by Paul Valéry
Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil,
Les moindres mouvements consultent mon orgueil. »
* * *
Mais je tremblais de perdre une douleur divine!
Je baisais sur ma main cette morsure fine,
Et je ne savais plus de mon antique corps
Insensible, qu’un feu qui brûlait sur mes bords :
Adieu, pensai-je, MOI, mortelle sœur, mensonge …
* * *
Harmonieuse MOI, différente d’un songe,
Femme flexible et ferme aux silences suivis
D’actes purs! … Front limpide, et par ondes ravis,
Si loin que le vent vague et velu les achève,
Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève,
Dites! … J’étais l’égale et l’épouse du jour,
Seul support souriant que je formais d’amour
À la toute-puissante altitude adorée …
Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée,
Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or!
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,
Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore ;
Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :
Mon amère saveur ne m’était point venue.
Je ne sacrifiais que mon épaule nue
À la lumière ; et sur cette gorge de miel,
Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,
Se venait assoupir la figure du monde.
Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,
Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
Liant et déliant mes ombres sous le lin.
Heureuse! À la hauteur de tant de gerbes belles,
Qui laissait à ma robe obéir les ombelles,
Dans les abaissements de leur frêle fierté ;
Et si, contre le fil de cette liberté,
Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,
L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,
Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs
Que dispute ma race aux longs liens de fleurs!
Je regrette à demi cette vaine puissance …
Une avec le désir, je fus l’obéissance
Imminente, attachée à ces genoux polis ;
De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis
Que je sentais ma cause à peine plus agile!
Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,
Et dans l’ardente paix des songes naturels,
Tous ces pas infinis me semblaient éternels.
Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’ennemie,
Mon ombre! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort.
Entre la rose et moi, je la vois qui s’abrite ;
Sur la poudre qui danse, elle glisse et n’irrite
Nul feuillage, mais passe, et se brise partout …
Glisse! Barque funèbre …
* * *
Et moi vive, debout,
Dure, et de mon néant secrètement armée,
Mais, comme par l’amour une joue enflammée,
Et la narine jointe au vent de l’oranger,
Je ne rends plus au jour qu’un regard étranger …
Oh! combien peut grandir dans ma nuit curieuse
De mon cœur séparé la part mystérieuse,
Et de sombres essais s’approfondir mon art! …
Loin des purs environs, je suis captive, et par
L’évanouissement d’arômes abattue,
Je sens sous les rayons, frissonner ma statue,
Des caprices de l’or, son marbre parcouru.
Mais je sais ce que voit mon regard disparu ;
Mon œil noir est le seuil d’infernales demeures!
Je pense, abandonnant à la brise les heures
Et l’âme sans retour des arbustes amers,
Je pense, sur le bord doré de l’univers,
À ce goût de périr qui prend la Pythonisse
En qui mugit l’espoir que le monde finisse.
Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux,
Mes pas interrompus de paroles aux cieux,
Mes pauses, sur le pied portant la rêverie,
Qui suit au miroir d’aile un oiseau qui varie,
Cent fois sur le soleil joue avec le néant,
Et brûle, au sombre but de mon marbre béant.
* * *
Ô dangereusement de son regard la proie!
Car l’œil spirituel sur ses plages de soie
Avait déjà vu luire et pâlir trop de jours
Dont je m’étais prédit les couleurs et le cours.
L’ennui, le clair ennui de mirer leur nuance,
Me donnait sur ma vie une funeste avance :
L’aube me dévoilait tout le jour ennemi.
J’étais à demi morte ; et peut-être, à demi
Immortelle, rêvant que le futur lui-même
Ne fût qu’un diamant fermant le diadème
Où s’échange le froid des malheurs qui naîtront
Parmi tant d’autres feux absolus de mon front.
Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes,
Ressusciter un soir favori des colombes,
Un soir qui traîne au fil d’un lambeau voyageur
De ma docile enfance un reflet de rougeur,
Et trempe à l’émeraude un long rose de honte?
* * *
Souvenir, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte,
Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus
D’être en moi-même en flamme une autre que je fus …
Viens, mon sang, viens rougir la pâle circonstance
Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance,
Et l’insensible iris du temps que j’adorai!
Viens consumer sur moi ce don décoloré;
Viens! que je reconnaisse et que je les haïsse,
Cette ombrageuse enfant, ce silence complice,
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois …
Et de mon sein glacé rejaillisse la voix
Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée …
Le col charmant cherchant la chasseresse ailée.
Mon cœur fut-il si près d’un cœur qui va faiblir?
Fut-ce bien moi, grands cils qui crus m’ensevelir
Dans l’arrière douceur riant à vos menaces …
Ô pampres sur ma joue errant en fils tenaces,
Ou toi … de cils tissue et de fluides fûts,
Tendre lueur d’un soir brisé de bras confus?
* * *
QUE DANS LE CIEL PLACÉS, MES YEUX TRACENT MON TEMPLE!
ET QUE SUR MOI REPOSE UN AUTEL SANS EXEMPLE!
Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur …
La terre ne m’est plus qu’un bandeau de couleur
Qui coule et se refuse au front blanc de vertige …
Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige,
La pensive couronne échappe à mes esprits,
La Mort veut respirer cette rose sans prix
Dont la douceur importe à sa fin ténébreuse!
Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse,
Ô Mort, respire enfin cette esclave de roi :
Appelle-moi, délie! … Et désespère-moi,
De moi-même si lasse, image condamnée!
Écoute … N’attends plus … La renaissante année
À tout mon sang prédit de secrets mouvements :
Le gel cède à regret ses derniers diamants …
Demain, sur un soupir des Bontés constellées,
Le pri
ntemps vient briser les fontaines scellées :
L’étonnant printemps rit, viole … On ne sait d’où
Venu? Mais la candeur ruisselle à mots si doux
Qu’une tendresse prend la terre à ses entrailles …
Les arbres regonflés et recouverts d’écailles
Chargés de tant de bras et de trop d’horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l’air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu’ils se sentent nouvelles …
N’entends-tu pas frémir ces noms aériens,
Ô Sourde! … Et dans l’espace accablé de liens,
Vibrant de bois vivace infléchi par la cime,
Pour et contre les dieux ramer l’arbre unanime,
La flottante forêt de qui les rudes troncs
Portent pieusement à leurs fantasques fronts,
Aux déchirants départs des archipels superbes,
Un fleuve tendre, ô Mort, et caché sous les herbes?
* * *
Quelle résisterait, mortelle, à ces remous?
Quelle mortelle?
Moi si pure, mes genoux
Pressentent les terreurs de genoux sans défense …
L’air me brise. L’oiseau perce de cris d’enfance
Inouïs … l’ombre même où se serre mon cœur,
Et, roses! mon soupir vous soulève, vainqueur
Hélas! des bras si doux qui ferment la corbeille …
Oh! parmi mes cheveux pèse d’un poids d’abeille,
Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu,
Le point délicieux de mon jour ambigu …
Lumière! … Ou toi, la Mort! Mais le plus prompt me prenne! …
Mon cœur bat! mon cœur bat! Mon sein brûle et m’entraîne!
Ah! qu’il s’enfle, se gonfle et se tende, ce dur
Très doux témoin captif de mes réseaux d’azur …
Dur en moi … mais si doux à la bouche infinie! …
Chers fantômes naissants dont la soif m’est unie,
Désirs! Visages clairs! … Et vous, beaux fruits d’amour,
Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour
Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices,
Pour que la vie embrasse un autel de délices,
Où mêlant l’âme étrange aux éternels retours,
La semence, le lait, le sang coulent toujours?
Non! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie!
Chaque baiser présage une neuve agonie …
Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs
Des mânes impuissants les millions amers …
Non, souffles! Non, regards, tendresses … mes convives,
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie! … Allez,
Spectres, soupirs la nuit vainement exhalés,
Allez joindre des morts les impalpables nombres!
Je n’accorderai pas la lumière à des ombres,
Je garde loin de vous, l’esprit sinistre et clair …
Non! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair! …
Et puis … mon cœur aussi vous refuse sa foudre.
J’ai pitié de nous tous, ô tourbillons de poudre!
Grands Dieux! Je perds en vous mes pas déconcertés!
Je n’implorerai plus que tes faibles clartés,
Longtemps sur mon visage envieuse de fondre,
Très imminente larme, et seule à me répondre,
Larme qui fais trembler à mes regards humains
Une variété de funèbres chemins ;
Tu procèdes de l’âme, orgueil du labyrinthe,
Tu me portes du cœur cette goutte contrainte,
Cette distraction de mon suc précieux
Qui vient sacrifier mes ombres sur mes yeux,
Tendre libation de l’arrière-pensée!
D’une grotte de crainte au fond de moi creusée
Le sel mystérieux suinte muette l’eau.
D’où nais-tu? Quel travail toujours triste et nouveau
Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère?
Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,
Et déchirant ta route, opiniâtre faix,
Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais
M’étouffent … Je me tais, buvant ta marche sûre …
—Qui t’appelle au secours de ma jeune blessure?
Mais blessures, sanglots, sombres essais, pourquoi?
Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid,
Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance!
Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,
Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi?
Terre trouble … et mêlée à l’algue, porte-moi,
Porte doucement moi … Ma faiblesse de neige,
Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège?
Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol?
… Dureté précieuse … Ô sentiment du sol,
Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée!
Mais sous le pied vivant qui tâte et qui la crée
Et touche avec horreur à son pacte natal,
Cette terre si ferme atteint mon piédestal.
Non loin, parmi ces pas, rêve mon précipice …
L’insensible rocher, glissant d’algues, propice
À fuir (comme en soi-même ineffablement seul),
Commence … Et le vent semble au travers d’un linceul
Ourdir de bruits marins une confuse trame,
Mélange de la lame en ruine, et de rame …
Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés,
Brisés, repris au large … et tous les sorts jetés
Éperdument divers roulant l’oubli vorace …
Hélas! de mes pieds nus qui trouvera la trace
Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi?
Terre trouble, et mêlée à l’algue, porte-moi!
* * *
Mystérieuse MOI, pourtant, tu vis encore!
Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore
Amèrement la même …
Un miroir de la mer
Se lève … Et sur la lèvre, un sourire d’hier
Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes,
Glace dans l’orient déjà les pâles lignes
De lumière et de pierre, et la pleine prison
Où flottera l’anneau de l’unique horizon …
Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude.
Je te revois, mon bras … Tu portes l’aube …
Ô rude
Réveil d’une victime inachevée … et seuil
Si doux … si clair, que flatte, affleurement d’écueil,
L’onde basse, et que lave une houle amortie! …
L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.
Là, l’écume s’efforce à se faire visible ;
Et là, titubera sur la barque sensible
À chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel.
Tout va donc accomplir son acte solennel
De toujours reparaître incomparable et chaste,
Et de restituer la tombe enthousiaste
Au gracieux état du rire universel.
* * *
Salut! Divinités par la rose et le sel,
Et les premiers jouets de la jeune lumière,
Îles! … Ruches bientôt, quand la flamme première
Fera que votre roche, îles que je prédis,
Ressente en rougissant de puissants paradis ;
Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées,
Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées,
D’hymnes d’hommes comblés des dons
du juste éther,
Îles! dans la rumeur des ceintures de mer,
Mères vierges toujours, même portant ces marques,
Vous m’êtes à genoux de merveilleuses Parques :
Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez,
Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés!
* * *
De l’âme les apprêts sous la tempe calmée,
Ma mort, enfant secrète et déjà si formée,
Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor,
Chastes éloignements des lustres de mon sort,
Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée?
Nulle jamais des dieux plus près aventurée
N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur,
Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur,
Prétendre par la lèvre au suprême murmure …
Je soutenais l’éclat de la mort toute pure
Telle j’avais jadis le soleil soutenu …
Mon corps désespéré tendait le torse nu
Où l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire,
Prête à s’évanouir de sa propre mémoire,
Écoute, avec espoir, frapper au mur pieux
Ce cœur,—qui se ruine à coups mystérieux,
Jusqu’à ne plus tenir que de sa complaisance
Un frémissement fin de feuille, ma présence …
Attente vaine, et vaine … Elle ne peut mourir
Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir.
* * *
Ô n’aurait-il fallu, folle, que j’accomplisse
Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice
Ce lucide dédain des nuances du sort?
Trouveras-tu jamais plus transparente mort
Ni de pente plus pure où je rampe à ma perte
Que sur ce long regard de victime entr’ouverte,
Pâle, qui se résigne et saigne sans regret?
Que lui fait tout le sang qui n’est plus son secret?
Dans quelle blanche paix cette pourpre la laisse,
À l’extrême de l’être et belle de faiblesse!
Elle calme le temps qui la vient abolir,
Le moment souverain ne la peut plus pâlir,
Tant la chair vide baise une sombre fontaine! …
Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine …