Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 400

by Gustave Flaubert


  Une femme accroupie devant ses pieds attend qu’il se réveille.

  HILARION

  C’est la dualité primordiale des Brakhmanes, — l’Absolu ne s’exprimant par aucune forme.

  Sur le nombril du Dieu une tige de lotus a poussé ; et, dans son calice, paraît un autre Dieu à trois visages.

  ANTOINE

  Tiens, quelle invention !

  HILARION

  Père, Fils et Saint-Esprit ne font de même qu’une seule personne !

  Les trois têtes s’écartent, et trois grands Dieux paraissent.

  Le premier, qui est rose, mord le bout de son orteil.

  Le second, qui est bleu, agite quatre bras.

  Le troisième, qui est vert, porte un collier de crânes humains.

  En face d’eux, immédiatement surgissent trois Déesses, l’une enveloppée d’un réseau, l’autre offrant une coupe, la dernière brandissant un arc.

  Et ces Dieux, ces Déesses se décuplent, se multiplient. Sur leurs épaules poussent des bras, au bout de leurs bras des mains tenant des étendards, des haches, des boucliers, des épées, des parasols et des tambours. Des fontaines jaillissent de leurs têtes, des herbes descendent de leurs narines.

  A cheval sur des oiseaux, bercés dans des palanquins, trônant sur des sièges d’or, debout dans des niches d’ivoire, ils songent, voyagent, commandent, boivent du vin, respirent des fleurs. Des danseuses tournoient, des géants poursuivent des monstres ; à l’entrée des grottes des solitaires méditent. On ne distingue pas les prunelles des étoiles, les nuages des banderoles ; des paons s’abreuvent à des ruisseaux de poudre d’or, la broderie des pavillons se mêle aux taches des léopards, des rayons colorés s’entre-croisent sur l’air bleu, avec des flèches qui volent et des encensoirs qu’on balance.

  Et tout cela se développe comme une haute frise — appuyant sa base sur les rochers, et montant jusque dans le ciel.

  ANTOINE

  ébloui :

  Quelle quantité ! que veulent-ils ?

  HILARION

  Celui qui gratte son abdomen avec sa trompe d’éléphant, c’est le Dieu solaire, l’inspirateur de la sagesse.

  Cet autre, dont les six têtes portent des tours et les quatorze bras des javelots, c’est le prince des armées, le Feu-dévorateur.

  Le vieillard chevauchant un crocodile va laver sur le rivage les âmes des morts. Elles seront tourmentées par cette femme noire aux dents pourries, dominatrice des enfers.

  Le chariot tiré par des cavales rouges, que conduit un cocher qui n’a pas de jambes, promène en plein azur le maître du soleil. Le Dieu-lune l’accompagne, dans une litière attelée de trois gazelles.

  A genoux sur le dos d’un perroquet, la déesse de la Beauté présente à l’Amour, son fils, sa mamelle ronde. La voici plus loin, qui saute de joie dans les prairies. Regarde ! regarde ! Coiffée d’une mitre éblouissante, elle court sur les blés, sur les flots, monte dans l’air, s’étale partout !

  Entre ces Dieux siègent les Génies des vents, des planètes, des mois, des jours, cent mille autres ! et leurs aspects sont multiples, leurs transformations rapides. En voilà un qui de poisson devient tortue ; il prend la hure d’un sanglier, la taille d’un nain.

  ANTOINE

  Pour quoi faire ?

  HILARION

  Pour rétablir l’équilibre, pour combattre le mal. Mais la vie s’épuise, les formes s’usent ; et il leur faut progresser dans les métamorphoses.

  Tout à coup paraît

  UN HOMME NU

  assis au milieu du sable, les jambes croisées.

  Un large halo vibre, suspendu derrière lui. Les petites boucles de ses cheveux noirs, et à reflets d’azur, contournent symétriquement une protubérance au haut de son crâne. Ses bras, très-longs, descendent droits contre ses flancs. Ses deux mains, les paumes ouvertes, reposent à plat sur ses cuisses. Le dessous de ses pieds offre l’image de deux soleils ; et il reste complètement immobile — en face d’Antoine et d’Hilarion, — avec tous les Dieux à l’entour, échelonnés sur les roches comme sur les gradins d’un cirque.

  Ses lèvres s’entrouvrent ; et d’une voix profonde :

  Je suis le maître de la grande aumône, le secours des créatures, et aux croyants comme aux profanes j’expose la loi.

  Pour délivrer le monde, j’ai voulu naître parmi les hommes. Les Dieux pleuraient quand je suis parti.

  J’ai d’abord cherché une femme comme il convient : de race militaire, épouse d’un roi, très-bonne, extrêmement belle, le nombril profond, le corps ferme comme du diamant ; et au temps de la pleine lune, sans l’auxiliaire d’aucun mâle, je suis entré dans son ventre.

  J’en suis sorti par le flanc droit. Des étoiles s’arrêtèrent.

  HILARION

  murmure entre ses dents :

  « Et quand ils virent l’étoile s’arrêter, ils conçurent un grande joie ! »

  Antoine regarde plus attentivement

  LE BUDDHA

  qui reprend :

  Du fond de l’Himalaya, un religieux centenaire accourut pour me voir.

  HILARION

  « Un homme appelé Siméon, qui ne devait pas mourir avant d’avoir vu le

  Christ ! »

  LE BUDDHA

  On m’a mené dans les écoles. J’en savais plus que les docteurs.

  HILARION

  “…Au milieu des docteurs ; et tous ceux qui l’entendaient étaient ravis de sa sagesse. »

  Antoine fait signe à Hilarion de se taire.

  LE BUDDHA

  Continuellement, j’étais à méditer dans les jardins. Les ombres des arbres tournaient ; mais l’ombre de celui qui m’abritait ne tournait pas.

  Aucun ne pouvait m’égaler dans la connaissance des écritures, l’énumération des atomes, la conduite des éléphants, les ouvrages de cire, l’astronomie, la poésie, le pugilat, tous les exercices et tous les arts !

  Pour me conformer à l’usage, j’ai pris une épouse ; — et je passais les jours dans mon palais de roi, vêtu de perles, sous la pluie des parfums, éventé par les chasse-mouches de trente-trois mille femmes, regardant mes peuples du haut de mes terrasses, ornées de clochettes retentissantes.

  Mais la vue des misères du monde me détournait des plaisirs. J’ai fui.

  J’ai mendié sur les routes, couvert de haillons ramassés dans les sépulcres ; et comme il y avait un ermite très-savant, j’ai voulu devenir son esclave ; je gardais sa porte, je lavais ses pieds.

  Toute sensation fut anéantie, toute joie, toute langueur.

  Puis, concentrant ma pensée dans une méditation plus large, je connus l’essence des choses, l’illusion des formes.

  J’ai vidé promptement la science des Brahkmanes. Ils sont rongés de convoitises sous leurs apparences austères, se frottent d’ordures, couchent sur des épines, croyant arriver au bonheur par la voie de la mort !

  HILARION

  « Pharisiens, hypocrites, sépulcres blanchis, race de vipères ! »

  LE BUDDHA

  Moi aussi, j’ai fait des choses étonnantes — ne mangeant par jour qu’un seul grain de riz, et les grains de riz dans ce temps-là n’étaient pas plus gros qu’à présent ; — mes poils tombèrent, mon corps devint noir ; mes yeux rentrés dans les orbites semblaient des étoiles aperçues au fond d’un puits.

  Pendant six ans, je me suis tenu immobile, exposé aux mouches, aux lions et aux serpents ; et les grands soleils, les grandes ondées, la neige, la foudre, la grêle et la tempête, je recevais tout cela, sans m’abriter même avec la main.

  Les voyageurs qui passaient, me croyant mort, me jetaient de loin des mottes de terre !

  La tentation du Diable me manquait.

  Je l’ai appelé.

  Ses fils sont venus, — hideux, couverts d’écaillés, nauséabonds comme des charniers, hurlant, sifflant, beuglant, entre-choquant des armures et des os de mort. Quelques-uns crachent des flammes par les naseaux, quelques-uns font des ténèbres avec leurs ailes, quelques-uns portent des chapelets de doigt
s coupés, quelques-uns boivent du venin de serpent dans le creux de leurs mains ; ils ont des têtes de porc, de rhinocéros ou de crapaud, toutes sortes de figures inspirant le dégoût ou la terreur.

  ANTOINE

  à part :

  J’ai enduré cela, autrefois !

  LE BUDDHA

  Puis il m’envoya ses filles — belles, bien fardées, avec des ceintures d’or, les dents blanches comme le jasmin, les cuisses rondes comme la trompe de l’éléphant. Quelques-unes étendent les bras en bâillant, pour montrer les fossettes de leurs coudes ; quelques-unes clignent les yeux, quelques-unes se mettent à rire, quelques-unes entr’ouvrent leurs vêtements. Il y a des vierges rougissantes, des matrones pleines d’orgueil, des reines avec une grande suite de bagages et d’esclaves.

  ANTOINE

  à part :

  Ah ! lui aussi ?

  LE BUDDHA

  Ayant vaincu le démon, j’ai passé douze ans à me nourrir exclusivement de parfums ; — et comme j’avais acquis les cinq vertus, les cinq facultés, les dix forces, les dix-huit substances, et pénétré dans les quatre sphères du monde invisible, l’Intelligence fut à moi ! Je devins le Buddha !

  Tous les Dieux s’inclinent ; ceux qui ont plusieurs têtes les baissent à la fois.

  Il lève dans l’air sa haute main et reprend :

  En vue de la délivrance des êtres, j’ai fait des centaines de mille de sacrifices ! J’ai donné aux pauvres des robes de soie, des lits, des chars, des maisons, des tas d’or et des diamants. J’ai donné mes mains aux manchots, mes jambes aux boiteux, mes prunelles aux aveugles ; j’ai coupé ma tête pour les décapités. Au temps que j’étais roi, j’ai distribué des provinces ; au temps que j’étais brahkmane, je n’ai méprisé personne. Quand j’étais un solitaire, j’ai dit des paroles tendres au voleur qui m’égorgea. Quand j’étais un tigre, je me suis laissé mourir de faim.

  Et dans cette dernière existence, ayant prêché la loi, je n’ai plus rien à faire. La grande période est accomplie ! Les hommes, les animaux, les Dieux, les bambous, les océans, les montagnes, les grains de sable des Ganges avec les myriades de myriades d’étoiles, tout va mourir ; — et, jusqu’à des naissances nouvelles, une flamme dansera sur les ruines des mondes détruits !

  Alors un vertige prend les Dieux. Ils chancellent, tombent en convulsions, et vomissent leurs existences. Leurs couronnes éclatent, leurs étendards s’envolent. Ils arrachent leurs attributs, leurs sexes, lancent par dessus l’épaule les coupes où ils buvaient l’immortalité, s’étranglent avec leurs serpents, s’évanouissent en fumée ; — et quand tout a disparu …

  HILARION

  lentement :

  Tu viens de voir la croyance de plusieurs centaines de millions d’hommes !

  Antoine est par terre, la figure dans ses mains. Debout près de lui, et tournant le dos à la croix, Hilarion le regarde.

  Un assez long temps s’écoule.

  Ensuite, paraît un être singulier, ayant une tête d’homme sur un corps de poisson. Il s’avance droit dans l’air, en battant le sable de sa queue ; — et cette figure de patriarche avec de petits bras fait rire Antoine.

  OANNÈS

  d’une voix plaintive :

  Respecte-moi ! Je suis le contemporain des origines.

  J’ai habité le monde informe où sommeillaient des bêtes hermaphrodites, sous le poids d’une atmosphère opaque, dans la profondeur des ondes ténébreuses, — quand les doigts, les nageoires et les ailes étaient confondus, et que des yeux sans tête flottaient comme des mollusques, parmi des taureaux à face humaine et des serpents à pattes de chien.

  Sur l’ensemble de ces êtres, Omorôca, pliée comme un cerceau, étendait son corps de femme. Mais Bélus la coupa net en deux moitiés, fit la terre avec l’une, le ciel avec l’autre ; et les deux mondes pareils se contemplent mutuellement.

  Moi, la première conscience du Chaos, j’ai surgi de l’abîme pour durcir la matière, pour régler les formes ; et j’ai appris aux humains la pêche, les semailles, l’écriture et l’histoire des Dieux.

  Depuis lors, je vis dans les étangs qui restent du Déluge. Mais le désert s’agrandit autour d’eux, le vent y jette du sable, le soleil les dévore ; — et je meurs sur ma couche de limon, en regardant les étoiles à travers l’eau. J’y retourne.

  Il saute, et disparaît dans le Nil.

  HILARION

  C’est un ancien Dieu des Chaldéens !

  ANTOINE

  ironiquement :

  Qu’étaient donc ceux de Babylone ?

  HILARION

  Tu peux les voir !

  Et ils se trouvent sur la plate-forme d’une tour quadrangulaire dominant six autres tours qui, plus étroites à mesure qu’elles s’élèvent, forment une monstrueuse pyramide. On distingue en bas une grande masse noire, — la ville sans doute, — étalée dans les plaines. L’air est froid, le ciel d’un bleu sombre ; des étoiles en quantité palpitent.

  Au milieu de la plate-forme, se dresse une colonne de pierre blanche. Des prêtres en robes de lin passent et reviennent tout autour, de manière à décrire par leurs évolutions un cercle en mouvement ; et, la tête levée, ils contemplent les astres.

  HILARION

  en désigne plusieurs à saint Antoine.

  Il y en a trente principaux. Quinze regardent le dessus de la terre, quinze le dessous. A des intervalles réguliers, un d’eux s’élance des régions supérieures vers celles d’en bas, tandis qu’un autre abandonne les inférieures pour monter vers les sublimes.

  Des sept planètes, deux sont bienfaisantes, deux mauvaises, trois ambiguës ; tout dépend, dans le monde, de ces feux éternels. D’après leur position et leur mouvement on peut tirer des présages ; — et tu foules l’endroit le plus respectable de la terre. Pythagore et Zoroastre s’y sont rencontrés. Voilà douze mille ans que ces hommes observent le ciel, pour mieux connaître les Dieux.

  ANTOINE

  Les astres ne sont pas Dieux.

  HILARION

  Oui ! disent-ils ; car les choses passent autour de nous ; le ciel, comme l’éternité, reste immuable !

  ANTOINE

  Il a un maître, pourtant.

  HILARION

  montrant la colonne :

  Celui-là, Bélus, le premier rayon, le Soleil, le Mâle ! — L’Autre, qu’il féconde, est sous lui !

  Antoine aperçoit un jardin, éclairé par des lampes.

  Il est au milieu de la foule, dans une avenue de cyprès. A droite et à gauche, des petits chemins conduisent vers des cabanes établies dans un bois de grenadiers, que défendent des treillages de roseaux.

  Les hommes, pour la plupart, ont des bonnets pointus avec des robes chamarrées comme le plumage des paons. Il y a des gens du nord vêtus de peaux d’ours, des nomades en manteau de laine brune, de pâles Gangarides à longues boucles d’oreilles ; et les rangs comme les nations paraissent confondus, car des matelots et des tailleurs de pierres coudoient des princes portant des tiares d’escarboucles avec de hautes cannes à pomme ciselée. Tous marchent en dilutant les narines, recueillis dans le même désir.

  De temps à autre, ils se dérangent pour donner passage à un long chariot couvert, traîné par des boeufs ; ou bien c’est un âne, secouant sur son dos une femme empaquetée de voiles, et qui disparaît aussi vers les cabanes.

  Antoine a peur ; il voudrait revenir en arrière. Cependant une curiosité inexprimable l’entraîne.

  Au pied des cyprès, des femmes sont accroupies en ligne sur des peaux de cerf, toutes ayant pour diadème une tresse de cordes. Quelques-unes, magnifiquement habillées, appellent à haute voix les passants. De plus timides cachent leur figure sous leur bras, tandis que par derrière, une matrone, leur mère sans doute, les exhorte. D’autres, la tête enveloppée d’un châle noir et le corps entièrement nu, semblent de loin des statues de chair. Dès qu’un homme leur a jeté de l’argent sur les genoux, elles se lèvent.

  Et on entend des baisers sous les feuillages, — quelquefois un grand cri aigu.

&
nbsp; HILARION

  Ce sont les vierges de Babylone qui se prostituent à la Déesse.

  ANTOINE

  Quelle déesse ?

  HILARION

  La voilà !

  Et il lui fait voir, tout au fond de l’avenue, sur le seuil d’une grotte illuminée, un bloc de pierre représentant l’organe sexuel d’une femme.

  ANTOINE

  Ignominie ! quelle abomination de donner un sexe à Dieu !

  HILARION

  Tu l’imagines bien comme une personne vivante !

  Antoine se retrouve dans les ténèbres.

  Il aperçoit, en l’air, un cercle lumineux, posé sur des ailes horizontales.

  Cette espèce d’anneau entoure, comme une ceinture trop lâche, la taille d’un petit homme coiffé d’une mitre, portant une couronne à sa main, et tout la partie inférieure du corps disparaît sous de grandes plumes étalées en jupon.

  C’est

  ORMUZ

  le dieu des Perses.

  Il voltige en criant :

  J’ai peur ! J’entrevois sa gueule.

  Je t’avais vaincu, Ahriman ! Mais tu recommences !

  D’abord, te révoltant contre moi, tu as fait périr l’aîné des créatures

  Kaiomortz, l’homme-Taureau. Puis tu as séduit le premier couple humain,

  Meschia et Meschiané ; et tu as répandu les ténèbres dans les coeurs, tu

  as poussé vers le ciel tes bataillons.

  J’avais les miens, le peuple des étoiles ; et je contemplais au-dessous de mon trône tous les astres échelonnés.

  Mithra, mon fils, habitait un lieu inaccessible. Il y recevait les âmes, les en faisait sortir, et se levait chaque matin pour épandre sa richesse.

  La splendeur du firmament était reflétée par la terre. Le feu brillait sur les montagnes, — image de l’autre feu dont j’avais créé tous les êtres. Pour le garantir des souillures, on ne brûlait pas les morts. Le bec des oiseaux les emportait vers le ciel.

  J’avais réglé les pâturages, les labours, le bois du sacrifice, la forme des coupes, les paroles qu’il faut dire dans l’insomnie ; — et mes prêtres étaient continuellement en prières, afin que l’hommage eût l’éternité du Dieu. On se purifiait avec de l’eau, on offrait des pains sur les autels, on confessait à haute voix ses crimes.

 

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