by Jean M. Auel
Plusieurs hommes tentèrent de convaincre la belle étrangère de partager le Don de la Mère. Ayla fut flattée de leur attention mais leur fit clairement comprendre qu’elle ne désirait personne d’autre que Jondalar.
Lui-même éprouvait des sentiments mêlés quant à l’intérêt qu’elle suscitait. Il était content qu’elle fût si bien accueillie par son peuple, et fier qu’autant d’hommes admirent la femme qu’il avait ramenée, mais il aurait préféré qu’ils ne montrent pas si ouvertement leur désir de l’étendre sur leur fourrure – en particulier ce nouveau venu, Charezal. Il se réjouissait qu’elle ne manifestât aucune inclination pour qui que ce fût.
La jalousie n’était pas très bien tolérée chez les Zelandonii. Elle pouvait conduire aux discordes et aux conflits, voire aux batailles, et en tant que communauté ils plaçaient l’harmonie et la coopération au-dessus de tout. Dans une région qui n’était guère plus qu’une terre gelée une grande partie de l’année, l’entraide était indispensable pour survivre. La plupart de leurs us et coutumes visaient à maintenir une bonne entente et à décourager tout ce qui, comme la jalousie, menaçait leurs rapports amicaux.
Jondalar savait qu’il lui serait difficile de dissimuler sa jalousie si Ayla choisissait quelqu’un d’autre : il ne voulait la partager avec personne. Après des années d’union, quand le confort de l’habitude céderait parfois à l’excitation d’un partenaire nouveau, ce serait peut-être différent, mais pas pour le moment, et au fond de lui il doutait d’avoir jamais envie de la partager.
Plusieurs Zelandonii s’étaient mis à chanter et à danser. Ayla tenta de se rapprocher d’eux, mais de nombreuses personnes lui barraient le passage pour lui parler. Un homme en particulier, qui s’était tenu à la lisière de leur groupe une bonne partie de la soirée, semblait déterminé à lui adresser la parole. Ayla avait vaguement remarqué la présence d’un personnage insolite mais chaque fois qu’elle avait essayé de concentrer son attention, quelqu’un d’autre lui avait posé une question ou fait un commentaire qui l’avait distraite.
Elle leva les yeux quand un homme lui tendit une autre coupe de barma. Bien que le breuvage fermenté lui rappelât la bouza de Talut, il était plus fort. Un peu étourdie, elle décida qu’il était temps d’arrêter. Elle connaissait les effets que ces boissons avaient sur elle et ne voulait pas se montrer trop « amicale » le jour où elle rencontrait les amis et les parents de Jondalar.
Elle sourit à l’homme qui lui offrait la coupe et s’apprêtait à la refuser poliment, mais le choc qu’elle éprouva en le découvrant figea son sourire.
— Je suis Brukeval, dit-il, hésitant et timide. Un cousin de Jondalar. Il avait une voix grave et sonore, très agréable.
— Salutations ! Je m’appelle Ayla des Mamutoï, répondit-elle, intriguée.
Il ne ressemblait pas aux autres Zelandonii. Au lieu des yeux bleus ou gris de la majorité d’entre eux, il avait de grands yeux sombres. Marron, peut-être, Ayla n’aurait su le dire à la lumière du feu. Plus frappant encore que ses yeux, son aspect général, qui paraissait familier : il avait les traits du Clan !
C’est un mélange du Clan et des Autres, j’en suis sûre, pensa-t-elle. Elle l’étudia, mais à la dérobée, car il avait réveillé en elle le comportement d’une femme du Clan et elle se surprit à ne pas oser le regarder ouvertement. Ce ne devait pas être un mélange égal, moitié Clan moitié Autres, comme Echozar, promis à Joplaya... ou comme sou propre fils.
L’aspect des Autres était plus prononcé chez cet homme. Il avait un front haut, presque droit, et quand il se tourna, elle remarqua que si sa tête était allongée, l’arrière en était rond, dépourvu de chignon occipital. Les arcades sourcilières qui surmontaient ses grands yeux profondément enfoncés constituaient cependant son trait le plus marquant : elles n’étaient pas aussi proéminentes que chez les hommes du Clan mais faisaient nettement saillie. Son nez aussi était imposant, et quoique plus fin que chez ceux du Clan, il en avait la forme générale.
Ayla pensa qu’il devait avoir un menton fuyant. C’était difficile à dire à cause de sa barbe brune, qui évoquait les hommes qu’elle avait connus enfant. La première fois que Jondalar s’était rasé, comme il le faisait d’ordinaire en été, elle avait éprouvé un choc tant il lui avait paru jeune, presque enfantin. C’était la première fois qu’elle voyait un adulte sans barbe. Cet homme était un peu plus petit que la moyenne des Zelandonii, un peu plus petit qu’elle, mais puissamment bâti, trapu, avec des muscles lourds et un torse massif.
Brukeval présentait les particularités masculines des hommes avec qui elle avait grandi et elle lui trouvait une sorte de séduction familière. Elle avait la tête qui tournait – décidément, plus de coupe de barma pour elle – et se sentait attirée par cet homme.
Le sourire de la jeune femme traduisait ses sentiments, mais Brukeval trouvait aussi une timidité engageante dans ses regards obliques et sa façon de baisser la tête. Il n’était pas accoutumé à ce que les femmes lui réservent un accueil aussi chaleureux, en particulier les jolies femmes qui se pressaient autour de son séduisant cousin.
— Je me suis dit que tu aimerais peut-être boire une coupe du barma de Laramar, fit-il. Ils sont tous autour de toi à vouloir te parler, mais aucun ne pense que tu pourrais avoir soif.
— Merci. Oui, j’ai soif, mais plus de cette boisson, répondit-elle en désignant la coupe. J’ai déjà la tête qui tourne.
Elle lui adressa un autre de ses sourires irrésistibles, et Brukeval, sous le charme, en oublia un moment de respirer. Toute la soirée, il avait eu envie de lier connaissance avec elle mais il n’avait pas osé l’aborder. Il lui était déjà arrivé de se faire éconduire par de jolies femmes, et Ayla, avec ses cheveux dorés resplendissant à la lumière du feu, son corps ferme et bien proportionné mis en valeur par le cuir souple, ses traits un peu étranges qui lui donnaient un attrait exotique, était à coup sûr la femme la plus belle qu’il eût jamais vue.
— Je peux t’apporter autre chose à boire ? finit-il par proposer, avec l’empressement d’un jeune garçon désireux de plaire.
— Fiche le camp, Brukeval. J’étais là le premier, lui lança Charezal, qui ne plaisantait qu’à moitié.
Toute la soirée, il avait essayé d’entraîner Ayla à l’écart, ou tout au moins de lui arracher la promesse de le retrouver un autre jour. Peu d’hommes auraient persisté à tenter d’éveiller l’intérêt d’une femme choisie par Jondalar, mais cela ne faisait qu’un an que Charezal avait quitté une grotte lointaine pour devenir membre de la Neuvième Caverne. Plus jeune que Jondalar de quelques années, il n’avait même pas encore accédé au rang d’homme lorsque les deux frères avaient entamé leur Voyage et il ignorait que le grand homme blond avait la réputation de savoir fort bien s’y prendre avec les femmes. Il avait en revanche entendu des ragots au sujet de Brukeval.
— Tu ne penses quand même pas qu’elle pourrait s’intéresser à quelqu’un dont la mère était à moitié Tête Plate ? lui assena-t-il.
Le silence se fit dans la foule. Personne, depuis des années, n’avait parlé de cette façon à Brukeval. Le visage déformé par une expression de haine, il fixa Charezal avec une rage à peine maîtrisée. Ayla était abasourdie par cette transformation. Elle avait vu cette expression de rage chez un homme du Clan, et cela l’effrayait.
Mais ce n’était pas la première fois qu’on se moquait ainsi de Brukeval. Il avait été particulièrement sensible au sort d’Ayla quand la foule s’était gaussée des vêtements offerts par Marona et ses amies. Lui aussi avait été la cible de plaisanteries cruelles. Il avait eu envie de se précipiter pour la protéger, comme Jondalar l’avait fait, et lorsqu’il l’avait vue affronter les rires, il avait eu les larmes aux yeux – et il était tombé amoureux d’elle.
Ensuite, torturé par l’indécision, il avait hésité à se présenter à elle, bien qu’il mourût d’envie de lui parler. Les femmes ne réagissaient pas toujours favorablement à ses approches, et il aimait mieux admirer Ayla de lo
in que sentir sur lui le regard dédaigneux que lui adressaient certaines beautés. Enfin, après l’avoir longtemps admirée, il décida de tenter sa chance. Et elle avait été si gentille ! Elle avait paru apprécier sa présence. Son sourire chaleureux la rendait encore plus belle.
Dans le silence qui suivit la remarque de Charezal, Brukeval vit Jondalar se placer derrière Ayla pour la protéger. Il enviait son cousin. Il avait toujours envié cet homme, plus grand que la plupart des Zelandonii. Bien que Jondalar n’eût jamais pris part aux moqueries dirigées contre lui et qu’il l’eût même plus d’une fois défendu, Brukeval sentait qu’il avait pitié de lui, ce qui était pire. Maintenant, Jondalar était revenu avec cette femme magnifique que tout le monde admirait. Pourquoi certains avaient-ils autant de chance ?
Son regard de haine en direction de Charezal avait bouleversé Ayla plus que Brukeval ne pouvait le soupçonner. Elle n’avait pas vu une telle expression depuis qu’elle avait quitté le Clan. Cela lui rappelait la façon dont Broud, le fils de Brun, la regardait souvent. Même si Brukeval ne lui en voulait pas, elle frissonna à ce souvenir, eut envie de partir et se tourna vers Jondalar.
— Allons-nous-en, je suis fatiguée, lui dit-elle à mi-voix en mamutoï.
Elle prit conscience en prononçant ces mots qu’elle était vraiment lasse, épuisée en fait. Ils venaient de terminer un long et pénible voyage, et il s’était passé tant de choses depuis leur arrivée qu’elle avait peine à croire qu’une journée seulement s’était écoulée. Il y avait eu l’angoisse de rencontrer la famille de Jondalar, la tristesse de lui apprendre la mort de Thonolan, le désagrément de la plaisanterie de Marona, ainsi que l’excitation de faire la connaissance de tous les membres de cette nombreuse Caverne, et maintenant Brukeval. C’était trop.
Jondalar se rendait compte que l’incident entre les deux hommes avait affecté sa compagne et il devinait pourquoi.
— La journée a été longue, dit-il. Je crois qu’il est temps de rentrer.
Brukeval parut consterné de les voir partir si vite.
— Vous devez vraiment partir ? demanda-t-il d’un ton hésitant.
— Il est tard et je suis fatiguée, répondit Ayla en lui souriant.
Quand il n’avait pas son expression de rage, c’était plus facile de lui sourire, même si cela manquait de chaleur. Ayla s’éloigna avec Jondalar mais, lorsqu’elle regarda derrière elle, elle remarqua que Brukeval dardait encore sur Charezal un regard mauvais.
Sur le chemin de l’habitation de Marthona, elle demanda à Jondalar :
— Tu as remarqué comme ton cousin regardait Charezal ? Avec une telle haine...
— Je ne lui reproche pas sa réaction, répondit Jondalar, qui n’appréciait guère Charezal, lui non plus. C’est une terrible insulte de traiter quelqu’un de Tête Plate, et encore plus sa mère. Brukeval a déjà subi ce genre de moqueries, surtout quand il était jeune : les enfants peuvent être cruels.
Jondalar expliqua que, lorsque Brukeval était enfant, les autres le traitaient de Tête Plate pour le taquiner. Bien qu’il fût dépourvu du caractère spécifique dont ce surnom tirait son origine – le front fuyant –, ces deux mots ne manquaient jamais de le mettre en fureur. Et pour le jeune orphelin qu’il était, c’était encore pire de parler d’une mère qu’il avait à peine connue en faisant référence à la plus terrible abomination imaginable, mi-animale, mi-humaine.
Avec la cruauté désinvolte des enfants, ceux qui étaient plus âgés ou plus forts que lui prenaient plaisir à provoquer cette réaction émotionnelle en le traitant de Tête Plate ou de Fils d’Abomination. Mais, en prenant de l’âge, Brukeval compensa en puissance ce qui lui manquait en taille. Après quelques bagarres avec des garçons qui, quoique plus grands que lui, ne pouvaient rivaliser avec sa force musculaire phénoménale, surtout quand elle s’accompagnait d’une rage incontrôlée, les autres gamins mirent fin aux moqueries, du moins devant lui.
— Je ne sais pas pourquoi cela dérange tellement les gens mais c’est sans doute vrai, dit Ayla. Je crois qu’il est en partie Clan. Il me rappelle Echozar, encore que Brukeval soit moins Clan. Ce n’est pas aussi fort chez lui... à part ce regard. J’ai cru revoir la façon dont Broud me regardait.
— Je ne suis pas sûr qu’il soit un mélange. Il a peut-être un ancêtre venu de loin, et ce n’est qu’un hasard s’il présente une ressemblance superficielle avec les Tê... avec les membres du Clan.
— Brukeval est ton cousin. Que sais-tu de lui ?
— Rien dont je sois sûr, mais je peux te répéter ce que j’ai entendu. Certains anciens racontent que sa grand-mère, alors qu’elle était à peine une jeune femme, s’est retrouvée séparée d’un groupe qui se rendait à une lointaine Réunion d’Été. C’est là qu’elle devait être initiée aux Premiers Rites. Lorsqu’on l’a retrouvée, l’été touchait à sa fin. Elle était hagarde, tenait des propos incohérents, prétendait avoir été attaquée par des animaux. Elle ne s’est jamais vraiment remise. Peu après son retour, on s’est aperçu que la Mère lui avait accordé d’être grosse alors qu’elle n’avait jamais connu les Premiers Rites. Elle est morte peu après avoir donné naissance à la mère de Brukeval, ou peut-être à cause de ça.
— Où était-elle pendant sa disparition, d’après eux ?
— Personne ne le sait.
— Elle a dû trouver de la nourriture et un abri quelque part.
— Je ne crois pas qu’ils l’aient retrouvée à demi-morte de faim.
— On sait par quels animaux elle a été attaquée ?
— Pas à ma connaissance.
— Elle portait des traces de dents ou d’autres blessures ?
— Je ne sais pas.
Aux abords des habitations, Ayla s’arrêta et regarda Jondalar à la faible lumière d’un croissant de lune et d’un feu lointain.
— Les Zelandonii considèrent les membres du Clan comme des animaux, non ? Est-ce que sa grand-mère a dit quoi que ce soit au sujet de ceux que vous appelez les Têtes Plates ?
— Les anciens racontent qu’elle les détestait, qu’elle s’enfuyait en hurlant lorsqu’elle en voyait un.
— Et la mère de Brukeval ? Tu l’as connue ? Comment était-elle ?
— Je ne me rappelle pas grand-chose, j’étais très jeune, répondit Jondalar. Je crois me souvenir qu’elle était petite, avec de beaux yeux, sombres comme ceux de Brukeval, tirant sur le marron mais pas marron foncé, plutôt noisette. On disait que c’était ce qu’elle avait de mieux.
— Tirant sur le marron, comme ceux de Guban ?
— Maintenant que tu le dis, je crois que oui.
— Tu es sûr que la mère de Brukeval ne ressemblait pas aux membres du Clan, comme Echozar... et Rydag ?
— Je ne crois pas qu’on la trouvait très jolie, mais je ne me souviens pas qu’elle ait eu des arcades sourcilières proéminentes, comme Yorga. Elle n’a jamais eu de compagnon. Je pense que les hommes ne s’intéressaient pas trop à elle.
— Alors, comment est-elle devenue grosse ?
— Tu es toujours convaincue qu’il faut un homme pour ça ? Tout le monde a dit que la Mère lui avait accordé un enfant, mais Zolena... Zelandoni m’a fait remarquer un jour qu’elle était l’une des rares femmes à avoir obtenu cette faveur tout de suite après les Premiers Rites. On pense toujours que c’est trop jeune, mais cela arrive.
Ayla approuva d’un hochement de tête.
— Qu’est-elle devenue ?
— Je ne sais pas. D’après Zelandoni, elle était de santé fragile. Je crois qu’elle est morte quand Brukeval n’avait que deux ou trois lunes. Il a été élevé par la mère de Marona, une cousine de sa propre mère, mais je ne pense pas qu’elle se soit beaucoup occupée de lui. C’était plus par obligation. Marthona le gardait quelquefois. Je me rappelle avoir joué avec lui quand nous étions petits. Même alors, certains garçons plus âgés le tourmentaient déjà. Il détestait qu’on le traite de Tête Plate ; il se battait avec tous ceux qui le faisaient, même quand ils étaient deux fois plus grands que lui.
Ils ont cessé de l’insulter quand il a commencé à avoir le dessus. Il n’est pas grand mais il est fort.
— Pas étonnant qu’il ait été furieux contre Charezal. Au moins, je comprends, maintenant. Mais ce regard... dit Ayla en frissonnant. Exactement comme celui de Broud. Aussi loin que ma mémoire remonte, Broud m’a toujours haïe. Je ne sais pas pourquoi. Il me haïssait, et tout ce que j’ai pu faire n’y a rien changé. J’ai pourtant essayé, mais je vais te dire une chose, Jondalar : je n’aimerais pas être l’objet de la haine de Brukeval.
Loup leva la tête pour les accueillir quand ils entrèrent chez Marthona. Il avait trouvé les fourrures d’Ayla et s’était couché en rond à côté de la couche lorsqu’elle lui avait ordonné de rentrer. Ayla sourit en voyant ses yeux luire à la lumière d’une lampe que Marthona avait laissée allumée. Il lui lécha le visage et le cou quand elle s’assit puis souhaita la bienvenue à Jondalar.
— Il n’est pas habitué à tant de gens, dit-elle en prenant la tête de l’animal entre ses mains. Qu’est-ce qu’il y a, Loup ? Beaucoup d’étrangers d’un seul coup ? Je sais ce que tu ressens.
— Ils ne resteront pas étrangers longtemps, Ayla, assura Jondalar. Tout le monde t’aime déjà.
— Sauf Marona et ses amies.
Elle se redressa, défit les lanières du haut de cuir souple qui aurait dû servir de sous-vêtement d’hiver à un jeune garçon.
Jondalar était encore préoccupé par le comportement de Marona, et Ayla aussi, semblait-il. Il aurait préféré qu’elle ne subisse pas une telle épreuve, surtout le jour de son arrivée. Il voulait qu’elle soit heureuse parmi les siens, dont elle ferait bientôt partie. Mais il était fier de la façon dont elle avait réagi.
— Tu as été formidable. La manière dont tu as remis Marona à sa place...