— C'est le crépuscule, murmura-t-il. Encore une fois. Une autre fin. Aussi parfait qu'ait été le jour, il faut qu'il meure.
— Certaines choses sont éternelles, marmonnai-je entre mes dents, brusquement tendue.
Il soupira.
— Je t'ai emmenée au bal, dit-t-il d'une voix lente, parce que je ne veux pas que tu rates quoi que ce soit. Je refuse que mon existence te prive de quelque chose, si je peux l'éviter. Je désire que tu sois humaine. Que ta vie se déroule comme elle l'aurait fait si j'étais mort en 1918 comme prévu.
Ces mots me firent frissonner, et je me débattis, furieuse.
— Dans quelle étrange dimension parallèle serais-je jamais allée au bal de moi-même ? Si tu n'étais pas mille fois plus fort que moi, je ne t'aurais jamais laissé agir.
Un sourire étira ses lèvres, sans toucher ses yeux.
— Ce n'était pas si mal, tu l'as reconnu.
— Parce que j'étais avec toi.
Le silence tomba. Il se concentrait sur la lune, moi sur lui. J'aurais tant voulu réussir à lui expliquer combien une vie humaine normale m'indifférait.
— J'ai une question, reprit-il un peu plus tard. Y répondras-tu ?
— N'est-ce pas ce que je fais toujours ?
— Promets juste de ne pas te dérober.
— D'accord.
Je devinai aussitôt que j'allais le regretter.
— Tu as paru sincèrement étonnée quand tu as compris que je t'amenais ici...
— Je l'étais, l'interrompis-je.
— Certes, mais tu devais bien avoir envisagé autre chose... Je serais curieux d'apprendre ce à quoi tu as pensé quand je t'ai demandé de t'habiller.
Je ne m'étais pas trompée ! J'hésitai.
— Je ne veux pas te le dire.
— Tu as promis.
— Je sais.
— Alors ?
— J'ai peur que ça t'énerve... ou que ça te rende triste.
— Aucune importance. S'il te plaît ?
Il n'avait pas l'intention de renoncer.
— Eh bien... j'ai cru qu'il s'agissait... d'une espèce de célébration. Pas un minable bal humain !
— Humain ? releva-t-il platement.
Le seul mot vraiment important de ma phrase. Je baissai les yeux, tripotant un pan de mousseline. Il attendit sans rien dire.
— Très bien, confessai-je, j'espérais que tu avais changé d'avis et que... tu allais finalement procéder à ma transformation.
Diverses émotions traversèrent son visage. Colère, peur... Puis il parut se ressaisir, et l'amusement prit le dessus.
— Tu as cru que je porterais une cravate noire pour l'occasion ? se moqua-t-il.
Je me renfrognai pour cacher mon embarras.
— Je n'ai aucune idée sur la façon dont ces choses-là se font. En tout cas, ça me semble plus rationnel que pour un bal de fin d'année. Ce n'est pas drôle, ajoutai-je parce qu'il riait aux éclats.
— Tu as raison, ça ne l'est pas, admit-il en reprenant son sérieux. Mais j'ai préféré croire que tu plaisantais.
— Ce n'est pas le cas.
— J'en suis conscient, hélas. Tu le désires à ce point-là ?
La douleur était revenue dans ses prunelles. Je me mordis la lèvre et acquiesçai.
— Si prête à mourir, murmura-t-il comme pour lui-même. À connaître le crépuscule de ta vie, alors qu'elle a à peine commencé. À tout abandonner.
— Ce n'est pas une mort, c'est une renaissance, chuchotai-je.
— Je ne le mérite pas, souffla-t-il, chagrin.
— Te rappelles-tu le jour où tu m'as dit que je ne me voyais pas de façon très claire ? Visiblement, tu es atteint de la même cécité.
— Je sais ce que je suis.
Soudain, son humeur changea de nouveau. Plissant les lèvres, il me scruta un très long moment.
— Tu es prête, là, maintenant ? demanda-t-il.
— Euh... oui ?
Souriant, il inclina lentement sa tête jusqu'à ce que ses lèvres froides frôlent la peau de mon cou.
— Tout de suite ? chuchota-t-il, son haleine glaçant ma gorge.
Je ne pus retenir un frisson.
— Oui, répondis-je, tout bas pour que ma voix ne se brise pas.
S'il pensait que je bluffais, il allait être déçu. J'avais choisi, j'étais sûre de moi. Tant pis si mon corps était rigide comme une planche, mes poings serrés et ma respiration heurtée... Avec un rire sombre, il se recula. Il paraissait déçu.
— Tu ne crois quand même pas que je cèderais si facilement, railla-t-il.
— On a le droit de rêver.
— C'est donc ce à quoi tu rêves ? Devenir un monstre ?
— Pas tout à fait, répliquai-je, piquée par l'emploi du mot. (Un monstre, non mais je vous jure !) Mon rêve, c'est surtout d'être avec toi pour l'éternité.
Son visage prit une expression à la fois tendre et mélancolique quand il perçut ma peine.
— Bella. Je resterai toujours avec toi, n'est-ce pas suffisant ?
Ses doigts dessinaient légèrement les contours de mes lèvres, et je souris.
— Ça ne l'est que pour l'instant.
Ma ténacité lui déplaisait. Aucun de nous deux ne comptait s'avouer vaincu, ce soir. Il poussa un soupir, presque un grognement. Je caressai son visage.
— Écoute, continuai-je, je t'aime plus que tout au monde. N'est-ce pas suffisant ?
— Si, ça l'est, admit-il en se détendant. Pour l'éternité.
Sur ce, il se pencha et posa une nouvelle fois ses lèvres glacées contre mon cou.
Fascination Page 41