Edith Wharton - SSC 11

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Edith Wharton - SSC 11 Page 19

by Uncollected Stories (v2. 1)


  Il jouissait d’une façon plus désintéressée de la vie d’oisiveté luxueuse à laquelle il se trouvait mêlé. Les compatriotes dont son ami était entouré menaient une existence absolument désœuvrée, sans occupations fixes ni relations suivies, mais avec quel art ils en cachaient le vide profond sous les dehors d’une activité effrénée ! Croisières en yacht, voyages en automobile, dîners luxueux aux restaurants à la mode, après-midi de flânerie élégante à Bagatelle ou à Saint-James, visites aux courses, aux expositions artistiques, soirées aux petits théâtres à l’usage des touristes avertis, toutes ces distractions coûteuses et monotones se suivaient et se renouvelaient sans lasser le besoin d’occupation hérité d’une ascendance énergique et tenace, qui avait mis à amasser l’argent la même rage d’activité qu’ils mettaient, eux, à le dissiper. Certes, Le Fanois s’ennuyait souvent dans ce milieu puéril et flottant. Mais il y trouvait de si douces compensations ! Non seulement ses transactions avec les antiquaires lui donnaient l’occasion d’acquérir à vil prix quelques-uns de ces charmants objets dont il aimait à être entouré, mais à force de vivre aux crochets des autres, il était parvenu à réaliser quelques économies qui lui avaient enfin permis d’organiser une existence à lui.

  Un beau jour son Mécène mourut en léguant toute sa fortune à des parents d’Amérique. Ce fut une grosse déception pour Le Fanois ; mais heureusement un successeur se présenta bientôt, et peu à peu il s’habitua à son rôle de metteur en scène — c’est lui qui l’avait ainsi défini — et devint le conseiller attitré des pèlerins d’outremer qu’anime le pieux désir de dépenser leurs millions au profit des oisifs parisiens.

  Ses liens de famille, et sa personnalité fine et charmante, lui avaient permis de rester en relation avec le vrai monde, celui qui se tient à l’écart de l’existence cosmopolite ; et Le Fanois jouait le rôle d’intermédiaire entre les transfuges de ce milieu, ceux que tourmente la soif du luxe et du mouvement, et les explorateurs du Nouveau Monde qui aspiraient à pénétrer dans leur société fermée.

  Cependant sa tâche n’avait pris des proportions sérieuses -— il n’était devenu vraiment homme d’affaires — que depuis qu’il avait fait connaissance avec miss Blanche Lambart. Cette jeune fille, rencontrée dans une réunion de la colonie étrangère, l’avait tout de suite frappé par son air d’intelligence fine et exempte de préjugés. Il avait trop pratiqué ses compatriotes pour ne pas s’apercevoir très vite qu’elle avait une origine plus distinguée que la plupart de ceux qui tentaient l’assaut de la société parisienne. Tout en elle décelait une éducation soignée, une facilité mondaine très grande, la fréquentation habituelle d’un milieu raffiné. Cependant, il eut bientôt deviné qu’elle vivait, comme lui, aux dépens de gens qu’elle méprisait.

  Lorsqu’ils lièrent connaissance, miss Lambart était la compagne de voyage d’une veuve milliardaire de Chicago, qui rêvait un « beau mariage ». Au premier mot. Le Fanois et miss Lambart s’entendirent pour lancer la dame et lui chercher un époux à la hauteur de ses exigences. Mais il faut croire que la veuve fut aussi peu reconnaissante que le patron de Le Fanois, car, le mariage accompli, elle lâcha miss Lambart, qui dut se mettre à la recherche d’une autre bienfaitrice. Elle ne tarda pas à en trouver une, et de nouveau elle demanda secours à Le Fanois pour lancer sa protégée.

  Ce pacte tacite durait depuis trois ou quatre ans. Le Fanois ignorait toujours quelle triste nécessité avait poussé la jeune fille à mener une telle existence. Était-ce le goût du luxe, ou le besoin d’agitation continuelle qui anime si souvent ses compatriotes ? Sortait-elle d’une de ces petites villes américaines dont on lui avait décrit l’ambiance triste et monotone, où les femmes se morfondent dans une solitude oisive, tandis que leurs maris s’acharnent à amasser une fortune dont ni les uns ni les autres ne savent jouir ? Il croyait plutôt deviner en elle une des épaves de la grande existence mondaine de New-York, trop pauvre pour lutter avec le luxe qui l’environnait, trop fière et trop difficile pour s’astreindre à un mariage médiocre. Mais, quel que fût son passé, elle avait pour Le Fanois un charme singulier et indéfinissable. Jamais il ne lui avait dit un mot d’amour. Malgré ses allures libres, son vocabulaire ultra-moderne, il sentait en elle une droiture presque farouche, qui la défendait, mieux même que son ton d’ironie voulue, contre toute familiarité.

  Ils s’entendaient donc tout simplement en bons camarades, toujours heureux de se retrouver, et se défendant contre l’humiliation de leur complicité secrète en s’en moquant avec une franchise cynique.

  

  III.

  Blanche Lambart avait bien deviné : Mrs Smithers et sa fille étaient des âmes naïves.

  La jeune Catherine, surtout, ne demandait qu’à s’amuser, sans viser un bonheur plus stable. Elle voulait aller aux courses, au théâtre, montrer ses jolies toilettes dans les sauteries de la « colonie américaine », et faire connaissance avec le plus grand nombre possible de valseurs. Mrs Smithers, cependant, rêvait déjà pour sa fille l’inévitable mariage ducal. Mais elle comprenait bien qu’elle ne saurait comment s’y prendre toute seule pour réaliser ses aspirations. Tout de suite conquise par le charme de miss Lambart, elle confia à celle-ci le soin de lui organiser une existence en rapport avec ses visées mondaines. La jeune fille s’associa avec Le Fanois pour cette entreprise, et à eux deux ils eurent vite installé Mrs Smithers dans l’hôtel du ci-devant ami de Le Fanois, dont celui-ci avait lui-même aménagé l’intérieur. Puis on organisa une brillante série de dîners et de bals, où les amis de Le Fanois se retrouvèrent avec un plaisir qu’ils oublièrent quelquefois de témoigner à la maîtresse de maison. Cependant, la jeune Catherine fut remarquée. Malgré sa démarche brusque, sa voix nasillarde, son rire assourdissant, il y avait en elle une fraîcheur, un éclat de vie et de jeunesse, qui faisaient excuser son manque d’éducation sociale. C’était une « bonne fille », et on lui savait gré de sa naïveté et de son humeur joviale.

  — On en a tant vu, de ces intrigantes souples et adroites que vous nous envoyez de là-bas, dit Le Fanois à Blanche, avec son sourire moqueur. Cette enfant nous repose un peu de ces physionomies-là. Je crois que ses défauts mêmes nous aideront à la caser.

  Ils étaient assis auprès de la table à thé du minuscule salon de miss Lambart. Depuis deux ans, elle avait pu s’installer à un cinquième étage, dans un modeste appartement où elle recevait ses visiteurs avec l’indépendance d’une femme mariée.

  — Que voulez-vous ? disait-elle, je n’ai de quoi me payer ni un mari ni une dame de compagnie ; il faut bien que je réunisse toutes ces fonctions dans ma seule personne.

  Elle répondit par un sourire à la légère impertinence du jeune homme.

  — J’avoue, dit-elle, que les compatriotes que nous vous envoyons ne donnent pas toujours l’exemple de la fierté démocratique. Mais ne valent-elles pas les maris que vous avez si peu de peine à leur trouver ?

  Il ne répondit pas, et elle reprit :

  — Je ne sais pas si nous trouverons si facilement à caser la petite Catherine. Je partage votre avis sur elle, et pour rien au monde je ne voudrais qu’elle fût mal mariée.

  Le Fanois réfléchit un instant ; puis il dit :

  — Que diriez-vous de Jean de Sestre ? Elle sursauta.

  — Comment ? Le jeune prince ? C’est l’aîné de la famille, n’est-ce pas ? Il sera duc de Sestre ?

  — Parfaitement.

  — Et vous croyez ?…

  — Je le crois sincèrement épris de la charmante Catherine, et je ne vois aucune difficulté à obtenir le consentement de ses parents.

  Elle le regardait toujours d’un œil ébloui.

  — Mais c’est ce qui s’appelle vraiment un grand mariage ! dit-elle. Et c’est un brave garçon, n’est-ce pas ?

  — Ce n’est pas un génie ; mais je crois qu’il sera un mari modèle, auquel vous pourrez confier votre protégée sans crainte.

  Miss Lambart par
ut réfléchir profondément ; puis elle se leva en soupirant et fit quelques pas dans le petit salon.

  — Qu’avez-vous, chère camarade ? demanda le jeune homme, en renversant la tête contre le dos de son fauteuil afin de suivre des yeux les mouvements souples et gracieux de la jeune fille.

  Elle revint vers lui et s’appuya contre la cheminée.

  — J’ai… j’ai que je pense une fois de plus au pouvoir effrayant de l’argent. Réflexion frappante, n’est-ce pas ? Mais enfin, quand je songe à cette petite, qui a bon cœur, j’en conviens, mais qui n’a, en somme, ni beauté, ni esprit, ni imagination, ni charme, et qui, malgré cela, n’a qu’à étendre sa main — cette grosse patte rouge et épaisse ! — pour cueillir un beau nom, une belle situation et le cœur d’un honnête garçon !

  Le Fanois la fixait toujours, avec cette lueur indéfinissable qui lui venait quelquefois aux yeux en la regardant.

  — Tandis que vous, ma pauvre amie, qui avez tout cela…

  — Ah ! taisez-vous ! interrompit-elle.

  Une vive rougeur lui monta jusqu’aux tempes, et elle alla brusquement reprendre sa place derrière la table à thé.

  Le Fanois haussa les épaules.

  — Je croyais que nous avions notre franc parler.

  Elle eut un sourire plein d’amertume.

  — Eh bien, oui, soit ! Je suis lasse, lasse, j’ai trop vécu parmi les riches et les heureux, j’ai le besoin de l’argent dans le sang… Et dire qu’il faudra recommencer, lutter encore ! Catherine une fois mariée, Mrs Smithers rentrera probablement en Amérique pour faire la conquête de New-York. Sinon, la situation de sa fille lui permettra de se passer de mes services. — Elle éclata d’un rire ironique. — Ah ! j’en ai assez, allez !

  Le Fanois la regarda un instant avec une nuance de tristesse ; puis il reprit d’un ton gouailleur :

  — Enfin, cette fois-ci, on vous dotera peut-être, et je vous trouverai un beau parti.

  Ils se regardèrent de nouveau ; puis elle dit en souriant :

  — Ah ! la dot… la dot rêvée ! Combien me faudrait-il, croyez-vous, pour trouver un parti convenable ?

  Il semblait réfléchir.

  — Un parti convenable ? Pour soixante mille francs de rente, je m’engage à vous trouver un homme qui vous adore.

  Elle rougit légèrement, avec un petit ricanement incrédule.

  — Un homme qui m’adore ? En existe-t-il ?

  — Trust me ! dit-il en se levant ; et en attendant, il est bien convenu, n’est-ce pas, que vous tâterez Mrs Smithers, tandis que moi, je m’occuperai des Sestre ? Je crois que l’affaire est bouclée.

  

  IV.

  Une dizaine de jours plus tard, les deux amis se retrouvèrent ; mais cette fois-ci ce fut dans un des salons dorés de l’hôtel Smithers. Mrs Smithers et sa fille étaient parties en automobile pour la journée, et un coup de téléphone de Blanche avait prévenu le jeune homme qu’elle l’attendrait seule chez leurs amies.

  — Eh bien, cher collègue, dit-il, en serrant la main de la jeune fille, l’affaire a donc traîné de votre côté ? Du mien, c’est allé tout seul ; je n’attendais qu’un signe de vous.

  D’un geste, miss Lambart lui indiqua un fauteuil en face du sien.

  — Ce signe, je n’ai pu vous le faire que ce matin. J’ai eu un rude combat à livrer.

  — Un combat ? De quoi parlez-vous ? On ne veut donc pas de mon prétendant ?

  — Mrs Smithers en voudrait, vous le devinez bien, -— elle eut un pâle sourire — mais il paraît que Catherine a d’autres visées.

  — Comment ? Cette petite sotte ? — il fronça les sourcils — et alors ?

  Blanche hésitait toujours, jouant d’une main distraite avec les glands de soie qui bordaient les revers de son corsage. Enfin elle dit :

  — Et alors, malgré moi, j’ai pris parti pour Catherine, je l’ai défendue contre sa mère !

  Le Fanois la regarda d’un œil étonné.

  — Mais que veut-elle donc, cette enfant ? Je n’y suis plus.

  — Mais si, vous y êtes, mon ami, car c’est vous qu’elle veut !

  Elle lui lança cette parole sur un rire moqueur, comme si elle lui jetait un défi au visage.

  Le jeune homme se leva vivement de son siège. Sa figure avait pâli, et il caressait distraitement sa moustache, comme pour cacher une contraction nerveuse de ses lèvres.

  — Comment ? Qu’entendez-vous par là ? balbutia-t-il.

  — C’est comme je vous le dis. Catherine prétend n’épouser que l’homme qu’elle aime, ci c’est vous qu’elle aime.

  Il restait debout devant elle, appuyant les deux mains sur le petit guéridon surchargé de bronzes qui les séparait.

  — C’est moi, c’est moi ? répétait-il. Blanche eut un petit rire moqueur.

  — Voyons, cela vous étonne à ce point ?

  — A ce point et au delà ! — Il la regarda brusquement. — Comment, vous croyez ?…

  — Mais non, mais non ! Je sais très bien que vous avez joué cartes sur table. Seulement, ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas, que l’on s’éprend de vous sans que vous y soyez pour quelque chose ?

  Il haussa les épaules avec un geste de mépris ; puis il se détourna, arpenta une ou deux fois la pièce, et revint se placer en face de la jeune fille.

  — Mais la mère ne consentirait sans doute jamais ? demanda-t-il brusquement.

  Une vive rougeur baigna le visage de Blanche Lambart, et elle se leva aussi.

  — Alors, vous, vous consentez ? dit-elle, le regardant bien dans les yeux.

  Il rougit aussi et se mit à tordre ses gants entre ses doigts nerveux.

  — Moi, moi ? Je n’en sais rien, je demande seulement…

  — Eh bien, l’affaire est bouclée. J’ai obtenu le consentement de Mrs Smithers.

  Il la regarda, ébahi.

  — Vous l’avez obtenu ? Comment donc ? C’est incroyable !

  — Mais non. Au fond, c’est une bonne femme. Elle adore sa petite Catherine, pour rien au monde elle ne consentirait à la rendre malheureuse. A nous deux, Catherine et moi, nous avons eu vite fait de vaincre ses résistances. Catherine fera un mariage d’amour, et c’est elle, Mrs Smithers, qui fera le grand mariage.

  Le Fanois poussa un dernier cri d’étonnement.

  — Comment, elle ? C’est elle qui voudrait épouser Sestre ?

  — Oh ! je ne crois pas qu’elle aspire à remplacer sa fille. Mais nous trouverons bien quelqu’un d’un âge plus convenable. Vous vous en chargerez, n’est-ce pas ? Vraiment, elle n’est pas trop mal depuis qu’elle a maigri et qu’elle porte des robes foncées.

  Blanche s’interrompit vivement.

  — J’entends sonner, les voici qui reviennent. Et, comme Le Fanois regardait autour de lui, cherchant un moyen de s’évader sans être vu, elle reprit en souriant :

  — Non, restez. Vous savez que, dans ce milieu, on se dispense de formalités ; et j’ai promis à Catherine de vous retenir.

  Elle ajouta doucement, en le quittant :

  — Elle vous aime follement ; soyez bon pour elle, n’est-ce pas ?

  

  V.

  Six semaines plus tard, Jean Le Fanois arpentait de nouveau le salon doré de Mrs Smithers.

  Cette fois, il s’y trouvait seul ; mais, quand il eut traversé la pièce plusieurs fois en long et en large, et piétiné nerveusement devant la belle pendule en bronze ciselé qui surmontait la cheminée, il entendit derrière lui un léger froissement de jupes, et se retourna pour aller au-devant de miss Lambart.

  C’était la première fois qu’ils se voyaient depuis les fiançailles.

  Le lendemain même de sa dernière conversation avec Le Fanois, la jeune fille était partie pour Londres, où elle devait rendre visite à des amis. Malgré les supplications de Mrs Smithers, son absence se prolongea bien au d
elà de la date fixée pour son retour. Elle écrivit qu’elle était fortement grippée, puis elle prétexta une lente convalescence qui lui faisait redouter les fatigues du voyage.

  Elle ne se décida à revenir que sur un télégramme lui annonçant que Catherine Smithers était tombée gravement malade, et elle n’était de retour que depuis quelques heures lorsque Le Fanois se présenta.

  Dès qu’elle parut, il fut frappé par la pâleur extrême de ses traits maigres et défaits, sur lesquels l’inquiétude qu’elle ressentait pour son amie se confondait avec les traces de son indisposition récente.

  — C’est donc bien grave ? demanda le jeune homme, après avoir échangé une poignée de main avec elle.

  — Je le crains, hélas ! La pneumonie a gagné l’autre poumon, et la pauvre petite a une grosse fièvre.

  Ils continuèrent à causer à voix basse de la maladie de Catherine. La pneumonie s’était déclarée la veille seulement, à la suite d’un rhume mal soigné. Mrs Smithers, affolée, ne quittait pas le chevet de sa fille. Quatre médecins et trois gardes entouraient la malade de leurs soins, et la mère, au désespoir, parlait d’appeler un spécialiste de New-York. Pour le moment, les symptômes étaient bien graves ; cependant, les médecins se déclaraient dans l’impossibilité de se prononcer avant vingt-quatre heures sur l’issue de la maladie.

 

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