J’en suis navrée.
Mais alors qui ?
J’aurais préféré que mon « flocon mystérieux » m’oublie un peu comme j’ai oublié Myron aujourd’hui. D’ailleurs, que vais-je lui trouver au marché ? Une pomme ? Comme Blanche-Neige ? Alors que mon flocon m'offre des cadeaux plus beaux que ceux que j’offre à ma propre mère. C'est énervant et un peu angoissant.
— Comment va le boss ce matin ?
Je sursaute en levant les yeux. Mike est planté devant moi avec une liasse à la main. Je rougis d’un coup.
— Euh, salut, Mike.
Il est complètement habillé, bien sûr, mais mes yeux gardent le souvenir de la vision de ce matin. Oh, mon Dieu !
— C'est encore ton « flocon mystérieux » ?
— Je crois…
Je ne peux pas le regarder en face, j’espère qu’il ne ressent pas la même gêne que moi.
— Ecoute, j’aurais besoin d’un service, peux-tu me faire quatre copies de ceci avant…
Je me lève en vitesse, lui prends la liasse des mains et me dirige vers la photocopieuse en disant :
— Pas de problème.
Heureusement que j’ai rendez-vous avec mon psy ce soir en sortant du bureau. J’espère qu’elle pourra donner un sens à ma vie, parce que pour ma part, je n’y arrive pas !
— Croyez-vous que l’on puisse tomber amoureux de quelqu’un alors que l’on vient de rompre avec une autre personne avec qui on était depuis trois ans ?
Le Dr Schwartzenbaum, dont le prénom est Béatrix et qui me demande chaque fois de l’appeler Trixie, me dévisage par-dessus ses lunettes.
— Vous avez rencontré quelqu’un, Tracey ?
— Oui, on peut dire cela. Enfin, je veux dire que je l’ai rencontré, c’est le colocataire de mon patron.
Elle fait un signe de la tête. Et attend. Vingt-deux étages plus bas, les sirènes hurlent sur la 29e Rue. Je remue sur le divan en cuir. Ça fait un bruit gênant, comme si j’avais fait un prout. Super. Je fais le même mouvement, espérant produire le même bruit pour qu’elle comprenne que je ne suis pas une grosse dégueulasse, manque de bol, le divan ne coopère pas cette fois. Je lève les yeux. Elle me regarde. Difficile de savoir si elle retient sa respiration ou si elle attend tout simplement que je poursuive. C'est exactement pour ça que je la hais. Elle passe son temps à attendre. Et à écouter. Je sais bien que c’est l’essentiel de son boulot mais parfois j’aimerais qu’elle parle. C'est barbant de monologuer.
— Croyez-vous que je doive continuer à sortir avec le colocataire de mon patron ?
— Et vous ? me demande-t-elle du tac au tac.
Comme je la hais ! C'est son truc, ça, de me retourner mes questions.
— Je n’en sais rien. Enfin si, je crois que je devrais arrêter.
Elle attend.
Mais il me plaît et il souhaite me revoir. Juste avant de quitter le bureau, ce soir, il m’a téléphoné pour qu’on sorte ce week-end. Je sais que j’aurais dû refuser mais j’ai accepté. Je ne sais pas du tout ce que nous allons faire. Il m’a dit que c’était une surprise.
Le Dr Schwartzenbaum hoche la tête, décroise ses jambes gainées de soie noire et les recroise.
— Croyez-vous que j’aurais dû lui dire que je ne suis pas libre ce week-end ?
— Est-ce que vous êtes libre ?
— Oui.
— Avez-vous envie de le voir ?
— Oui.
— Alors pourquoi lui diriez-vous que vous n’êtes pas libre ?
Evidemment !
— Parce que rien de positif ne peut sortir de cette relation. J’ai encore Will dans la tête.
Elle acquiesce avec un nouveau hochement de tête. Acquiesce-t-elle vraiment ou est-ce sa façon de me dire de continuer à parler ? Elle hoche tout le temps la tête quand nous parlons de mes sentiments pour Will. Et nous en parlons beaucoup. Enfin, moi, j’en parle beaucoup et apparemment, c’est important. Ça a un rapport avec mes sentiments pour moi-même. Et pour ma mère. En tout cas, d’après Buckley puisque c’est exactement ce qu’il m’a dit avant que je ne commence cette thérapie. Pour ma part, j’en doute, ma mère habitant à des centaines de kilomètres de moi. Justement ! m’a dit le Dr Schwartzenbaum.
— Pensez-vous à Will quand vous êtes avec votre nouvel ami ?
— Non !
Silence. Je réfléchis à ce qu’elle me demande et je précise :
— Je ne pense pas à Will pendant que je suis « avec » Jack, vous voyez ce que je veux dire, « avec » au sens biblique du terme. Mais je pense à Will dans la journée parfois. A votre avis, ça va durer encore longtemps ?
Je m’attends à ce qu’elle me dise : « Et vous ? »
Mais non. Elle dit :
— Ça dépend.
Silence.
— Ça dépend de quoi ?
— Avez-vous vraiment envie de ne plus penser à Will ?
— Oui !
— En êtes-vous bien sûre ?
Euh…
— Oui, dis-je avec force, parce que je pense que c’est ce qu’elle attend de moi, ou alors parce que c’est ce dont je veux me persuader. Je ne sais plus !
Silence.
Merde. Je déteste ces moments où elle me fait douter. Je tente un :
— J’ai envie de tourner la page.
— Vous êtes sûre ?
— Vous ne croyez pas ?
— Ce n’est pas moi qui connais la réponse, Tracey, c’est vous. Je vous demande seulement si vous voulez en finir avec votre souffrance. Il y a peut-être une partie de vous qui n’est pas prête à lâcher Will.
Voilà encore un truc que je déteste chez elle, c’est quand je dois essayer de répondre à ses propres questions concernant mes questions. Je ne m’en sors plus. Elle attend que je lui réponde, sa jupe de soie recouvre ses genoux, ses jambes sont croisées, ses doigts aussi, comme si elle avait toute la vie devant elle et que, dans ce fichu monde, une seule chose était importante : ma réponse. Techniquement, elle peut encore attendre, je regarde ma montre, trente-cinq minutes. Je pense que c’est suffisant pour que j’aie le temps de répondre. A quoi déjà ? Ah, oui, est-ce qu’il y a une part de moi-même qui n’est pas encore prête à renoncer à Will ? Est-ce une question ou un simple fait ? Quoi qu’il en soit, elle attend une réponse. Bon, j’essaie de me demander si je suis prête. Puis je me le demande vraiment. Pour cela j’essaie de ne repenser qu’aux mauvais souvenirs. Manque de bol, seuls les bons reviennent… Il m’a serrée dans ses bras après que nous avons fait l’amour pour la première fois… La surprise qu’il m’a faite en m’invitant au théâtre, la veille de son départ pour le festival cet été… Son départ qui m’a laissée désemparée… Avec horreur, je me rends compte que je suis en train de pleurer. Je m’essuie les yeux. Mes larmes coulent de plus belle.
— Je crois que je ne suis pas encore prête à tourner la page…, dis-je en reniflant. Je l’aimais vraiment, vous savez. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Et j’ai vraiment souffert, j’en souffre encore.
— Oui.
— Même si j’essaie d’oublier, je n’y arrive pas.
— Non.
Je prends un mouchoir dans la boîte prévue à cet effet à côté du divan.
— Est-ce que vous croyez que ça veut dire que je ne suis pas prête pour démarrer une autre relation ?
— Que voulez-vous dire, Tracey ?
— Si le moment n’est pas encore venu, quand le sera-t-il ? Dans quelques mois ? L'année prochaine ? Répondez s’il vous plaît !
— Je ne peux pas, les choses ne se présentent pas de cette façon, Tracey. Il n’y a pas de formule magique.
— Je sais, mais j’aime énormément Jack, vous savez.
— Le colocataire de votre patron.
— Oui, mon petit copain de transition.
— Hmm ?
— C'est comme ça que mon amie Kate l’appelle. Elle prétend que lorsqu’on rompt avec une personne qu’on a beaucoup aimée, on a besoin de passer par une étape intermédiaire ava
nt de revivre un grand amour. Parce qu’elle croit qu’on ne peut pas enchaîner deux grandes histoires d’amour.
— Je vois.
— Croyez-vous que cette théorie s’applique à moi ?
— Croyez-vous que vous êtes amoureuse de Jack ?
Zut, j’aurais dû poser ces questions à Kate, au moins avec elle, j’ai plus de réponses, je sais à quoi m’en tenir. Elle est casse-pieds mais efficace. Oui, enfin, comme je ne suis pas ses conseils, ça me fait une belle jambe.
— Je ne suis pas du tout amoureuse de Jack, évidemment…, dis-je avec force en regrettant de ne pas pouvoir fumer.
Je me sens soudain très tendue.
— ... Je le connais à peine. Je voulais seulement savoir s’il était possible de tomber amoureux juste après une rupture douloureuse. Je me demande si je dois continuer à sortir avec lui, c’est tout.
— Tout est possible, Tracey. La seule question importante est de savoir si vous vous sentez émotionnellement prête pour une nouvelle relation.
Mais enfin, c’est exactement ce que je lui demande depuis le début de la séance ! Je fais semblant de me passer la main sur le menton afin de pouvoir jeter un coup d’œil sur ma montre. Encore vingt-deux minutes. Je la regarde en soupirant. Elle et ses petites pilules m’ont tellement aidée à vaincre mes crises de panique… Quel dommage qu’elle ne me propose pas de petites pilules pour résoudre mes problèmes de cœur !
— Tracey ?
— Je crois que je ne suis pas prête émotionnellement pour une nouvelle relation sentimentale, docteur Schwartzenbaum.
— Vous pouvez m’appeler Trixie si vous voulez, glisse-t-elle au passage.
Ça m’énerve qu’elle remette ça à chaque fois !
— Je crois que j’ai tellement peur d’être seule que je me jette sur le premier venu.
Je suis assez contente de ma réponse et elle aussi, puisqu’elle hoche la tête. Je décide de la tester.
— Ou alors, je suis prête et la meilleure façon d’oublier Will est de redémarrer autre chose.
Elle acquiesce encore.
— A moins qu’il me faille d’abord oublier Will pour me lancer dans une nouvelle histoire.
Elle fait un signe de tête.
— Ce qui signifierait que je ne suis pas prête sur le plan émotionnel pour une nouvelle relation.
Vigoureux hochement de tête.
Je la hais. Je la paie cent dollars de l’heure pour qu’elle me regarde pédaler dans la semoule sans broncher. Je veux des réponses.
— Croyez-vous que je suis en train d’essayer de me convaincre que je suis amoureuse de Jack parce que j’ai peur d’être seule ?
— Ça pourrait être cela selon vous, Tracey ?
— C'est quelque chose dont je serai capable. Je me dis aussi que cette relation est sans issue parce qu’il est le colocataire de mon patron.
Silence et hochement de tête.
— Et Buckley dans tout ça ? Croyez-vous que je suis attirée par lui parce qu’il est libre ? Et que je suis seule ? Ou parce que je sais que rien n’est possible entre nous parce qu’il est d’abord mon ami ?
— C'est impossible de tomber amoureux d’un ami ?
— Je ne sais pas.
— Et du colocataire de son patron ?
Si je le savais, je ne le demanderais pas, banane ! Bon, j’ai compris. Les réponses ne viendront pas du Dr Trixie, ni de Kate, pourtant peu avare de bons conseils en tout genre. J’ai bien l’impression que cette fois, ma petite Tracey, il va falloir que tu assumes ta vie et que tu prennes des décisions. Et tu veux que je te dise ? Le plus tôt sera le mieux !
11
Le quatrième jour, mon « mystérieux flocon » m’offre deux places à l’orchestre pour le grand spectacle de Noël du Radio City Music Hall.
Savez-vous ce que le flocon de Myron lui a offert ?
Un caramel.
On ne rit pas, c’est un très bon caramel. Avec des noisettes et des noix de pécan. Je l’ai tout de même payé cinq dollars chez un chocolatier français de la Cinquième Avenue et il était emballé dans une jolie petite boîte blanche entourée d’un ruban de satin rouge. Les billets pour le Radio City ont dû coûter au moins deux cents dollars. Ils étaient présentés dans une ravissante pochette en velours rose, elle-même accrochée au mur de mon bureau à la place où, pendant longtemps, trônait la photo de Will. Je n’ose pas regarder, je me demande si ce n’est pas un coup de la caméra cachée. Mais non, la pochette est bien réelle et je ne vois aucune trace d’objectif nulle part. Hier, j’ai pris la grande décision de prendre ma vie en mains, je suis prête pour les travaux pratiques. Il est temps de mettre un terme à cette histoire. Je prends la pochette et me lève pour aller discuter avec Merry mais au même instant mon téléphone sonne. C'est Buckley.
— Tu ne m’as pas rappelé, dit-il avec un soupçon de reproche dans sa voix.
Oups, c’est vrai. Il m’a laissé quantité de messages au boulot et à la maison, il m’a même envoyé des e-mails, et je ne lui ai pas répondu. Will, lui aussi, m’a laissé un message. Même silence radio pour lui. Pourtant, Will envoie rarement des e-mails, il n’aime pas ce mode de communication qu’il juge impersonnel. Je crois, pour ma part, qu’il évite d’écrire car il est dyslexique et il a honte de faire des fautes. Bon, j’arrête de vous bassiner avec Will.
— Désolée, Buckley, je n’ai pas eu une minute à moi. Comment vas-tu ?
— Pas terrible. Sonja et moi avons essayé de recoller les morceaux mardi soir, mais ça n’a pas marché et cette fois, c’est fini pour de bon.
C'est étrange, je croyais que la première fois devait déjà être la bonne. Peu importe, ce ne sont pas mes oignons, j’ai d’autres chats à fouetter. Mais je me dois de prêter à Buckley une oreille attentive et une épaule compatissante. Je me renverse en arrière sur ma chaise en tripotant la pochette des billets.
— Lui as-tu dit que tu étais prêt à faire un compromis sur le sujet de la vie commune ?
— Non, je ne lui ai pas dit parce que je n’ai pas changé d’avis. Et du reste, quel type de compromis peut-on faire sur ce genre de sujet ?
— Je ne sais pas… Vivre ensemble le jour mais pas la nuit, par exemple, dis-je en riant.
Lui ne rit pas du tout.
— C'était une blague, Buckley.
— Ah, oui ?
Bon, changeons de sujet.
— J’ai un gros souci. Mon mystérieux flocon se fiche de moi.
— Ton quoi ?
— Le « mystérieux flocon de neige », tu sais ce truc débile au bureau dont je t’ai parlé. La fille qui l’organise m’a fait croire que c’était obligatoire. Quand j’ai compris que ça ne l’était pas, je m’étais déjà engagée. Le premier cadeau que j’ai reçu était une boîte de chocolats de chez Godiva, puis j’ai trouvé un énorme poinsettia sur mon bureau, puis un bon d’achat et à l’instant deux billets pour le Radio City Music Hall. Des fauteuils à l’orchestre ! Je me demande ce que la suite me réserve, peut-être une villa dans les îles Caïman ? Le pire, c’est que moi, je n’ai pas fait d’aussi beaux cadeaux. Je viens d’offrir un putain de caramel à mon mystérieux flocon !
Il rit.
— Je ne trouve pas ça drôle du tout, Buckley.
— Moi, si, désolé, dit-il en se marrant.
— C'est le caramel qui te fait rire ?
— C'est le « putain de caramel », et le coup du « mystérieux flocon » aussi.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— L'expression est amusante, le concept est amusant, le fait que tu aies pu croire que c’était obligatoire alors que cela ne l’était pas et l’état dans lequel tu te mets parce que tu as reçu des cadeaux hors de prix. Ça m’amuse.
— Ce n’est pas ce que je reçois qui me met dans cet état, c’est ce que j’offre ! Des trucs qui ne valent rien. Pourquoi, lui, ne joue-t-il pas le jeu ? Si ça se trouve, tout le monde dépasse les limites et personne ne m’en a rien dit ! Je me sens hypermal à l’aise parce qu’on va croire que je suis radin.
— Allez, calme-toi, dit-il en riant.
— Ce n’est pas drôle, Buckley.
— Tracey, si ton seul problème dans la vie est de te demander pourquoi un « mystérieux flocon » te gâte outrageusement, tu as bien de la chance !
— Ce n’est pas mon problème le plus important, dis-je en protestant.
— Qu’y a-t-il d’autre ?
J’hésite. Je ne veux pas en parler, pas encore.
— Laisse tomber, lui dis-je, que vas-tu faire avec Sonja ?
— Tenter de tourner la page. Tu veux m’aider à sécher mes larmes ce week-end ?
— Euh…, ce week-end ?
— Samedi soir ?
— Ecoute, je suis désolée, mais j’ai un rencard.
Silence.
— Ah.
Deuxième silence.
— C'est avec ce Jack qui connaît par cœur toutes les capitales des Etats ?
— Oui.
— Ah.
Long silence.
— Moi aussi, je les connais, tu sais, Tracey, dit-il enfin avec un petit rire.
Je ris aussi, un rire un peu forcé.
— Vas-y, interroge-moi.
— D’accord, le Montana ?
— Helena.
— C'est bon.
— Alors, tu sors avec moi samedi soir ?
— Buckley…
— Je plaisantais. Je n’ai pas envie de rester chez moi tout seul à tourner en rond.
— Pourquoi ne vois-tu pas tes copains ?
— Oui, je pourrais.
— Tu dois !
— D’accord.
— Et on peut essayer de se voir dimanche si tu veux ?
— Ah, oui ?
— Attends, je dois d’abord vérifier quelque chose. Dis-moi quelle est la capitale de l’Oregon.
— Salem, répond-il sans hésiter.
— C'est bon, alors, on se voit dimanche ?
— Tu ne serais pas en train de me filer un rencard par hasard ?
Je lui dis oui, même si ce n’est pas vrai, parce que je sens qu’il a envie et besoin d’être rassuré. Sortir avec Buckley, ce n’est pas vraiment un rencard, vous voyez ce que je veux dire. J’interromps la conversation car la ligne de Mike sonne sur mon bureau. Tout en prenant la communication, je m’interroge sur ce que je viens de dire à Buckley. Je lui ai donné un rendez-vous ou pas ? J’essaie de voir clair en moi-même sur mes intentions mais je n’ai pas toutes les années de métier que le Dr Schwartzenbaum a derrière elle. Par ailleurs, j’ai décidé de prendre ma vie en mains, ce n’est pas pour me précipiter chez elle à la moindre question et dépenser cent dollars rien qu’en poussant la porte de son cabinet.
Ex in the City Page 13