by Lynda Curnyn
Elle s’éloigne dans un tourbillon. Après avoir failli m’emmêler les pieds, je m’écroule à moitié sur mon cavalier couvert de sueur. Il me touche la joue du dos de la main.
— Ça va aller, cara ?
Mon Dieu, il a des mains gigantesques ! J’en arrive à me demander si c’est bien la boucle de sa ceinture que j’ai sentie tout à l’heure…
— Euh, je crois que je vais faire une petite pause pour souffler un peu. Et merci pour la danse, c’était très chouette.
Je ressens un choc en voyant le désespoir s’abattre sur ce visage superbe.
— Je peux vous offrir un verre ?
— Non, merci !
Et je m’enfuis comme si j’avais vu le diable ! Si au bout de trois danses je suis bonne pour faire des galipettes dans le foin, Dieu sait ce qui peut m’arriver avec un verre dans le nez ! Peut-être une maladie vénérienne ?
En revenant au bar, je retrouve Michelle en pleine conversation avec un autre Latino aussi beau que les deux premiers. C'est vrai que Grace a raison ! Cet endroit regorge de beaux mecs. Et la façon dont son interlocuteur regarde Michelle me donne mal au cœur. Hé, coucou ! Regarde un peu sa main ! J’ai du mal à croire qu’il n’ait pas remarqué les deux carats qu’elle arbore à sa main gauche !
— Tiens, Ange ! Je te présente José.
Ce dernier me prend la main et y dépose un baiser.
Michelle est en extase. Elle m’annonce fièrement :
— Tu te rends compte ! José est un descendant des conquistadors espagnols…
Je me demande si Michelle sait bien de quoi elle parle. En fait, non, elle n’en a aucune idée, et pour cause ! Les conquistadors n’ont jamais ouvert boutique à Brooklyn, et comme c’est le seul sujet qu’elle connaît… Mais c’est probablement là-dessus que compte ce bon vieux José dont le regard, soit dit en passant, vient de plonger sur la poitrine de ma copine pour la troisième fois en trente secondes. C'est-à-dire depuis que je suis là.
— Où est Claudia ?
Je me demande comment Michelle a réussi à semer la Princesse de glace.
— Elle est par là, me dit-elle en faisant un geste vers la salle.
Puis elle me colle mon sac à main dans les bras.
— Tiens, je te le rends.
Ce que je traduirais volontiers par : « Va te faire voir ! »
Qu’est-ce qui lui prend ? Elle est mariée, bon sang ! Et son mariage marche bien, si j’en crois l’impressionnante collection de photos de Frankie et d’elle qui trône dans son bureau.
Je regarde le comptoir, à la recherche de mon verre. Une bonne rasade de Bacardi O m’aiderait peut-être à avaler plus facilement la nouvelle Michelle que je viens de découvrir. Mais je ne vois rien.
— Tu as vu mon verre ?
— Zut ! C'était peut-être celui-là… Désolée !
Elle avale une dernière gorgée avant de me le rendre à moitié vide, et son sourire est loin des mots d’excuse que j’attendais. Puis elle me tourne brusquement le dos pour se concentrer sur José.
Je me sens un peu stupide de rester plantée là, à regarder Michelle flirter comme une femme qui émerge d’une longue période d’abstinence… Je décide donc d’aller m’asseoir un peu. J’avise Claudia sur l’une des banquettes. Elle sirote sa consommation d’un air hautain et jette un regard circulaire un peu dédaigneux sur la salle.
Je m’assieds sur la chaise face à elle.
— Salut ! Ça va ?
Elle sourit, comme si elle était heureuse de me voir. Je ne pense pas qu’elle se réjouisse spécialement de ma compagnie, mais tout simplement d’avoir quelqu’un près d’elle… D’ailleurs, j’en ai la confirmation en voyant ses traits se figer de nouveau. Elle s’empare de son sac à main noir, très classe, et en tire un paquet de cigarettes.
— Ces trucs-là vont te bousiller la santé ! dis-je sur le ton de la plaisanterie, juste pour entamer la conversation.
Elle me refait le coup du sourire. Un sourire glacé, suffisant, condescendant.
— Je peux t’en piquer une ?
Vu le commentaire que je viens de faire, c’est un peu culotté, non ? Et j’en rajoute !
— Je n’ai pas envie de te voir gaspiller sept minutes de ta vie toute seule.
Elle se penche pour me tendre le paquet, et je m’empare de la cigarette la plus minuscule que j’aie jamais vue. J’examine le logo rose sur le filtre.
— C'est quoi, comme marque ?
Elle me répond d’une voix neutre en laissant retomber le paquet dans son sac.
— Des Capri. Elles sont beaucoup plus légères que les cigarettes ordinaires. Et pas besoin de tirer dessus comme une malade pour aspirer une bouffée. C'est mieux pour le visage…
Elle se penche en arrière pour me permettre d’admirer le contour de sa bouche. Soit dit en passant, sa peau est drôlement lisse pour une femme qui fume un paquet par jour et ce, d’après Grace, depuis au moins vingt ans… Le Botox serait-il passé par là ?
Je m’adosse à ma chaise et j’attrape une boîte d’allumettes sur la table d’à côté.
— Nous aurons au moins la consolation de faire deux beaux cadavres, dis-je en allumant ma cigarette.
Ce trait d’humour me vaut un autre sourire forcé, suivi d’un éclat de rire à peine plus crédible. Ça n’a pas le bruit d’un rire, on dirait plutôt une toux !
Au moment où je songe sérieusement à prendre Claudia pour une espèce d’extraterrestre à la limite du robot, je reçois le choc de son regard. Un regard triste, vulnérable. Je lève la tête et j’avise un mec baraqué, pas mal du tout, qui s’arrête près de la banquette et qui lui sourit. Tiens, tiens ! On dirait que notre chère Claudia est plus humaine que je ne le pensais. Il n’y a qu’à voir l’espoir qui éclaire son regard lorsqu’elle lui rend son sourire…
— Vous n’auriez pas une cigarette, par hasard ?
Comment ne pas voir la cuisante déception qui passe dans ses yeux. Aussitôt, elle baisse la tête pour fouiller avec ardeur dans son sac. Le temps de localiser les cigarettes et de tendre le paquet, son visage a repris la froideur d’un masque. Son regard croise de nouveau celui de l’homme qui finit par s’éloigner à grands pas en marmonnant un vague remerciement. Claudia jette un œil sur son décolleté et se passe la main dans les cheveux d’un air gêné.
On dirait qu’elle n’est pas aussi sûre d’elle qu’elle voudrait nous le faire croire, surtout ici. J’essaie d’imaginer ce que je pourrais ressentir si je frisais la quarantaine, assise dans le noir dans une boîte de nuit, entourée d’hommes qui ont la moitié de mon âge et qui de toute évidence ne me voient que dans le rôle de pourvoyeuse de nicotine.
Heureusement, Grace est de retour, ce qui m’évite d’essayer de jouer la carte de la solidarité féminine. Il est probable que Claudia en aurait été gênée plus qu’autre chose…
Grace a du mal à retrouver son souffle. Elle passe une main dans ses cheveux trempés de sueur pour leur redonner un peu de volume. Ils sont absolument magnifiques !
— Je me suis é-cla-tée ! J'ai failli accepter la troisième danse et me faire raccompagner chez moi en taxi par ce mec. Vous avez vu la bête ? Superbe !
— Alors pourquoi ne pas l’avoir fait ? Ce n’est pas nous que ça aurait gênées, s’exclame Claudia.
Mais je vois bien à son visage fermé qu’elle n’en pense pas un mot. Elle se met à tirer comme une malade sur sa cigarette. Je vois ses rides d’expression s’accentuer autour de sa bouche.
Grace se contente de hausser les épaules et se laisse tomber sur la banquette à côté d’elle. Puis elle me regarde avec un mélange d’étonnement et d’inquiétude.
— Je ne savais pas que tu fumais…
— Seulement quand je vais en boîte.
Je devrais ajouter : ou quand je suis avec Michelle, ou quand je m’attends au pire en parcourant le relevé de ma carte Visa, ou encore en faisant les magasins pour choisir une bague de fiançailles… Chaque fois, ç’a un rapport avec mon avenir avec Kirk. C'est vrai que j'ai beaucoup trop fum�
� ces derniers temps, mais je vais arrêter. C’est décidé : j'arrête dès mon retour de Newton. Oui, c’est génial comme plan ! Car là-bas, il est évident que je ne pourrai pas fumer. Je suis certaine qu’aucun des membres de l’illustre famille Stevens n’a jamais permis à la nicotine de polluer son organisme. Et voilà, sevrage assuré en un seul week-end !
J’écrase ma cigarette après une dernière bouffée revigorante. Mais aussitôt, l’envie d’en allumer une autre resurgit à la pensée de ce fichu voyage en avion qui m’attend.
Grace jette un regard autour d’elle.
— Mais où est Michelle ?
— Là-bas, elle bavarde avec José, dis-je en montrant le bar.
— Que se passe-t-il ? Notre petite épouse modèle manquerait-elle de quelque chose à la maison ?
— Arrête ! Frankie et elle sont très amoureux.
Mais je sens que je défends ma collègue du bout des lèvres. Il faut dire que Michelle est en train de rire de bon cœur en se rapprochant de José.
— Depuis combien de temps sont-ils mariés ? demande Claudia, qui, elle aussi, s’est retournée pour étudier leur petit manège.
— Sept ans.
Claudia saisit la balle au bond.
— Ah, le fameux cap des sept ans ! Je connais. Moi aussi, je l’ai franchi, mais au moins, j’ai eu la décence de ne pas en profiter.
Elle a un petit sourire amer en se remémorant toutes les frasques de son mari la dernière année de son mariage. Enfin, d’après Grace…
Puis elle lève son verre dans la direction de Michelle.
— Si seulement j’avais profité des bonnes occasions quand j’étais jeune !
Grace rétorque :
— Mais tu es toujours assez jeune pour le faire. Tu n’as jamais que quelques années de plus que moi.
On dirait que c’est au tour de Grace d’être sur la défensive… Claudia se tourne vers sa copine et hausse les sourcis comme pour lui faire comprendre qu’elle non plus n’est pas de toute première jeunesse.
Pour sauver Grace du regard meurtrier de Claudia, ou pour sauvegarder l’image d’épouse modèle de Michelle qui en a pris un sérieux coup, j’explose :
— Ce n’est qu’un flirt innocent. Tout à l’heure, sur la piste de danse, j’avais l’air de filer le parfait amour avec mon cavalier, mais ce n’est pas pour autant que j’avais l’intention de faire l’amour avec lui. Pour ça, Kirk me suffit largement…
A présent, elles ont toutes les deux le regard braqué sur moi. Elles meurent d’envie de savoir ce qui m’empêche de goûter à ce bel étalon avec lequel je faisais du corps à corps il y a cinq minutes.
Grace déclare avec philosophie :
— Heureuse est la femme qui peut trouver le bonheur avec un seul homme.
— Pourtant tu étais heureuse avec Drew !
J’insiste lourdement, je sais. Mais je les ai trouvés tellement sereins, tellement attentifs l’un à l’autre la dernière fois que je les ai vus ensemble. Enfin, Grace m’avait même parlé de visiter des maisons à Westport. Comment a-t-elle pu effectuer ce virage à trois cent soixante degrés et faire table rase de tout ce à quoi elle rêvait il y a à peine un mois ?
— Si le bonheur est de dormir avec un type qui ne prend même pas la peine d’enlever ses chaussettes pendant l’amour, alors oui, on peut dire que j’étais heureuse.
Claudia pique un fou rire comme si elle partageait un secret croustillant avec Grace, ce qui est sûrement le cas. En tout cas moi, j’ignorais ce détail. Et puis, franchement, ce n’est pas une affaire d’Etat ! Il arrive aussi à Kirk de garder ses chaussettes en faisant l’amour, surtout en hiver. Il attrape facilement froid aux pieds, et alors ?
— En plus, il n’allait pratiquement jamais dans le quartier sud, ajoute Grace.
Alors là, elle devient franchement ridicule.
— Et toi, tu y vas ? Combien de fois as-tu accepté de venir chez moi ?
Cette fois, c’est au tour de Grace d’éclater de rire. Quant à Claudia, elle me regarde comme si j’étais une sorte d’attardée mentale.
— Ma pauvre chérie. Elle veut dire en bas…
Et pour s’assurer que j’ai bien compris, elle baisse les yeux sur ses cuisses.
Oh ! là, là quelle gourde ! Je n’avais pas saisi le double sens sexuel…
— Et alors ? Kirk non plus n’est pas fana de ça. Et ça m’est égal. D’ailleurs, je ne suis pas certaine que ça me plaise tant que ça.
J’ai prononcé cette dernière phrase d’un ton moins convaincant. Car je me souviens avec un peu de nostalgie des prouesses de Vincent — et même de Randy — dans ce domaine…
Du coup, personne ne rit plus. Elles me regardent toutes les deux d’un air horrifié.
Au bout d’un moment, Claudia se tourne vers Grace et lance avec une sorte de gloussement condescendant qui est sa marque de fabrique.
— Mais bien sûr, Gracie chérie. Quand on est jeune, on perd son temps avec les jeunes…
Fort heureusement, un nouveau cavalier vient me tirer de ce bourbier… Il s’appelle Umberto et n’a pas l’insolente beauté de mon premier danseur, mais il me convient très bien. J’ai déjà bu deux Bacardi O et un verre d’Herradura, poussée par Claudia, qui est devenue subitement assoiffée de tequila après que nous avons abordé le sujet de son divorce.
Tout en me pavanant et en virevoltant sur la piste de danse avec Umberto, je n’arrête pas de penser à cette histoire de « quartier sud ». Et cette fois, je ne parle pas de Chinatown…
Je change vite de partenaire. J’attaque un merengue endiablé avec un mec tellement grand que je lui arrive à la hauteur du nombril.
Peu importe, je passe un bon moment. Surtout quand ma meilleure amie me rejoint pour exécuter des pas savants sur la piste en riant comme une folle. Même Claudia a fini par s’approcher et, malgré la foule des danseurs qui me brouille un peu la vue, je crois bien qu’elle bouge des hanches au rythme trépidant de la musique.
Je m’amuse tellement que je ne vois pas le temps passer… et que Michelle s’est volatilisée !
Quand nous nous décidons toutes les trois à quitter la piste encombrée de Latinos pour rejoindre le bar et nous payer une nouvelle tournée, je commence à comprendre que notre petite épouse modèle est partie sans demander la permission.
Le barman nous sert nos consommations. Nous portons un nouveau toast, cette fois à la santé des hommes du Sud, qui sont, d’après Grace, les derniers mâles dignes de ce nom.
— Je me demande où est passée Michelle.
Je me tourne vers l’endroit où je l’ai vue pour la dernière fois, c'est-à-dire à l'autre bout du bar. C’est là que nous étions en début de soirée. Mais je ne vois aucun signe d’elle ni de son play-boy…
Grace a perçu ma soudaine inquiétude.
— Ne t’en fais pas, c’est une grande fille.
— C’est vrai, renchérit Claudia. Surtout avec cette robe.
En pensant à sa tenue moulante, je ne me sens pas très rassurée. Surtout que — ça me revient maintenant — José avait l’air de beaucoup apprécier la vue plongeante qu’il avait sur son décolleté. Et puis, avec tout l’alcool qu’elle a ingurgité…
— Je vais faire un tour pour essayer de la trouver.
Je pose mon verre sur le comptoir et je me fraye un chemin à travers la foule.
Je fais le tour du bar puis de la salle, avant de descendre les marches conduisant aux toilettes.
J’en profite pour faire un petit arrêt pipi pour évacuer tous les Bacardi O que j'ai descendus. Et je suis là, accroupie, en pleine extase lorsque j’aperçois en bas, de l’autre côté de la cloison, deux paires de pieds… Dont l’une porte un genre de mocassins d’un noir luisant qui n’ont rien à voir avec des chaussures de femme !
Quant à l’autre paire de chaussures, je la reconnais au premier coup d’œil : des talons aiguilles de dix centimètres, il n’y en a pas deux pour les porter.
— Michelle!
En moins de temps qu’il n’en faut pour dire « ouf
! », je me rhabille puis je grimpe sur le siège des toilettes, un peu déséquilibrée par les sept centimètres de mes propres talons.
J’ai une vue plongeante sur le haut du crâne de José. Un signal d’alarme retentit dans ma tête quand je constate qu’il a le visage enfoui entre les seins de Michelle…
Quant à ma collègue, elle a la tête en arrière contre le mur, les yeux mi-clos… des yeux qui deviennent grands comme des soucoupes quand elle découvre que je ne perds pas une miette du spectacle.
Elle se met à glousser.
— Eh bien, Ange, peux-tu me dire ce que tu fabriques là-haut?
— T'occupe ! C’est peut-être à toi de me dire ce que tu fais en bas, non ?
José lève le nez. Il n’a pas l’air heureux de me voir…
— C’est une affaire privée.
— Eh bien, désolée, mais la fête est finie !
Je saute maladroitement du siège et je sors de mon box.
— Allez, viens, Michelle, ouvre !
Je joins le geste à la parole en tapant sur la porte de leur petit nid d’amour.
La porte s’ouvre, et Michelle plante son regard dans le mien. Elle a les yeux un peu vitreux et le sourire coquin. Elle se décide enfin à parler et bredouille d’une voix pâteuse :
— Dans toutes les fêtes, il y a quelqu’un pour jouer les rabat-joie, c’est pour ça qu’on t’a invitée… ce soir, c’est toi la, hic ! rabat… rabat-joie.
Je l’attrape par le bras pour la tirer des griffes de José. En général, je ne suis pas aussi agressive, mais il faut dire qu’elle est complètement bourrée. Et d’après ce que j’ai vu, elle aurait très bien pu faire les frais d’une démonstration de force avant de pouvoir quitter son fameux « nid d’amour ».
Je lève le bras et je l’agite sous le nez de José.
— Tu ne vois pas qu’elle est mariée ?
Son regard se pose sur le diamant qui orne la main de Michelle.
— Ça te dérange, toi ?
— Moi, pas du tout ! s’exclame Michelle en ondulant lascivement des hanches.
De la pure provoc. Normal, dans son état. Et elle continue son cinoche.
— José a du répondant… Frankie aussi, ajoute-t-elle d’un air pleurnichard. Mais… pas autant ! Rien à voir.