienne ? Je n’en sais rien. Je tombe sur sa secrétaire, qui m’apprend qu’elle sera en réunion toute la journée.

  — Euh, je suis Angela, son amie.

  J’espère amener la jeune femme à prendre conscience que mon statut d’amie m’autorise à joindre Grace malgré ses prétendues réunions.

  — D’accord, je lui dirai que vous avez appelé, me dit-elle d’une voix enjouée avant de raccrocher.

  La réaction de Grace ne me surprend pas outre mesure. C’est comme ça à chaque rupture : elle préfère rester seule. Je devrais être habituée…

  L'ennui, c’est que j’ai besoin d’elle maintenant. C’est égoïste, je sais, mais après la matinée que je viens de vivre à Réveil tonique, je voudrais m’entendre dire que je prends la bonne décision en faisant avancer d’un cran ma liaison avec Kirk.

  Mais au fait, Grace n’est-elle pas la dernière personne à contacter en ce moment ? Avec ce qui lui arrive, je la vois mal m’encourager à me marier et à avoir — c’est tout juste si j’arrive à prononcer le mot — des enfants…

  En revanche, je connais une inconditionnelle du mariage qui pourrait m’aider à balayer mes doutes.

  — C’est incroyable, ce que tu me dis là, Ange. Incroyable ! Ça signifie que le couvercle a sauté. Je ne serais pas surprise qu’il t’achète une bague dès que vous rentrerez à New York. Quand il aura vu à quel point sa famille t’adore, le mariage ne sera plus qu’une simple formalité.

  — Mais sa famille aimait Susan, son ex !

  Pourquoi faut-il que je me fasse systématiquement l’avocat du diable ?

  Michelle secoue la tête. Manifestement, je n’ai rien compris.

  — Susan n’a fait que dévisser le couvercle. On dirait que tu n’as pas bien suivi ce que je t’ai dit.

  — Quel couvercle ? De quoi parlez-vous ? intervient Roberta, de retour des toilettes.

  — Oui, c’est ce que je voudrais bien savoir, moi aussi. Je suis complètement larguée ! ajoute Doreen en faisant pivoter sa chaise pour se mêler à la conversation.

  Zut ! Jusqu’à présent, je me suis efforcée de cacher notre petite stratégie au reste du Comité, qui pourrait me traiter de dingue comme je l’ai fait avec Michelle au début. Seulement voilà, Michelle considère que tout a marché comme sur des roulettes, et elle ne voit aucun inconvénient à mettre Doreen et Roberta au parfum.

  Elle se lance donc dans une longue explication.

  — C'est nullissime ! déclare Doreen sans ambages dès qu’elle a terminé.

  — Angela, je suis un peu sceptique, intervient Roberta en écho.

  Elle me regarde comme si elle craignait autant que moi pour mon avenir. Elle n’arrive pas à comprendre que j’aie pu forcer le destin comme une boulimique qui s’escrime à entrer dans une tai
lle trente-huit !

  Tout ça commence à me rendre malade. Dommage que les appels téléphoniques se fassent si rares. Plus vite je mettrai fin à cette conversation, mieux ce sera… Seulement voilà, manque de chance, il y a toujours une accalmie vers les 16 heures. A cette heure-là, toutes les clientes de Lee & Laurie ont apparemment autre chose à faire que de trouver le T-shirt idéal ou d’être prises d’une frénésie d’achat pour un pantalon.

  Michelle se défend.

  — Je suis désolée, mais un homme ne parle pas de fonder une famille s’il n’est pas sérieusement épris de quelqu’un.

  — Parce que Kirk parle d’avoir des enfants ? Alors là, oui, c’est du sérieux ! intervient Roberta.

  Elle a l’air très excitée. Pour elle, c’est du solide. Je suis sur la bonne voie.

  Tous mes doutes resurgissent.

  — Roberta, tu voulais déjà avoir des enfants quand tu t’es mariée ?

  — J’ai toujours voulu en avoir. Depuis toute petite.

  Doreen intervient en faisant la moue.

  — Eh bien moi, je n’en ai jamais voulu ! A la minute même où mon ex a commencé à en parler, j’ai pris la tangente.

  Roberta n’est pas d’accord, et ça se voit.

  — Mais enfin, Doreen, ne me dis pas que vous n’avez pas abordé le sujet des enfants avant de vous marier !

  — Nous en avons parlé, et nous étions tous les deux d’accord pour dire que nous n’en voulions pas. Mais après le mariage, il a brusquement changé d’avis. C'est ça le problème avec ce fichu mariage, c’est une institution conçue pour piéger les femmes, les asservir. Pourquoi croyez-vous que tout le monde, du gouvernement aux publicitaires, se mobilise pour perpétuer ce mythe du bonheur conjugal ? Quelqu’un doit assurer la croissance de la population. Alors on fait du lavage de cerveau aux femmes pour qu’elles acceptent leur destin biologique comme leur seul avenir. Mais la vérité, c’est que le mariage n’est pas le conte de fées qu’on croit ! Ou que voudraient nous faire croire votre mère, le gouvernement et tous les ardents défenseurs des vertus de la vie de famille. Le mariage n’est qu’une institution faite pour assurer la préservation de l’espèce.

 

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