Il se mordillait les lèvres, avait les poings serrés et semblait à deux doigts de fondre en larmes. Par réflexe, je le pris dans mes bras et appuyai mon visage contre son torse. Il était tellement grand que j'eus le sentiment d'être une petite fille enlaçant un adulte.
— Écoute, Jake, tout va s'arranger, le rassurai-je. Dans le cas contraire, tu pourras toujours venir habiter chez Charlie. N'aie pas peur, nous trouverons une solution.
Il s'était d'abord figé à mon contact. Hésitants, ses longs bras se fermèrent autour de moi.
— Merci, Bella, souffla-t-il avec des intonations encore plus feutrées que d'ordinaire.
Nous restâmes ainsi un moment, et je n'en éprouvai aucun malaise. Au contraire, je puisais un certain réconfort à cette embrassade. Celle-ci ne ressemblait en rien à la dernière qu'on m'avait donnée. Là, il s'agissait d'amitié. Et il émanait une douce chaleur du corps de Jacob. Pour moi, cette proximité avec un autre humain était étrange, émotionnelle plus que physique, bien que cela aussi fût bizarre. Ce n'était guère mon genre. D'habitude, je ne me liais pas aussi aisément avec les gens, en tout cas pas de façon aussi directe.
Pas avec les hommes.
— Si tu réagis ainsi, je vais flipper encore plus, murmura Jacob.
Son ton était redevenu léger, normal, et son rire résonna à mon oreille. Timidement, ses doigts effleurèrent mes cheveux. Hum. Pour moi, ce n'était que de l'amitié. Je m'écartai promptement, riant aussi, mais bien décidée à remettre les pendules à l'heure.
— J'ai du mal à croire que j'ai deux ans de plus que toi, lançai-je en insistant sur le « plus ». Tu me donnes l'impression d'être une naine.
En effet, aussi près de lui, j'étais obligée de me dévisser le cou pour le regarder dans les yeux.
— Tu oublies que j'ai quarante ans.
— C'est vrai !
— Tu n'es qu'une poupée, rigola-t-il en me tapotant le crâne. Une poupée de porcelaine.
Je levai les yeux au ciel, reculai d'un pas supplémentaire.
— Merci d'éviter les remarques désobligeantes sur les albinos, le prévins-je.
— Franchement, tu es certaine de ne pas l'être ? riposta-t-il en collant son bras brun au mien, mettant ainsi en évidence une différence de carnation peu flatteuse pour moi. Je n'ai jamais vu de personne aussi pâle que toi... sauf...
Il s'interrompit, et je détournai la tête en tâchant d'ignorer ce qu'il avait voulu dire.
— Bon, on s'y met ou quoi ? enchaîna-t-il.
— Allons-y, acquiesçai-je avec plus d'enthousiasme que quelques minutes plus tôt.
Sa phrase inachevée m'avait en effet rappelé les raisons de ma présence ici.
1 Émission où il s'agit de transformer complètement un véhicule, en une semaine et avec un budget minimum, aidé par une équipe de mécaniciens et d'ingénieurs. À la fin, on fait l'essai sur circuit. Si le projet réussit, les participants gagnent une boîte à outils. Sinon, le véhicule est détruit de manière spectaculaire.
2 Une des distractions préférées des jeunes Américains désœuvrés — traîner dans les centres commerciaux.
8
ADRÉNALINE
— O.K., où se trouve l'embrayage ?
J'indiquai la manette de la poignée gauche. Ce faisant, je relâchai le guidon, geste malencontreux puisque la lourde moto tangua sous mes fesses et faillit me désarçonner. Je m'y ragrippai aussitôt et la stabilisai.
— Elle refuse de rester droite, Jake ! me plaignis-je.
— Ça n'arrivera plus quand tu rouleras, me promit-il. Et maintenant, où est le frein ?
— Derrière mon pied droit.
— Non.
Prenant mes doigts, il les enroula autour de la manette de la poignée d'accélérateur, à droite.
— Mais tu m'as dit que...
— Contente-toi d'utiliser celui-ci. Pour le frein arrière, on verra plus tard. Quand tu sauras te débrouiller.
— C'est louche. Les deux ne sont pas importants ?
— Oublie celui de derrière, d'accord ? Tiens, c'est comme ça que tu ralentis.
Sur ce, il m'amena à presser plusieurs fois la manette.
— Compris.
— Accélérateur ?
Je tournai la poignée droite.
— Boîte de vitesses ?
Je la tapotai du pied gauche.
— Très bien. Tu as l'air d'avoir repéré ce qu'il fallait. Tu n'as plus qu'à la mettre en route.
J'émis quelques paroles inintelligibles, faute de mieux — mon estomac faisait des nœuds, et ma voix risquait de ne pas m'obéir. J'avais beau essayer de me convaincre que ma peur était inutile, et que j'avais survécu à des événements bien pires en comparaison desquels cette aventure semblait risible, j'étais terrorisée. J'aurais dû pouvoir regarder la mort en face et lui sourire. Malheureusement, mon ventre s'entêtait à ne pas se ranger à mes arguments.
Je contemplai le long ruban de la piste en terre, bordée de chaque côté par une épaisse verdure brumeuse. Le revêtement était de sable humide, ce qui valait toujours mieux que de la boue.
— Serre l'embrayage, m'ordonna Jacob.
Je m'exécutai, raide comme un piquet.
— Et maintenant, écoute bien, parce que c'est crucial : ne le relâche pas, pigé ? Imagine que tu tiens une grenade dégoupillée, par exemple.
Je crispai les doigts autour de la manette.
— C'est bien. Tu te sens de la démarrer au kick ?
— Si je bouge le pied, je me casse la figure, répliquai-je en osant à peine respirer.
— D'accord, je m'en charge, alors. Toi, ne relâche surtout pas l'embrayage.
Il recula d'un pas puis, soudain, abattit brutalement son pied sur la pédale, ce qui déclencha un hoquet bruyant et secoua la moto. Je commençai à glisser sur le flanc, mais il me rattrapa avant que je tombe.
— Ce n'est rien, m'encouragea-t-il. Tu serres toujours l'embrayage ?
— Oui, haletai-je.
— Plante bien tes jambes dans le sol, je vais recommencer.
Par prudence, il posa quand même la main sur l'arrière de la selle. Il fallut quatre tentatives pour que la machine accepte de démarrer. Sous moi, le moteur gronda et vibra, pareil à un animal furieux. Autour de la poignée gauche, mes doigts étaient douloureux.
— Bon, à présent, donne un peu de gaz. Tout doux, hein ? Sans cesser de tenir l'embrayage.
Timidement, je tournai la poignée droite. Le mouvement fut infime, ce qui n'empêcha pas la moto de vociférer. Non seulement, la bête était furieuse, voilà qu'elle était également affamée.
— Tu te souviens comment passer la première ?
— Oui.
— Super. Vas-y.
— D'accord.
Il attendit, je ne bronchai pas.
— Pied gauche, insista-t-il.
— Je sais ! soufflai-je.
— Tu as l'air d'être morte de frousse. Tu es certaine de vouloir continuer ?
— T'inquiète ! m'énervai-je
Des orteils, j'abaissai le levier de vitesses d'un cran.
— Génial ! Et maintenant, relâche très légèrement l'embrayage.
Et il s'éloigna de moi.
— Tu veux que je balance la grenade ? m'écriai-je, horrifiée.
Pas étonnant qu'il ait reculé.
— C'est comme ça que ça marche, Bella. Veille seulement à y aller mollo.
Je commençai à desserrer les doigts. À cet instant, une voix de velours qui n'appartenait pas à Jacob me prit au dépourvu.
« Tu es en train de te comporter de façon téméraire, puérile et idiote, Bella. »
— Oh !
De stupéfaction, j'abandonnai complètement la poignée gauche. L'engin tressauta, m'expédia en avant et s'affala à demi sur moi. Le moteur crachota puis s'arrêta.
— Bella ! Tu n'as rien ?
Jacob s'était précipité et redressait la machine. Je ne réagis pas, trop occupée à tendre l'oreille.
« Je te l'avais bien dit », murmura
le ténor avec une clarté cristalline.
— Bella ? répéta Jacob en me secouant par l'épaule.
— Ça va, marmonnai-je, hébétée.
Et en effet, ça n'aurait pu aller mieux. Il était revenu. Ses intonations douces et veloutées résonnaient encore dans mon crâne. J'envisageai rapidement différentes explications. La familiarité était à exclure : je n'avais jamais vu cette route, n'avais jamais pratiqué la moto — pas de déjà-vu, donc. Par conséquent, ces hallucinations auditives étaient provoquées par autre chose... Je sentis l'adrénaline couler de nouveau dans mes veines, et je pressentis que je tenais la solution. Un étrange mélange d'adrénaline et de danger, à moins que ce fût juste de la stupidité.
Jacob m'aidait à me relever.
— Tu es tombée sur la tête ? s'enquit-il.
— Je ne crois pas, chuchotai-je en la secouant d'avant en arrière pour vérifier. Je n'ai pas abîmé la moto, au moins ?
Cela m'inquiétait. J'avais hâte de réitérer l'expérience. Montrer de la hardiesse se révélait beaucoup plus efficace que je l'avais envisagé. La triche n'avait plus d'importance. Avoir trouvé un moyen de générer mes fantasmes sonores comptait bien plus.
— Non, elle a calé, c'est tout. Tu as relâché l'embrayage trop vite.
— Recommençons.
— Sûre ?
— Oui.
Cette fois, j'essayai de démarrer toute seule. C'était compliqué. Il fallait que je saute un peu pour frapper le kick avec suffisamment de force et, l'engin en profitait pour tenter de me désarçonner. Les mains de Jacob planaient au-dessus du guidon, prêtes à me retenir en cas de besoin. Ce ne fut qu'au bout de plusieurs tentatives, dont pas mal de malheureuses, que le moteur céda et rugit. Sans oublier de serrer la goupille, je tournai la poignée droite à plusieurs reprises. Il suffisait de l'effleurer pour que la machine réagisse. À présent, mon sourire était aussi large que celui de Jacob.
— Vas-y doucement avec l'embrayage, me rappela-t-il.
« Tu as vraiment envie de te tuer ? intervint la voix, sévère. C'est le but de la manœuvre ? »
Ça fonctionnait ! Je ricanai intérieurement, et l'ignorai. Je savais que Jake ne laisserait rien arriver de méchant.
« Rentre chez toi ! », m'ordonna le ténor.
La splendeur de ses intonations me renversait. Il était hors de question que je permette à ma mémoire de l'oublier, quel que soit le prix à payer.
— Doucement, m'encouragea Jacob.
— T'inquiète, répondis-je.
Je me rendis compte avec embarras que je m'étais adressée à mes deux interlocuteurs en même temps. Derechef, la voix subliminale gronda, étouffée par le rugissement du moteur. Je me concentrai pour éviter d'être surprise par sa prochaine intervention et laissai remonter la poignée petit à petit. Brusquement, la mécanique réagit, et je fonçai en avant.
Je volais.
Un vent qui ne soufflait pas quelques instants auparavant plaquait ma peau sur mon visage et rejetait mes cheveux en arrière avec suffisamment de force pour que j'aie l'impression qu'on me les tirait. Mon estomac était resté au point de départ, et l'adrénaline picotait tout mon corps. Les arbres défilaient comme l'éclair, se confondant en une seule paroi verte. Or, je n'étais qu'en première. Ma semelle effleura la boîte de vitesses, cependant que j'accélérai.
« Non, Bella ! me cria la voix de miel avec rage. Regarde devant toi ! »
Elle m'arracha suffisamment au vertige de la vélocité pour que je m'aperçoive que la route s'incurvait sur la gauche alors que je continuais de filer tout droit.
— Freine, freine ! me marmonnai-je à moi-même.
Instinctivement, j'abattis mon pied droit sur le frein arrière, comme je l'aurais fait si j'avais été au volant de ma camionnette. La moto vacilla d'un côté puis de l'autre, m'entraînant en plein sur le mur végétal. J'allais trop vite. Je voulus tourner le guidon pour changer de direction, mais mon poids déséquilibra l'engin qui s'inclina vers le sol, tout en poursuivant sa course vers les arbres. Une fois de plus, il me tomba dessus en vrombissant, me tirant sur le sable humide jusqu'à ce qu'il heurte un obstacle quelconque. Le nez dans la mousse, je n'y voyais rien. J'essayai de relever la tête ; quelque chose m'en empêcha. J'étais à demi assommée, perdue, submergée par trois sortes de rugissements — la moto, la voix dans ma tête et autre chose...
— Bella ! hurla Jacob.
J'entendis qu'on coupait le moteur de la deuxième machine, puis de la mienne, qui cessa brusquement de peser sur moi, et je basculai pour m'allonger et respirer plus aisément. Le silence était revenu, tout à coup.
— Wouah ! marmottai-je.
J'étais enchantée. C'était bien ça, la recette d'une bonne hallucination : adrénaline, danger et stupidité. En tout cas, un truc s'en approchant.
— Bella ! répéta Jacob, agenouillé près de moi, anxieux. Tu n'as rien, Bella ?
— Rien du tout ! m'écriai-je, ravie, en bougeant les bras et les jambes pour vérifier qu'ils fonctionnaient. On remet ça !
— Je ne crois pas, objecta-t-il, toujours aussi sérieux. J'ai même l'impression qu'il vaudrait mieux t'emmener à l'hôpital.
— Je suis en pleine forme.
— Euh... Tu t'es méchamment entaillé le front, Bella, et ça pisse le sang, m'informa-t-il.
Je plaquai ma paume sur le haut de mon crâne, sentis une moiteur collante. J'avais les narines pleines des arômes de mousse humide, ce qui m'épargna la nausée.
— Je suis désolée, Jacob ! marmonnai-je en appuyant sur la coupure comme si cela pouvait stopper l'hémorragie.
— Ce n'est pas parce que tu t'es blessée qu'il faut t'excuser, se récria-t-il en m'aidant à me relever. Allons-y. Et c'est moi qui conduis, précisa-t-il en tendant la main pour que je lui donne mes clés.
— Et les motos ?
— Attends-moi, répondit-il après quelques secondes de réflexion. Et prends ça.
Il retira son T-shirt taché de rouge et me le lança. Je le roulai en boule et le pressai fort contre mon front. L'odeur du sang commençant à me chatouiller les narines, je me mis à respirer par la bouche et m'efforçai de penser à autre chose.
Jacob sauta sur la selle de la machine noire, la démarra d'un seul coup et déguerpit dans un jet de sable et de graviers. Couché sur le guidon, tête baissée, cheveux au vent dont la noirceur de jais tranchait sur le cuivre de son dos, il dégageait une impression de professionnalisme athlétique. Je l'observai avec une pointe d'envie, certaine que je n'avais pas ressemblé à ça, sur ma moto.
La distance que j'avais parcourue m'étonna. Je distinguai à peine Jacob lorsqu'il atteignit la camionnette. Après avoir balancé l'engin sur le plateau, il trottina du côté conducteur et ne tarda pas à revenir vers moi, faisant rugir le moteur dans sa hâte. J'allais plutôt bien. Certes, le front me picotait, et mon estomac s'agitait un peu, mais la blessure était bénigne. La tête saignait toujours beaucoup. Il n'y avait pas d'urgence. Sans couper le contact, Jacob se précipita sur moi et, une fois encore, enlaça ma taille.
— Grimpe dans la voiture.
— Franchement, ça va, le rassurai-je. Inutile de paniquer, ce n'est qu'un peu d'hémoglobine.
— Tu parles ! ronchonna-t-il en allant récupérer ma moto. Il y en a des tonnes.
— Réfléchissons cinq minutes, dis-je quand il réintégra sa place derrière le volant. Si tu m'emmènes aux urgences, cela reviendra aux oreilles de Charlie, tu peux y compter.
Je jetai un coup d'œil au sable et à la boue qui maculaient mon jean.
— Il te faut des points de suture, Bella. Pas question que tu te vides de ton sang.
— Aucun danger. Écoute, nous allons d'abord ranger les motos, puis on s'arrêtera chez moi pour que je me débarrasse des indices avant de foncer à l'hosto.
— Et Charlie ?
— Il est censé travailler, aujourd'hui.
— Tu en es sûre ?
— Oui. Ne t'inquiète pas. Je saigne facilement, et ce n'est pas aussi grave que ça en a l'air.
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bsp; Jacob n'était pas très content de cet arrangement — les coins de sa bouche tournés vers le bas, une moue inhabituelle pour lui, étaient là pour le prouver — mais il ne voulait pas m'attirer d'ennuis non plus. Sur le trajet de La Push à Forks, je ne cessai de contempler le paysage par la fenêtre tout en appuyant son T-shirt (désormais fichu) contre mon crâne.
La moto s'était révélée encore mieux que ce que j'avais envisagé. Elle avait amplement tenu le rôle que je lui avais assigné. J'avais triché, trahi ma parole. Je m'étais montrée inutilement téméraire. Que le contrat fût désormais rompu des deux côtés me donnait l'impression d'être moins minable. Et puis, j'avais découvert la clé des hallucinations. Enfin, je l'espérais. J'escomptais bien vérifier ma théorie à la première occasion. S'ils ne traînaient pas trop aux urgences, je réussirais même à m'y coller dès ce soir.
Dévaler la route à toute allure avait été formidable. Le vent sur ma figure, la vitesse et le sentiment de liberté... cela me rappelait mon existence passée, la fois où j'avais traversé la forêt dense en volant, à califourchon sur son dos. Je m'interdis aussitôt de penser plus loin et laissai le souvenir s'évaporer dans un brutal élan de douleur. Je tressaillis.
— Ça va ? s'enquit Jacob.
— Oui.
— En tout cas, compte sur moi pour déconnecter ton frein arrière au plus vite, me prévint-il.
À la maison, je commençai par m'inspecter dans le miroir. Plutôt moche. D'épais ruisseaux rouges avaient séché sur ma joue et dans mon cou, collant mes cheveux terreux. Je menai un examen clinique de ma petite personne, décidant que le sang n'était que de la peinture pour éviter d'éventuels haut-le-cœur et continuant à respirer par la bouche. Bref, je tenais le coup. Je me nettoyai du mieux que je pus, cachai mes affaires boueuses et ensanglantées au fond de mon panier à linge sale et me rhabillai — jean et chemise se boutonnant sur l'avant (histoire de ne pas avoir à l'enfiler par la tête). Je parvins à exécuter tout cela avec une seule main tout en évitant de tacher mes vêtements propres.
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