Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 499

by Gustave Flaubert


  Si vous voulez du grand et du beau, il faut sortir de l’église et gagner la montagne, vous élever des vallées et monter vers la région des neiges. C’est une belle vie que celle de chasser l’isard ou l’ours, de vivre dans le pays des aigles, d’être haut comme eux et de leur faire la guerre.

  Quand on va au port de Venasque on traverse d’abord une grande forêt de frênes et de hêtres qui couvrent deux montagnes qui se regardent face à face. Les ravins ont enlevé des arbres, et font sur le côté opposé à celui où vous marchez comme des chemins qui serpentent en tombant à travers les bois. C’était le matin, et les lueurs du soleil levant dessinaient les ombres des branches sur la mousse et sur les feuilles jonchées par terre ; il avait plu, le chemin était boueux ; la lune blanche remontait dans le ciel. Avant de gravir Je plus rude, on s’arrête à l’hospice, grande maison nue au dehors comme au dedans, où nous n’avons vu que les enfants du gardien qui se taisaient en nous regardant. La cuisine est haute et voûtée pour soutenir le poids des avalanches ; des meurtrières dans les murs remplacent les fenêtres, et quand on ferme lès auvents il fait nuit. La fumée sortait en nuages du foyer, et le vent qui venait du dehors passait sur les murs noirs et l’agitait autour de nous sans l’entraîner en se retirant. Des chênes dégrossis, placés devant le feu, servent de bancs, et bien des belles voyageuses qui venaient là s’y asseoir au mois d’août, en compagnie, gantées, heureuses d’être dans les montagnes et de pouvoir le dire, ne pensent guère que quelques mois plus tard, sur ces mêmes bancs, dans les nuits d’hiver, viennent s’asseoir aussi, armés et sombres, les contrebandiers et les chasseurs d’ours. On ferme les ouvertures avec du foin et de la paille, la résine éclaire la voûte, et l’arbre brûle dans cet âtre sombre autour duquel sont réunis quelquefois jusqu’à cinquante hommes, montagnards égarés, chasseurs, contrebandiers, proscrits.Tous se rangent en cercle pour se chauffer ; les uns guettent les bruits de pas sur la neige, les autres laissent venir le jour et fument sous le manteau de la cheminée. Je crois qu’on y cause peu, et que le vent qui rugit dans la montagne et qui siffle dans les jointures de la porte y fait taire les hommes ; on écoute, on se regarde, et quoique les murs soient solides on a je ne sais quel respect qui vous rend silencieux.

  A partir de l’hospice la route monte en zigzag et devient de plus en plus scabreuse, ardue et aride. On tourne à chaque instant pour faciliter la montée, et si on regarde derrière soi on s’étonne de la hauteur où l’on est parvenu. L’air est pur, le vent souffle et le vent vous étourdit ; fes chevaux montent vite, donnant de furieux coups d’épaule, baissant la tête comme pour mordre la route et s’y hissent.

  A votre gauche vous apercevez successivement quatre lacs enchâssés dans des rochers, calmes comme s’ils étaient gelés ; point de plantes, pas de mousse, rien ; les teintes sont plus vertes et plus livides sur les bords et toute la surface est plutôt noire que bleue. Rien n’est triste comme la couleur de ces eaux qui ont l’air cadavéreuses et violacées et qui sont plus immobiles et plus nues que les rochers qui les entourent. De temps en temps on croit être arrivé au haut de la montagne, mais tout à coup elle fait un détour, semble s’allonger, comme courir devant vous à mesure que vous montez sur elle ; vous vous arrêtez pourtant, croyant que la montagne vous barre le passage et vous empêche d’aller plus avant, que tout est fini, et qu’il n’y a plus qu’à se retourner pour voir la France, mais voilà que subitement, et comme si la montagne se déchirait, la Maladetta surgit devant vous. A gauche toutes les montagnes de l’Auvergne, à droite la Catalogne, l’Espagne là devant vous, et l’esprit peut courir jusqu’à Séville, jusqu’à Tolède, dans I’AIhambra, jusqu’à Cordoue, jusqu’à Cadix, escaladant les montagnes et volant avec les aigles qui planent sur nos têtes, ainsi que d’une plage de l’Océan l’œil plonge dans l’horizon, suit le sillage des navires et voit de là, dans la lointaine Amérique, les bananiers en fleurs, et les hamacs suspendus aux platanes des forêts vierges.

  A voir tous les pics hérissés qui s’abaissent et montent inégalement, les uns apparaissant derrière les autres, tous se pressant, serrés et portés au ciel dans des efforts immenses, on dirait les vagues colossales d’un océan de neige qui se serait immobilisé tout à coup.

  En longeant la montagne le sentier se rétrécit, et les schistes calcaires sur lesquels on marche ressemblent à des lames de couteaux qui vous offriraient leur tranchant.

  Quand on est arrivé à la hauteur de la Pigue, on est retourné vers la France que l’on aperçoit dans les nuages, et dont les plaines se dressent au loin comme des immenses tableaux suspendus, vous offrant des massifs d’arbres, des vallées qui ondulent, des plaines qui s’étendent à l’infini, spectacle d’aigles que vous contemplez du haut d’un amphithéâtre de 1,500 toises.

  Dans les gorges des montagnes placées sous nous, des nuages blancs se formaient et montaient dans le ciel ; le vent de la terre les faisait monter vers nous, et quand ils nous ont entourés, le soleil qui les traversait comme à travers un tamis blanc fit à chacun de nous une auréole qui couronnait notre ombre et marchait à nos côtés.

  TOULOUSE.

  II est commode de n’avoir qu’une demi-science, tout est clair et s’explique ; une érudition plus avancée me gênerait et j’en sais juste assez pour pouvoir dire des sottises de la meilleure foi du monde. Je vois clair comme le jour dans les recoins les plus obscurs, tout s’explique et s’encadre dans mon système ; j’assigne les dates et les caractères avec sang-froid et une assurance miraculeuse. Je retrouve complaisamment ce que j’ai flairé et je fais de la philosophie de l’art, sans en savoir l’alphabet. Ce que je pourrais dire ici de Saint-Sernin serait le pendant de Saint-Bertrand de Comminges, ratatouille de styles qui figurerait bien en face de l’autre, flanqué de cornichons et de réflexions esthétiques. Je vais donc, comme un vrai savant, indiquer ici un aperçu ingénieux qui va se trouver là à propos de rien, comme il m’est pointé hier soir dans l’esprit en me couchant.

  Ecrit sur le canal du Midi pour passer le temps :

  II ne s’agirait rien moins que de savoir pourquoi, en avançant dans Iexvi” siècle et dans Iexvn’, on trouve en architecture précisément l’inverse de ce qui arrive dans l’histoire de la poésie et de la prose ; pourquoi la pierre se dégrade tandis que la parole devient au contraire éminemment plus nette et plus accentuée. A mesure, par exemple, que Rabelais se filtre et se clarifie dans Montaigne, que Régnier succède à Ronsard et qu’il n’est pas jusqu’à Scarron qui ne se souvienne de Francion, le style de Louis XIII succède hélas à celui d’Henri II, les fenêtres des maisons se rétrécissent et le mur blanc gagne sur les sculptures qu’on y avait dessinées. Non pas que je veuille dire que bien des figures et des niches curieusement taillées n’aient sauté aussi dans le style, abattues à grands coups de marteau, cassées en bloc pour faire de la prose, mais ici il y a renaissance, là il y a mort.

  Quand on lit Rabelais et qu’on s’y aventure, on finit par perdre le fil et par avancer dans un dédale dont vous ne savez bientôt ni les issues ni les entrées ; ce sont des arabesques à n’en plus finir, des poussées de rire qui étourdissent, des fusées de folle gaieté qui retombent en gerbes, illuminant et obscurcissant à la fois à la manière des grands feux ; rien de général ne se saisit, on pressent et on prévoit bien quelque chose, mais quant à un sens clair, à une idée nette, c’est ce qu’il n’y faut point chercher. Dans Montaigne tout est libre, facile ; on y nage en pleine intelligence humaine, chaque flot de pensée emplit et colore la longue phrase causeuse qui finit tantôt par un saut tantôt par un arrêt. La pensée de la Renaissance, d’abord vague et confuse, pleine de rire et de joie géante dans Rabelais, est devenue plus humaine, dégagée d’idéal et de fantastique ; elle a quitté le roman et est devenue philosophie. Ce que je voudrais nettement exprimer, c’est la marche ascendante du style, le muscle dans la phrase qui devient chaque jour plus dessiné et plus raide. Ainsi passez de Retz à Pascal, de Corneille à Molière, l’idée se précise et la phrase se resserre, s’éclaire ;
elle laisse rayonner en elle l’idée qu’elle contient comme une lampe dans un globe de cristal, mais la lumière est si pure et si éclatante qu’on ne voit pas ce qui la couvre. C’est là, si je ne me trompe, l’essence de Ja prose française du xvn* siècle : le dégagement de la forme pour rendre la pensée, la métaphysique dans l’art, et, pour employer un mot qui sent trop l’école, la substance en tant qu’être. Je doute que l’architecture ait fait quelque chose de semblable. Elle se dépouille bien, en effet, comme le style, de tous les contours qui entravaient sa marche, et comme dans le style aussi elle a passé un rabot qui fait sauter mille choses gracieuses de la Renaissance ou du moyen âge qui disparaissent pour toujours avec les derniers vestiges de grâce naïve ; la bonne pensée gauloise, échauffée au souvenir latin, ne s’en ira pas moins ; l’arabesque meurt avec Rabelais, la Renaissance, quelque belle qu’elle ait été, n’a vécu qu’un jour. Ce qui a été pour la pierre tout un jour de vie est une aurore, une ère nouvelle pour les lettres. C’est que la pierre n’exprime ni la philosophie ni la critique ; elle ne fait ni le roman, ni le conte, ni le drame ; elle est l’hymne. II ne lui est plus resté après Luther, après la satire Ménippée, qu’à s’aligner dans les quais, à paver les routes, à bâtir des palais, et Louis XIV qui voulait s’en faire des temples pour y vivre n’a pu lui donner la vie ; le sang en était parti avec la foi, c’était chose usée, outil cassé dont l’ouvrier était mort. Tout ce que la pierre n’avait pas dit, la prose se chargea de le dire et elle le dit bien. Maintenant que nous croyons tout expirant, que trois siècles de littérature ont raffiné sur chaque nuance du cœur de l’homme, usant toutes les formes, parlant tous les mots, faisant vingt langues dans un siècle et renfermant dans une immense synthèse Pascal contre Montaigne, Voltaire contre Bossuet, Lafontaine et Marot, Chateaubriand et Rousseau, le doute et -la foi, l’art et la poésie, la monarchie et la démocratie, tous les cris les plus doux et les plus forts, à cette heure, dis-je, où les poètes se rencontrent inquiets et où chacun demande à l’autre s’il a retrouvé la Muse envolée, quelle sera la lyre sur laquelle les hommes chanteront ? reprendront-ils le ciseau pour bâtir la Babel de leurs idées ? dans quelle eau de Jouvence se retrempera leur plume ? C’est ce que je me disais dans Sairit-Sernin à Toulouse, me promenant sous sa belle nef romane ; catacombe de pierre où sont ensevelies de vieilles idées, nous n’avons pour elle qu’une vénération de curiosité et nous faisons craquer nos bottes vernies sur les dalles où dorment les saints. Eh ! pourquoi pas ? Que nous font les saints, à nous autres ? Nous étudions l’histoire du christianisme comme celle de l’islamisme et nous nous ennuyons de l’un et de l’autre. Nous sentons bien qu’il nous faut quelque chose que nous ne savons pas, mais ce n’est rien de ce qu’on nous offre. J’étais fatigué de l’église, quelque beau que soit son roman, j’étais assommé d’église et je le suis encore ; le curé nous dit qu’il y avait des reliques, je l’ai cru en homme bien élevé, et un mouvement de joie inconcevable m’a fait bondir le cœur quand il m’a dit que le vélin des missels avait fait des cartouches. Je rencontrais là au moins quelque chose de notre vie, de ma vie, de la colère brutale ; une passion au moins que nous comprenons, qu’un rien peut rallumer, tandis que pour la foi la niche même en est cassée en pièces dans notre cœur.

  Qu’avais-je besoin d’aller à Saint-Sernin pour voir des arceaux romans dans le goût moresque, un vieux christ en bois doré qui m’a fait penser à Don Quichotte et qu’un autre jour j’aurais trouvé superbe ? Mais j’avais mal dormi et j’avais froid, et puis il y a des choses qu’on ne sent bien qu’en certains jours ; il faut être en humeur et en veine de manger. C’est comme le canal du Midi sur lequel j’écris maintenant : traîné par des chevaux, notre bateau glisse entre des rangées d’arbres qui mirent leurs têtes rondes dans l’eau, l’eau fait semblant de murmurer à la proue, nous nous arrêtons de temps en temps à des écluses, la manivelle crie et la corde se tend. Il y a des gens qui trouvent cela superbe et qui se pâment en sensation pittoresque, cela m’ennuie comme la poésie descriptive. Quand on a dépassé certaines classes d’idées et d’émotions, on ne regarde guère ce qui est au-dessous de vous ; il en est de même pour tout, pour les croyances, pour les amours ; nous ne nous reverrons jamais qu’en imagination dans notre temps passé, et nous ne l’aurons que par souvenir. Quelquefois, il est vrai, on détourne la tête pour voir en arrière, mais les jambes vous portent toujours en avant, le cœur humain pas plus que l’histoire ne recule jamais, et comme sous les pieds du cheval d’Attila l’herbe ne repousse pas où il a marché et brouté.

  D’ailleurs c’est toujours la même chose, une église du Midi ! Le dehors est roman, le plus souvent le portail est de la Renaissance ; à l’intérieur, du rechampissage et du badigeon.

  Ainsi qu’à Saint-Bertrand de Comminges, le chœur de Saint-Sernin à Toulouse est de bois sculpté, bien inférieur à celui-ci tant par l’exécution que par le dessin ; les culs-de-lampe du dais continu qui couronne les miséricordes tombent moins bas, sont plus raides et plus carrés ; les miséricordes elles-mêmes ne signifient rien, elles sont sculptées plus lourdement et leur rangée est terminée aux quatre coins par de gros Amours qui ont le ventre tendu comme des hydropiques. Au fond, en face de la chaire de l’évêque et collée au mur, se dresse une grande Naïade les cheveux en arrière et présentant l’abdomen dans un mouvement de croupe à la Bacchante, incartade drolatique mise en face de Monseigneur pour le délecter un peu pendant l’office. Car j’imagine que l’homme qui s’asseyait dans cette chaire-là, au milieu de ces femmes nues, de ces Amours bouffis et de ces guirlandes sur lesquelles ils dansent, devait lire Marot plus que saint Augustin et faire ses petites heures d’Horace, à la mode des prélats du xvie siècle qui avaient peur de gâter leur latinité en lisant l’évangile. Entre chaque miséricorde il y a alternativement, sur la partie la plus saillante, une jeune femme et une vieille : les premières sont belles, de face pure, et vous regardent avec une sécurité impudente ; les secondes sont maigres et furieuses et tiennent le milieu entre la sorcière et la harpie.

  L’église Saint-Etienne se compose de deux parties, deux nefs ajustées ensemble, avec un angle à gauche comme deux bâtons l’un au bout de l’autre et mal attachés ; la première est romane, la seconde est gothique. Le chœur est de la Restauration, de même qu’à Castelnaudary. L’église Saint-Michel a un portail gothique, masqué par une porte moderne, et son autre façade a été bouchée avec du plâtre. Saint-Jean vous offre une enveloppe carlovingienne et un intérieur plein de mauvaises peintures d’auberge. On entre là pensant y rencontrer le moyen âge et on trouve la Restauration.

  Ce matin, quand nous sommes allés à SaintFerréol, j’ai regardé du haut du parapet le grand bassin ; l’eau était basse et le vent tiraillait sur les cailloux çà et là, comme une loque, une méchante vague. Vous auriez fermé les jeux et vous auriez reconnu que ce n’était pas le bruit d’un lac, mais une vague artificielle tant sa voix était phtisique et grêle. A cette minute je suis encaissé entre deux écluses ; quand le trop-plein arrive, l’eau coule bêtement et fait le long des pierres comme le bruit d’un homme qui pisse dans un pot de chambre. Voilà le soleil qui se couche, et les joncs du bord se mirent dans l’eau et dessinent en avant et en arrière une longue bande d’ombre. Les joncs ici sont taillés au cordeau et égalisés, on les y plante (planter des joncs !) et on en fait une sorte de palissade d’herbe droite pour empêcher d’endommager les propriétés. Comme je ne suis pas propriétaire, j’aimerais autant voir sous l’eau un champ d’herbes inclinées irrégulièrement, en petits clochers verts qu’agiterait maintenant le vent et qui se ploieraient sous le poids des sauterelles qui s’y mirent avec elles.

 

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