Les refuges de pierre

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Les refuges de pierre Page 15

by Jean M. Auel


  La nouvelle s’est vite répandue, pensa-t-il. Nous ne serons peut-être pas obligés de tenir une autre assemblée pour l’ensemble de la communauté. J’aurais dû me douter que tout le monde serait là. Jondalar et Ayla ont longé la Rivière à dos de cheval, toutes les Cavernes les ont vus. Il y aura sans doute beaucoup de monde à la Réunion d’Été, cette année. Il faudra peut-être prévoir une grande chasse avant de partir pour assurer l’approvisionnement nécessaire.

  Lorsqu’il eut obtenu l’attention de tous, il attendit un moment encore pour rassembler ses pensées puis commença :

  — Moi, Joharran, Homme Qui Ordonne de la Neuvième Caverne des Zelandonii, je veux prendre la parole... Je vois que nous avons ce soir beaucoup de visiteurs et, au nom de Doni, la Grande Terre Mère, j’ai le plaisir de vous souhaiter à tous la bienvenue à cette fête pour célébrer le retour de mon frère Jondalar de son long Voyage. Nous sommes reconnaissants à la Mère d’avoir veillé sur lui alors qu’il traversait des contrées étrangères, nous La remercions d’avoir guidé ses pas pour qu’il revienne jusqu’à nous.

  Des voix s’élevèrent pour exprimer leur accord. Joharran observa une pause et Ayla remarqua qu’il plissait le front comme Jondalar le faisait souvent. Elle ressentit pour lui une bouffée d’affection comme la première fois qu’elle avait vu cette ressemblance.

  — Comme la plupart d’entre vous le savent déjà, reprit-il, le frère qui accompagnait Jondalar ne reviendra pas. Thonolan parcourt maintenant le Monde d’Après. La Mère a rappelé à Elle un de Ses enfants préférés.

  Encore cette référence, pensa Ayla. On ne considérait pas comme de la chance d’avoir trop de talents, trop de dons, d’être trop aimé de la Mère : parfois, Ses préférés lui manquaient tellement qu’Elle les rappelait à Elle quand ils étaient encore jeunes.

  — Mais Jondalar n’est pas revenu seul, poursuivit Joharran, souriant à Ayla. Peu d’entre vous s’étonneront d’apprendre que mon frère a rencontré une femme pendant son Voyage... (La remarque suscita quelques gloussements et sourires entendus.) Je dois cependant avouer que je n’attendais pas qu’il trouve quelqu’un d’aussi remarquable.

  Ayla sentit son visage s’empourprer. Cette fois, ce n’étaient pas les rires moqueurs qui la gênaient, mais les compliments.

  — Les présentations rituelles pourraient prendre des jours, surtout si chacun décidait de réciter tous ses noms et liens, et de toute façon notre invitée ne se souviendrait jamais de tout le monde. (Jondalar sourit et il y eut de nombreux hochements de tête approbateurs.) Nous avons donc décidé de présenter notre hôte une bonne fois pour toutes, et de laisser chacun d’entre vous se présenter lui-même quand il en aura l’occasion.

  Joharran sourit à la jeune femme qui se tenait avec lui sur la pierre puis son expression devint plus sérieuse quand il se tourna vers le grand homme blond.

  — Jondalar de la Neuvième Caverne des Zelandonii, Maître Tailleur de Silex ; fils de Marthona, ancienne Femme Qui Ordonne de la Neuvième Caverne ; né au foyer de Dalanar, Homme Qui Ordonne et fondateur des Lanzadonii ; frère de Joharran, Homme Qui Ordonne de la Neuvième Caverne, est revenu après cinq ans d’un long et pénible Voyage. Il a ramené avec lui une femme d’une terre si lointaine qu’il lui a fallu une année entière pour couvrir la distance.

  Le chef de la Neuvième Caverne prit les deux mains d’Ayla dans les siennes.

  — Au nom de Doni, la Grande Terre Mère, je présente à tous les Zelandonii Ayla des Mamutoï, membre du Camp du Lion, Fille du Foyer du Mammouth, Choisie par l’Esprit du Lion des Cavernes, Protégée par l’Esprit de l’Ours des Cavernes et... (il sourit)... comme nous l’avons vu, Amie des chevaux et de Loup.

  Ayla des Mamutoï... pensa la jeune femme en se rappelant un temps où elle était Ayla d’Aucun Peuple, et ressentant une vive reconnaissance pour Talut et Nezzie, ainsi que pour le reste du Camp du Lion, qui lui avaient donné une place qu’elle pouvait revendiquer comme sienne. Elle lutta pour retenir ses larmes mais toutes lui échappèrent.

  Joharran lâcha l’une des mains d’Ayla et leva l’autre en se tournant vers les Cavernes assemblées.

  — Souhaitez la bienvenue à cette femme qui a fait un si long voyage avec Jondalar, accueillez-la chez les Zelandonii, les Enfants de la Grande Terre Mère. Accordez-lui l’hospitalité et le respect avec lesquels les Zelandonii honorent tous leurs hôtes, en particulier une Élue de Doni. Montrez-lui que nous faisons grand cas de nos visiteurs.

  Plusieurs Zelandonii glissèrent des regards obliques vers Marona et ses amies. C’était à leur tour de se sentir gênées, et Portula devint cramoisie en levant les yeux vers l’étrangère juchée sur la Pierre de la Parole.

  Devinant ce qu’on attendait d’elle, Ayla fit un pas en avant.

  — Au nom de Mut, Grande Mère de toute chose, que vous connaissez sous le nom de Doni, je vous salue, Zelandonii, enfants de cette belle contrée, Enfants de la Grande Terre Mère, et je vous remercie de m’accueillir. Je vous remercie également d’accepter mes amis animaux en votre sein, de permettre à Loup de rester avec moi dans une de vos demeures... (L’animal leva les yeux vers elle en entendant son nom.) Et de donner un pré aux chevaux, Whinney et Rapide.

  La foule eut une réaction de stupeur. Bien que l’accent d’Ayla fût très marqué, ce n’était pas sa façon de parler qui étonnait les Zelandonii. Dans l’esprit des présentations rituelles, Ayla avait prononcé le nom de la jument comme elle l’avait fait le jour où elle le lui avait donné, et tous étaient sidérés par le son qui était sorti de sa bouche. Ayla avait imité si parfaitement un hennissement que, pendant un instant, ils avaient cru qu’il émanait d’un cheval. Ce n’était pas la première fois qu’elle surprenait les gens par sa capacité à reproduire des cris d’animaux : le cheval n’était pas le seul qu’elle savait imiter.

  Ayla ne gardait aucun souvenir de la langue qu’elle avait parlée enfant, elle ne se rappelait rien de sa vie avant le Clan, excepté quelques vagues rêves et une peur mortelle des tremblements de terre. Mais l’espèce à laquelle elle appartenait avait une pulsion naturelle, un besoin génétique de langage parlé, aussi puissant que la faim. Après avoir quitté le Clan – et avant de réapprendre à parler avec Jondalar –, elle avait élaboré pour elle-même, quand elle vivait en solitaire dans la vallée, des verbalisations auxquelles elle attribuait un sens, une langue qu’elle seule – et Whinney dans une certaine mesure – pouvait comprendre.

  Ayla avait une aptitude innée à reproduire des sons, mais, n’ayant pas de langage verbal et n’entendant, dans sa solitude, que des cris d’animaux, elle s’était mise à les imiter. La langue personnelle qu’elle avait conçue combinait les gazouillis que son fils avait commencé à émettre avant qu’elle ne soit forcée de le quitter, les quelques mots du vocabulaire du Clan, et les imitations des cris d’animaux, y compris les chants d’oiseaux. Le temps et l’entraînement l’avaient rendue si experte en imitations que les animaux eux-mêmes ne faisaient pas la différence.

  Beaucoup d’êtres humains savaient imiter les animaux, c’était une tactique de chasse utile si l’imitation était bonne, et celle d’Ayla était tellement bonne que c’en était troublant. D’où la stupeur de la foule, mais les Zelandonii, habitués à ce que l’orateur relève ses propos de quelques plaisanteries lorsque l’occasion n’était pas trop solennelle, se convainquirent qu’elle avait fait preuve d’humour. La surprise initiale fit place aux sourires et aux rires tandis que les Zelandonii se détendaient.

  Ayla, que leur première réaction avait un peu inquiétée, se détendit à son tour. Lorsqu’ils lui sourirent, elle répondit en leur adressant en retour l’un de ces sourires resplendissants qui la faisaient rayonner.

  — Jondalar, avec une pouliche comme ça, comment vas-tu tenir les jeunes étalons éloignés ? cria une voix, la première à faire ouvertement état de la beauté d’Ayla.

  L’homme aux cheveux blonds sourit.

  — Il faudra que je l’emmène souvent monter à cheval pour l’occuper, répondit-i
l. Tu sais que j’ai appris pendant mon Voyage ?

  — Jondalar, tu savais « monter » avant de partir ! Des rires fusèrent, cette fois bienveillants, remarqua Ayla. Lorsqu’ils retombèrent, Joharran reprit la parole :

  — J’ai une dernière chose à dire. J’invite tous les Zelandonii venus des Cavernes voisines à participer avec ceux de la Neuvième au festin que nous avons préparé pour accueillir Ayla parmi nous et fêter le retour de Jondalar.

  7

  Toute la journée, de délicieuses odeurs s’étaient élevées des zones à cuire situées à l’extrémité sud-ouest de l’abri, stimulant l’appétit de chacun, et un bon nombre de Zelandonii s’étaient occupés des préparatifs de dernière minute avant que Joharran prenne la parole. Après les présentations, la foule se dirigea vers le festin, poussant Jondalar et Ayla devant elle, tout en veillant à laisser un espace suffisant au loup, qui suivait à un pas de la jeune femme.

  La nourriture était disposée de manière attrayante sur des plats en os ou en bois sculpté, en herbes ou en fibres tressées, présentée sur de longues tables constituées de blocs et de plaques de calcaire. On avait placé ça et là des pinces en bois courbé, des cuillères en corne gravée et de grands couteaux de silex pour ceux des convives qui auraient oublié d’apporter leurs ustensiles.

  Ayla s’arrêta pour admirer les victuailles : cuissots de jeune renne, grouses dodues, truites, brochets, et – plus appréciés en ce début de saison chaude – légumes encore rares : racines tendres, nouvelles pousses, jeunes fougères. Des fleurs comestibles de laiteron ajoutaient une touche de décoration. Il y avait aussi des noix et des fruits séchés, cueillis l’automne précédent, du bouillon où flottaient des morceaux de viande d’aurochs séchée, des racines et des champignons.

  L’idée traversa l’esprit d’Ayla que, s’il restait encore autant d’aliments de choix après les rigueurs de l’hiver, cela dénotait une remarquable capacité à organiser la conservation et la distribution des vivres pour nourrir les nombreuses Cavernes des Zelandonii pendant toute la saison froide. Les deux cents membres, environ, de la Neuvième Caverne auraient représenté à eux seuls une communauté trop importante pour une région moins riche, mais l’environnement exceptionnel et le nombre élevé d’abris naturels, vastes et commodes, favorisaient la croissance de la population et le peuplement des grottes.

  L’abri des Zelandonii de la Neuvième Caverne représentait un espace de six cent cinquante pieds de long et près de cent cinquante pieds de profondeur, offrant plus de cent mille pieds carrés de surface protégée. Le sol de pierre, recouvert par des siècles de terre battue et de gravier, s’étendait comme une terrasse au-delà du bord de l’énorme surplomb.

  Disposant de toute cette place, les membres de la Neuvième Caverne n’avaient pas construit d’habitations sur la partie abritée. Sans que personne l’eût vraiment décidé, mais de manière intuitive, peut-être, pour définir un emplacement distinct de la partie adjacente, où les artisans du voisinage avaient tendance à se regrouper, on avait édifié les habitations de la Neuvième Caverne à l’extrémité est de l’abri, l’endroit situé immédiatement à l’ouest servant d’aire de travail communautaire. Plus à l’ouest encore, près de l’autre extrémité, un grand espace inoccupé permettait aux enfants de jouer et aux adultes de se rassembler en dehors des habitations tout en restant protégés des intempéries.

  Même si aucune des autres Cavernes ne possédait les dimensions de la Neuvième, de nombreux groupes de Zelandonii vivaient le long de la Rivière et de ses affluents, la plupart – en hiver tout au moins – dans des abris similaires. Ils ignoraient – et leurs descendants ne penseraient même pas en ces termes pendant de nombreux millénaires – que la terre des Zelandonii se trouvait à mi-distance entre le pôle Nord et l’équateur. Ils n’avaient pas besoin de le savoir pour comprendre les avantages de cette latitude moyenne. Vivant là depuis des générations, ils avaient appris avec l’expérience, transmise par l’exemple et les coutumes, que leur territoire présentait des avantages en toute saison si on savait les utiliser.

  En été, ils parcouraient la région qu’ils considéraient comme la terre des Zelandonii, vivant le plus souvent sous la tente ou dans des huttes, en particulier quand ils se rassemblaient en groupes plus nombreux, souvent quand ils chassaient ou participaient à de vastes cueillettes. Mais ils étaient toujours contents de trouver un abri de pierre exposé au sud qu’ils utilisaient temporairement, ou de partager l’abri d’amis ou de parents.

  Même durant la période glaciaire, quand le bord de la masse de glace la plus proche ne se trouvait qu’à quelques centaines de kilomètres au nord, il pouvait faire très chaud par temps clair sous les latitudes moyennes en été. Le soleil, qui semblait tourner autour de la grande planète mère, passait haut dans le ciel au sud-ouest. Le surplomb protecteur de la Neuvième Caverne et d’autres abris exposés au sud ou au sud-ouest procurait une ombre fraîche dans la chaleur écrasante de la mi-journée.

  Quand le temps commençait à se rafraîchir, annonçant la rude saison de froid intense des régions périglaciaires, ces abris accueillaient les habitations permanentes, mieux protégées. En hiver, avec un vent mordant et des températures largement inférieures à zéro, les journées de froid intense étaient souvent sèches et claires. Le disque éclatant était alors bas dans le ciel et les longs rayons de l’après-midi pénétraient dans les abris exposés au sud pour déposer un baiser de chaleur solaire sur la pierre. Le calcaire gardait ce précieux cadeau jusqu’au soir, quand la morsure du gel se faisait plus âpre, puis le restituait à l’espace protégé.

  Il fallait du feu et des vêtements appropriés pour survivre dans l’hémisphère Nord lorsque les glaciers recouvraient près d’un quart de la surface de la Terre, mais, chez les Zelandonii, la chaleur du soleil emmagasinée par la pierre contribuait à chauffer l’endroit où ils vivaient. Les hautes falaises et leurs surplombs constituaient l’un des grands avantages de cette région, l’une des plus peuplées de ce monde si froid.

  Ayla sourit à la femme responsable de l’organisation du festin.

  — C’est magnifique ! Si ces fumets alléchants n’avaient tant aiguisé ma faim, je me contenterais de regarder.

  Proleva, ravie, sourit en retour.

  — C’est sa spécialité, expliqua Marthona.

  Ayla se retourna, un peu surprise de voir la mère de Jondalar. Elle l’avait cherchée après être redescendue de la Pierre de la Parole mais ne l’avait pas trouvée.

  — Personne ne sait mieux qu’elle préparer une fête ou un rassemblement, poursuivit Marthona. Elle fait bien à manger aussi, mais c’est sa capacité à organiser la collecte de nourriture qui la rend si précieuse pour Joharran et la Neuvième Caverne.

  — Je la tiens de toi, répondit Proleva, enchantée par ces éloges.

  — Tu m’as surpassée. Je n’ai jamais été aussi bonne que toi pour organiser des fêtes.

  Ayla nota la référence spécifique à l’organisation de fêtes et se rappela que telle n’était pas la « spécialité » de Marthona. Ses talents d’organisatrice, elle les avait utilisés comme chef de la Neuvième Caverne, avant Joharran.

  — J’espère que tu me laisseras t’aider, la prochaine fois, Proleva, dit Ayla. J’aimerais profiter de ton expérience.

  — Volontiers, mais puisque cette fête est en ton honneur et que les autres t’attendent pour commencer, puis-je te servir un peu de ce rôti de jeune renne ?

  — Et ton animal ? s’enquit Marthona. Il aimerait avoir de la viande ?

  — Sûrement, mais il n’a pas besoin de quelque chose d’aussi tendre. Il se contentera d’un os, s’il en reste un avec un peu de viande dont vous n’avez pas besoin pour le bouillon.

  — Il y en a plusieurs près des feux à cuire, là-bas, dit Proleva, mais prends d’abord une tranche de renne et des boutons de lis pour toi.

  Ayla tendit son bol pour accepter le morceau de viande et une louche de légumes verts chauds, puis Proleva demanda à une autre femme de venir servi
r et se dirigea vers les foyers avec Ayla en restant à sa gauche, loin de Loup. Elle conduisit la jeune femme et l’animal près des os empilés à côté d’un feu et aida Ayla à prendre un long tibia brisé. On en avait extrait la moelle mais des morceaux de viande brunâtre y demeuraient attachés.

  — Cela fera l’affaire, dit Ayla sous l’œil de Loup, qui la regardait langue pendante. Tu veux le lui donner ?

  Proleva plissa le front. Elle ne voulait pas se montrer impolie envers leur hôte, surtout après la mauvaise farce de Marona, mais elle ne tenait pas trop à offrir un os à un loup.

  — Moi, je veux bien, intervint Marthona, sachant que tout le monde aurait ensuite moins peur. Qu’est-ce que je dois faire ?

  — Tu le lui tends ou tu le lui jettes, répondit Ayla.

  Elle remarqua que plusieurs personnes les avaient rejointes, notamment Jondalar, qui les observait avec un sourire amusé. Marthona prit l’os, le tendit au loup qui s’approchait, mais, changeant soudain d’avis, elle se hâta de le jeter en direction de l’animal. Loup bondit, saisit le tibia avec ses crocs – tour qui suscita des commentaires admiratifs – puis regarda Ayla.

  — Va le porter là-bas, Loup, dit-elle en montrant la grosse souche calcinée au bord de la terrasse.

  Emportant l’os comme un précieux butin, l’animal s’assit près de la souche et se mit à le ronger.

  Quand ils retournèrent aux tables, tout le monde voulut faire goûter à Ayla des mets qui, remarqua-t-elle, avaient une saveur différente de ce qu’elle avait mangé dans son enfance. Les voyages lui avaient cependant appris une chose : si les aliments dont les gens se régalaient dans une région particulière semblaient parfois étranges, ils avaient généralement bon goût.

 

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