Complete Works of Gustave Flaubert

Home > Fiction > Complete Works of Gustave Flaubert > Page 504
Complete Works of Gustave Flaubert Page 504

by Gustave Flaubert


  Tout le revers de la montagne est couvert d’une forêt de hêtres qui poussent on ne sait comment dans les granits ; de grands glacis s’étendent les uns sur les autres ; nos malheureuses bêtes, que personne ne conduisait, hésitaient à chaque pas à avancer et piétinaient de devant, toutes tremblantes de peur ; nous-mêmes, à l’aide de grands bâtons que nous avions ramassés, ne pouvions faire autrement que de marcher à pas de géants et de sauter tant bien que mal par-dessus les racines qui ressortaient du sol et s’étendaient au loin au milieu des pierres.

  Nous avons trouvé au bas de cette côte quelques amis du capitaine ( tous armés de fusils et accompagnés de chiens), qui étaient venus à sa rencontre. II faisait presque nuit, le vent du soir venait sécher la sueur qui trempait nos cheveux ; comme je me sentais bon jarret, je fis lestement à pied la distance qui nous séparait du village, le maquis alors n’avait pas plus de deux pieds de hauteur ; cela reposait de courir dans les ronces et les joncs marins, après avoir sauté sur du granit. Enfin au détour d’une petite colline, nous aperçûmes des champs enclos de haies et nous entendîmes des chiens japper, et bientôt nous arrivâmes au village.

  La maison du fils du capitaine, où nous devions loger, se trouve la dernière du pays. A la voir extérieurement, avec toutes ses vitres cassées, et ses sombres murs gris, je présumais un triste gîte ; mais deux gros enfants joufflus et bruns, qui vinrent embrasser leur grand-père à la descente de cheval, nous montrèrent à leur bon air et à leurs vêtements propres que mes prévisions étaient injustes, et je me sentis alors soulagé de tout l’espoir d’un bon dîner et d’un bon lit. Les gens qui restent non loin de leur feu, les pieds dans les pantoufles, et à qui l’on vient dire tous les jours, quand il est six heures, que la table est mise, s’étonnent quelquefois dans les récits de voyage de la voracité et des joies bestiales de celui qu’ils lisent ou qu’ils écoutent ; il faut avoir passé plusieurs jours à chevaucher sous un soleil de 23 degrés, pendant douze ou treize heures, s’arrêtant une fois dans la journée pour boire l’eau d’une fontaine et manger du pain sec, avoir marché de longues heures sur des pointes de marbre ou de granit, pour sentir la joie inexprimable (et ne plus la condamner) de dévorer en silence le bouc rôti sur les charbons et de s’étendre ensuite dans une couche molle et propre.

  Un jeune homme de 22 ans environ, en veste de velours vert, nu-tête et de manières graves, se tenait sur le perron ; c’était le fils de M. Laurelli. H nous a fait monter en haut où nous avons dîné comme des affamés, en compagnie d’un sergent voltigeur qui a gardé le silence tout le repas et qui, la bouche béante, à chaque mot que nous disions avait l’air d’attendre les suivants comme de bons morceaux.

  Le capitaine Laurelli est le propriétaire des eaux minérales de Pietra-Pola, situées à environ deux lieues d’isolaccio dans la direction de la mer. Le médecin du pays nous y a accompagnés (c’est le même dont j’ai parlé plus haut), il s’appuyait sur une petite canne en jonc très courte et terminée par une longue pointe en fer ; il n’estime les médecins qu’autant qu’ils sont bons philosophes, mot qu’il nous répétait souvent. Cela étonne et fait plaisir à la fois de trouver au milieu des forêts, à trente lieues d’une ville, dans un désert pour ainsi dire et chez des gens qui n’ont jamais quitté leur village, tout le bon sens pratique de ceux qui ont vécu longtemps dans le monde, une finesse rare dans les jugements sur les hommes et sur les choses de la vie. L’esprit des Corses n’a rien de ce qu’on appelle l’esprit français ; il y a en eux un mélange de Montaigne et de Corneille, c’est de la finesse et de l’héroïsme, ils vous disent quelquefois sur la politique et sur les relations humaines des choses antiques et frappées à un coin solennel ; jamais un Corse ne vous ennuiera du récit de ses affaires, ni de sa récolte et de ses troupeaux ; son orgueil, qui est immense, l’empêche de vous entretenir de choses vulgaires.

  Le capitaine nous avait parlé d’un de ses neveux retiré au maquis pour homicide et nous avait proposé de nous le faire voir. A la nuit close, et sur les dix heures du soir, il fut introduit dans la maison. Comme la salle où nous avions mangé était pleine d’amis qui étaient venus faire visite après dîner, et celle où avait couché M. Cloquet se trouvant au fond, ce fut donc dans la mienne, au haut de l’escalier qui donnait sur la rue, qu’on le fit entrer. Le capitaine nous fit signe et nous sortîmes comme pour aller nous coucher.

  Le bandit se tenait au fond de ma chambre, le flambeau placé sur la table de nuit me le fit voir dès en entrant. C’était un grand jeune homme, bien vêtu et de bonne mine, sa main droite s’appuyait sur sa carabine. II nous a salués avec une politesse réservée et nous nous sommes regardés quelque temps sans rien dire, embarrassés un peu de notre contenance. II était beau, toute sa personne avait quelque chose de naïf et d’ardent, ses yeux noirs qui brillaient avec éclat étaient pleins de tendresse à voir des hommes qui lui tendaient la main ; sa peau était rosée et fraîche, sa barbe noire était bien peignée ; il avait quelque chose de nonchalant et de vif tout à la fois, plein de grâce et de coquetterie montagnarde. II n’y a rien de bête comme de représenter les scélérats l’œil hagard, déguenillés, bourrelés de remords. Celui-là, au contraire, avait le sourire sur les lèvres, des dents blanches, les mains propres ; on eut plutôt dit qu’il venait de sortir de son lit que du maquis. II y a pourtant trois ans qu’il y vit, trois ans qu’il n’a été reçu sous un toit, qu’il couche l’hiver dans la neige et que les voltigeurs et les gendarmes lui font la chasse comme à une bête fauve. Brave et grand cœur qui palpite seul et librement dans les bois, sans avoir besoin de vous pour vivre, plus pur et plus haut placé, sans doute, que la plupart des honnêtes gens de France, à commencer par le plus mince épicier de province pour monter jusqu’au roi !

  A côté de lui se tenait un autre homme maigre et noir, une figure pleine de feu, grimaçant et pétillant d’expression rustique : c’est le parent qui communique avec lui, lui fait parvenir les vivres et les nouvelles. Tout le temps il est resté assis sur une malle qui se trouvait là et a gardé son bonnet de laine, il parlait à voix basse et très vivement.

  Nous avons causé longtemps ensemble, nous nous sommes occupés des moyens de le faire sortir de la Corse. Comme son signalement au besoin eût pu passer pour le mien, je lui ai proposé mon passeport, mais l’autre homme en a tiré un autre de sa poche qu’il s’était procuré sous un faux nom ; de ce côté les mesures sont bien prises. II a été question de le faire aller à la sucrerie de M. Dupuis et de là on l’aurait fait passer en Normandie avec les ouvriers qui retourneraient chez eux, mais il aborderait peut-être plus difficilement sur la terre de France que sur celle d’Italie ; il est donc décidé que la première barque que l’on pourra trouver à Sagone doublera Bonifacio et viendra le prendre la nuit sur le rivage de Fiumorbo. De là il ira à Livourne, tâchera de s’accrocher à quelque commerçant d’Alexandrie ou de Smjrne et de passer avec lui en Égypte où il prendra du service.

  Au bout d’une heure il nous a quittés, le capitaine lui a versé une goutte, deux doigts d’eau-de-vie ; enfin il nous a dit adieu à plusieurs reprises, nous lui avons souhaité bonne réussite, il nous a longuement serré la main et nous a quittés le cœur tout navré de tendresse.

  Nous devions aller coucher le lendemain soir à Corte, il nous fallait traverser tout le Fiumorbo et fa plaine d’AIeria. C’était une forte journée, aussi commençâmes-nous à 4 heures du matin. Comme if faisait encore froid, nous marchâmes deux heures environ pour nous échauffer ; le fils LaureHi nous a accompagnés jusqu’au bout du pays, et là nous nous sommes séparés. Car c’est là voyager ! On arrive dans un lieu, des amitiés se lient, et à l’heure où elfes vont s’accomplir, tout se défait, et l’on sème ainsi partout quelque chose de son cœur. Les premiers jours cela attriste, on s’arrache difficilement de tout ce que l’on a vu qui vous plaît, mais l’habitude venant, il ne vous prend plus envie de regarder en arrière, on pense toujours au lendemain, quelquefois au jour même, jamais à la veille ; l’esprit, comme les jambes, s’accoutum
e à vous porter en avant, et comme dans un panorama perpétuel, tout passe près de vous rapidement, vu au galop de votre course. Vallées pleines d’ombre, maquis de myrtes, sentiers sinueux dans les fougères, golfes aux doux murmures dans les mers bleues, larges horizons de soleil, grandes forêts aux pins décharnés, confidences faites dans le chemin, figures qu’on rencontre, aventures imprévues, longues causeries avec des amis d’hier, tout cela glisse emporté et vite s’oublie pour l’instant, mais bientôt se resserre dans je ne sais quelle synthèse harmonieuse qui ne vous présente plus ensuite qu’un grand mélange suave de sentiments et d’images où la mémoire se reporte toujours avec bonheur, vous replace vous-même et vous les donne à remâcher, embaumés cette fois de je ne sais quel parfum nouveau qui vous les fait chérir d’une autre manière.

  A Prunelli, le capitaine nous a fait arrêter pour dire le bonjour à deux de ses filles mariées dans ce village. C’était là le quartier général des Corses qui rossèrent si élégamment le marquis de Rivière, ambassadeur à Constantinople. Déjà nous avons vu à la préfecture le général Paoli, à qui la gloire de cette guerre est revenue en entier ; néanmoins, c’est bien notre ami le capitaine Laurelli qui, dans le pays, passe pour y avoir eu la part la plus active. La veille, en allant aux eaux de Pietra-Pola, il nous avait montré tous les lieux où l’action s’est portée, en homme qui parle de ce qu’il a vu ; chez lui, à Corte, il a conservé les étriers du général Sebastiani qui était descendu de cheval pour fuir plus à l’aise dans la campagne. Nous sommes descendus à travers de grands maquis et des chênes-liège jusqu’à l’immense plaine qui forme tout le littoral oriental de la Corse et qui s’étend depuis Bonifacio jusqu’à Bastia. Elle est inculte dans sa plus grande partie, couverte çà et là d’un maquis dont fa touffe de verdure paraît de loin au milieu de cette terre blanche ; on en a brûlé, manière de défricher adoptée dans toute la Corse, mais tous les efforts, la plupart du temps, n’ont pas été au delà et les jeunes pousses reparaissent entre les arbustes calcinés. De temps à autre un grand chêne-liège décharné élève son branchage clairsemé sans donner d’ombrage ; ailleurs, nous allons dans des sentiers à travers de hautes fougères, et chacun voit la tête de celui qui le précède passer rapidement, en mille détours, le long de leur tige. Les voltigeurs nous ont accompagnés jusqu’à la rivière, et nous avons continué seuls notre route. Le pays est désert, vide d’habitants ; ceux qu’on rencontre dans tout le Fiumorbo sont jaunes de fièvre, vêtus de haillons et ont l’air triste. La misère dans le Nord n’a rien de bien choquant, le ciel est gris ; toute la nature est lugubre ; mais ici, quand le soleil répand tant de splendeur et de vie rayonnante, les couleurs sombres sont bien sombres, les têtes pâles sont plus pâles, sous ce beau ciel si bleu et si uni les guenilles sont bien plus déchirées.

  Nous avons un peu quitté la plaine et repris à gauche en longeant le pied des mêmes montagnes que nous dominions la veille. J’aime à me redire tous ces détails. II me semble que nous tournons encore dans les chemins du maquis, que j’arrache encore en passant les fruits rouges de l’arbousier et les petites fleurs blanches des myrtes ; nous allons sous des berceaux de verdure, de temps en temps nous nous perdons de vue, tout est vert et frais, et quand on se retrouve dans la plaine, marchant dans les chaumes, tout au contraire est long et lumineux. Quand nos chevaux s’arrêtent, le bruit se tait, et nous ne voyons que l’immense horizon bleu de la Méditerranée qui s’agrandit à mesure que nous montons. La plaine, comme la mer, se déploie aussi de plus en plus, elle agrandit, comme elle, ses perspectives sans nombre. Des masses grises de cailloux vous indiquent dans la plaine quelques petits villages. Dans l’immense baie que la mer découpe devant nous, à quatre lieues en face, était la ville d’AIeria. On nous dit que des flottes pouvaient contenir dans ce port comblé et qu’il ne faudrait qu’enlever les sables pour en faire demain le plus beau du monde. Elle garde un renom de splendeur passée. Quand I’avait-elle ? Personne ne vous le dira ; n’y a sans doute bien des siècles qu’elle regarde ainsi en face l’Italie sans se lever de ses sables et que les lièvres viennent brouter le thym dans les pierres de son aqueduc. Ensevelie dans cette plaine vide et blanche elle me semblait une de ces cités de l’Orient, mortes depuis longtemps et que nous rêvons si tristes et si belles, y replaçant tous les rêves de grandeur que l’humanité a eus.

  Cependant nous marchions sur la crête de petites collines, dans des cailloux de cuivre qui ressortaient de sous terre comme des bronzes antiques ; des plantes sauvages poussaient parmi eux, tout était pavé d’airain rouge et noir ; le soleil brillait dessus, et les rayons qui tombaient sur les arêtes saillantes en rebondissaient en paillettes. J’aimais à regarder à gauche la ligne blanche qui bordait la vue et que je savais être l’Italie. Elle s’étendait dans toute la longueur du grand horizon bleu qu’elle contemplait avec une langueur inexprimable. Notre guide nous chantait je ne sais quelle ballata que je n’écoutais pas, laissant buter mon cheval à chaque pierre et tout ébloui, étourdi de tant de soleil, de tant d’images, et de toutes les pensées qui arrivaient les unes sur les autres, sereines et limpides comme des flots sur des flots. II faisait du vent, un vent tiède qui venait de courir sur les ondes, il arrivait de là-bas, d’au delà de cet horizon, nous apportant vaguement, avec l’odeur de la mer, comme un souvenir de choses que je n’avais pas vues. J’aurais presque pleuré quand je me suis enfoncé de nouveau dans la montagne. Non, ce n’est jamais devant l’océan, devant nos mers du Nord, vertes et furieuses, que les dix mille eussent poussé le cri d’immense espoir dont parle Xénophon ; mais c’est bien devant cette mer-là, quand, avec tout son azur, elle surgit au soleil entre les fentes de rochers gris, que le cœur alors prend une immense volée pour courir sur la cime de ces flots si doux, à ces rivages aimés, où les poètes antiques ont placé toutes les beautés, à ces pays suaves où l’écume, un matin, apporta dans une coquille laVénus endormie.

  Le jour était déjà avancé, et nous n’avions point mangé. De temps à autre nous rencontrions bien quelque hutte en chêne-liège de dessous laquelle ressortaient des yeux noirs brillant comme ceux des chats ; des familles entières accroupies se tenaient au milieu de la fumée sous ces maisons de trois à quatre pieds de hauteur ainsi qu’on nous représente les Hottentots ou les naturels de la Nouvelle-Zélande ; mais toutes ces cabanes n’avaient point d’eau, il fallait donc aller plus loin. Nous en trouvâmes enfin vers i heure de l’après-midi à Acquaviva, petit village ombragé d’une touffe de châtaigniers. Nous sommes entrés dans une maison où le bienheureux capitaine nous a fait déjeuner. Quelques charbons se trouvaient au milieu de la cuisine entre trois ou quatre pierres rangées en carré, la fumée s’en allait au ciel à travers les poutres du toit.

  Nous avons été reçus par une vieille femme et par une jeune fille très jolie et fort bourrue, dont les naïvetés gaillardes nous ont fait rire encore deux heures après l’avoir quittée ; mon excellent compagnon, eh se séparant d’elle, se roulait sur le perron, et sa bonne humeur l’a mis en train de me faire des confidences facétieuses pendant une partie de la route que nous avons parcourue, cette fois, l’estomac plein tout en devisant et en pantagruélisant.

  Après une journée de dix heures de cheval, nous sommes arrivés à Corte. M™8 Laurelli nous a reçus avec une distinction toute parisienne ; ses manières et sa figure ne sont pas de la Corse, où le beau sexe a les unes et les autres assez peu agréables. Hélas ! il a fallu se séparer le lendemain de notre bon capitaine qui nous a embrassés avec effusion et qui nous a bien promis de venir nous voir en France.

  La grande route nous a menés jusqu’à trois heures de Corte où nous avons deux voltigeurs qui, par ordre du capitaine, devaient nous accompagner jusqu’à Piedicroce. Nous nous élevons dans la direction de l’Italie et parcourons une route à peu près semblable à celle que nous avons faite de Bocognano à Ghisoni. Les montagnes de la Corse se montrent à nous de nouveau, et le soleil couchant nous les éclaire encore. Arrivés sur la hauteur où nous avons revu la Méditerranée, ell
es avaient complètement disparu. Le soir venait et le chemin se faisait de plus en plus mauvais ; il a fallu descendre de cheval et aller à pied. Bientôt nous sommes entrés dans une forêt de châtaigniers, et l’obscurité est devenue tout à fait complète. Notre guide ne contribue pas médiocrement à nous rendre la route désagréable, if s’est enivré à Corte, nous étourdit de ses chansons ; il est baveux, bavard et bravache.

 

‹ Prev