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The Idea of Perfection

Page 16

by Paul Valéry


  Entre ce front si pur et ma lourde mémoire …

  Je suis si près de toi que je pourrais te boire,

  Ô visage! … Ma soif est un esclave nu …

  Jusqu’à ce temps charmant je m’étais inconnu,

  Et je ne savais pas me chérir et me joindre!

  Mais te voir, cher esclave, obéir à la moindre

  Des ombres dans mon cœur se fuyant à regret,

  Voir sur mon front l’orage et les feux d’un secret,

  Voir, ô merveille, voir! ma bouche nuancée

  Trahir … peindre sur l’onde une fleur de pensée,

  Et quels événements étinceler dans l’œil!

  J’y trouve un tel trésor d’impuissance et d’orgueil,

  Que nulle vierge enfant échappée au satyre,

  Nulle! aux fuites habiles, aux chutes sans émoi,

  Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire

  Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi! …

  II

  Fontaine, ma fontaine, eau froidement présente,

  Douce aux purs animaux, aux humains complaisante

  Qui d’eux-mêmes tentés suivent au fond la mort,

  Tout est songe pour toi, Sœur tranquille du Sort!

  À peine en souvenir change-t-il un présage,

  Que pareille sans cesse à son fuyant visage,

  Sitôt de ton sommeil les cieux te sont ravis!

  Mais si pure tu sois des êtres que tu vis,

  Onde, sur qui les ans passent comme les nues,

  Que de choses pourtant doivent t’être connues,

  Astres, roses, saisons, les corps et leurs amours!

  Claire, mais si profonde, une nymphe toujours

  Effleurée, et vivant de tout ce qui l’approche,

  Nourrit quelque sagesse à l’abri de sa roche,

  À l’ombre de ce jour qu’elle peint sous les bois.

  Elle sait à jamais les choses d’une fois …

  Ô présence pensive, eau calme qui recueilles

  Tout un sombre trésor de fables et de feuilles,

  L’oiseau mort, le fruit mûr, lentement descendus,

  Et les rares lueurs des clairs anneaux perdus.

  Tu consommes en toi leur perte solennelle ;

  Mais, sur la pureté de ta face éternelle,

  L’amour passe et périt …

  Quand le feuillage épars

  Tremble, commence à fuir, pleure de toutes parts,

  Tu vois du sombre amour s’y mêler la tourmente,

  L’amant brûlant et dur ceindre la blanche amante,

  Vaincre l’âme … Et tu sais selon quelle douceur

  Sa main puissante passe à travers l’épaisseur

  Des tresses que répand la nuque précieuse,

  S’y repose, et se sent forte et mystérieuse ;

  Elle parle à l’épaule et règne sur la chair.

  Alors les yeux fermés à l’éternel éther

  Ne voient plus que le sang qui dore leurs paupières ;

  Sa pourpre redoutable obscurcit les lumières

  D’un couple aux pieds confus qui se mêle, et se ment.

  Ils gémissent … La Terre appelle doucement

  Ces grands corps chancelants, qui luttent bouche à bouche,

  Et qui, du vierge sable osant battre la couche,

  Composeront d’amour un monstre qui se meurt …

  Leurs souffles ne font plus qu’une heureuse rumeur,

  L’âme croit respirer l’âme toute prochaine,

  Mais tu sais mieux que moi, vénérable fontaine,

  Quels fruits forment toujours ces moments enchantés!

  Car, à peine les cœurs calmes et contentés

  D’une ardente alliance expirée en délices,

  Des amants détachés tu mires les malices,

  Tu vois poindre des jours de mensonges tissus,

  Et naître mille maux trop tendrement conçus!

  Bientôt, mon onde sage, infidèle et la même,

  Le Temps mène ces fous qui crurent que l’on aime

  Redire à tes roseaux de plus profonds soupirs!

  Vers toi, leurs tristes pas suivent leurs souvenirs …

  Sur tes bords, accablés d’ombres et de faiblesse,

  Tout éblouis d’un ciel dont la beauté les blesse

  Tant il garde l’éclat de leurs jours les plus beaux,

  Ils vont des biens perdus trouver tous les tombeaux …

  « Cette place dans l’ombre était tranquille et nôtre! »

  « L’autre aimait ce cyprès, se dit le cœur de l’autre »,

  « Et d’ici, nous goûtions le souffle de la mer! »

  Hélas! la rose même est amère dans l’air …

  Moins amers les parfums des suprêmes fumées

  Qu’abandonnent au vent les feuilles consumées! …

  Ils respirent ce vent, marchent sans le savoir,

  Foulent aux pieds le temps d’un jour de désespoir …

  Ô marche lente, prompte, et pareille aux pensées

  Qui parlent tour à tour aux têtes insensées!

  La caresse et le meurtre hésitent dans leurs mains,

  Leur cœur, qui croit se rompre au détour des chemins,

  Lutte, et retient à soi son espérance étreinte.

  Mais leurs esprits perdus courent ce labyrinthe

  Où s’égare celui qui maudit le soleil!

  Leur folle solitude, à l’égal du sommeil,

  Peuple et trompe l’absence ; et leur secrète oreille

  Partout place une voix qui n’a point de pareille.

  Rien ne peut dissiper leurs songes absolus ;

  Le soleil ne peut rien contre ce qui n’est plus!

  Mais s’ils traînent dans l’or leurs yeux secs et funèbres,

  Ils se sentent des pleurs défendre leurs ténèbres

  Plus chères à jamais que tous les feux du jour!

  Et dans ce corps caché tout marqué de l’amour

  Que porte amèrement l’âme qui fut heureuse,

  Brûle un secret baiser qui la rend furieuse …

  Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux

  Que de ma seule essence ;

  Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,

  Tout autre n’est qu’absence.

  Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi!

  Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi …

  Douce et dorée, est-il une idole plus sainte,

  De toute une forêt qui se consume, ceinte,

  Et sise dans l’azur vivant par tant d’oiseaux?

  Est-il don plus divin de la faveur des eaux,

  Et d’un jour qui se meurt plus adorable usage

  Que de rendre à mes yeux l’honneur de mon visage?

  Naisse donc entre nous que la lumière unit

  De grâce et de silence un échange infini!

  Je vous salue, enfant de mon âme et de l’onde,

  Cher trésor d’un miroir qui partage le monde!

  Ma tendresse y vient boire, et s’enivre de voir

  Un désir sur soi-même essayer son pouvoir!

  Ô qu’à tous mes souhaits, que vous êtes semblable!

  Mais la fragilité vous fait inviolable,

  Vous n’êtes que lumière, adorable moitié

  D’une amour trop pareille à la faible amitié!

  Hélas! la nymphe même a séparé nos charmes!

  Puis-je espérer de toi que de vaines alarmes?

  Qu’ils sont doux les périls que nous pourrions choisir!

  Se surprendre soi-même et soi-même saisir,

  Nos mains s’entremêler, nos maux s’entre-détruire,

  Nos silences longtemps de leurs songes s’instruire,

  La même nuit en pleurs confondre nos yeux clos,

  Et nos bras refermés sur les mêmes sanglots

  Étreindre un même cœur, d’amour prêt à se fondre …

  Quitte enfin le silence, ose enfin me répondre,

&
nbsp; Bel et cruel Narcisse, inaccessible enfant,

  Tout orné de mes biens que la nymphe défend …

  III

  … Ce corps si pur, sait-il qu’il me puisse séduire?

  De quelle profondeur songes-tu de m’instruire,

  Habitant de l’abîme, hôte si spécieux

  D’un ciel sombre ici-bas précipité des cieux? …

  Ô le frais ornement de ma triste tendance

  Qu’un sourire si proche, et plein de confidence,

  Et qui prête à ma lèvre une ombre de danger

  Jusqu’à me faire craindre un désir étranger!

  Quel souffle vient à l’onde offrir ta froide rose! …

  J’aime … J’aime! … Et qui donc peut aimer autre chose

  Que soi-même? …

  Toi seul, ô mon corps, mon cher corps,

  Je t’aime, unique objet qui me défends des morts.

  • • • • • • • • • • • • • •

  Formons, toi sur ma lèvre, et moi, dans mon silence,

  Une prière aux dieux qu’émus de tant d’amour

  Sur sa pente de pourpre ils arrêtent le jour! …

  Faites, Maîtres heureux, Pères des justes fraudes,

  Dites qu’une lueur de rose ou d’émeraudes

  Que des songes du soir votre sceptre reprit,

  Pure, et toute pareille au plus pur de l’esprit,

  Attende, au sein des cieux, que tu vives et veuilles,

  Près de moi, mon amour, choisir un lit de feuilles,

  Sortir tremblant du flanc de la nymphe au cœur froid,

  Et sans quitter mes yeux, sans cesser d’être moi,

  Tendre ta forme fraîche, et cette claire écorce …

  Oh! te saisir enfin! … Prendre ce calme torse

  Plus pur que d’une femme et non formé de fruits …

  Mais, d’une pierre simple est le temple où je suis,

  Où je vis … Car je vis sur tes lèvres avares! …

  Ô mon corps, mon cher corps, temple qui me sépares

  De ma divinité, je voudrais apaiser

  Votre bouche … Et bientôt, je briserais, baiser,

  Ce peu qui nous défend de l’extrême existence,

  Cette tremblante, frêle, et pieuse distance

  Entre moi-même et l’onde, et mon âme, et les dieux! …

  Adieu … Sens-tu frémir mille flottants adieux?

  Bientôt va frissonner le désordre des ombres!

  L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres,

  Et cherche affreusement l’arbre qui disparaît …

  Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt,

  Où la puissance échappe à ses formes suprêmes …

  L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,

  Elle se fait immense et ne rencontre rien …

  Entre la mort et soi, quel regard est le sien!

  Dieux! de l’auguste jour, le pâle et tendre reste

  Va des jours consumés joindre le sort funeste ;

  Il s’abîme aux enfers du profond souvenir!

  Hélas! corps misérable, il est temps de s’unir …

  Penche-toi … Baise-toi. Tremble de tout ton être!

  L’insaisissable amour que tu me vins promettre

  Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit …

  FRAGMENTS OF “NARCISSUS”

  I

  Cur aliquid vidi?

  At last, the shimmering end I’ve always known!

  This evening, as a stag racing to drink

  Strives onward till collapsing in the reeds,

  My thirst has brought me to my knees, by waters

  Which yet, to quench this vexing love, I will

  Not trouble, lapping with quiet mystery.

  Nymphs, if you love me truly, do not wake!

  The faintest passing soul is enough to make

  You shiver, a leaf that yields and breaks away

  From shadow, falling to brush the web of dew,

  Is all it takes to scatter a world of sleep …

  I need your sleep to harbor my enchantment,

  It fears the feather’s fall, the lightest flutter,

  So keep this face as your enduring dream

  That only a divine absence can conceive.

  Sleep of nymphs, and heaven, don’t cease to see me!

  Dream of me, lovely springs … Without your dreams

  My beauty and my pain would be unsure,

  I’d search in vain for what I hold most dear,

  My flesh would startle at its tenderness.

  Forgetting my own seductions, my sad eyes

  Would offer tears to others, not to me …

  Perhaps you were expecting, tranquil Nymphs,

  O ever haunted by the flowers and leaves

  And by the pure and uncorrupted heights,

  A face without tears?—Yet yielding to the slopes

  That made unfailing paths which led me here,

  Allow this fine reflection of human ruin!

  Your happy bodies mingle, still, deep Waters!

  I am alone … If with the Gods, the echoes,

  The waves and so much sighing, one can be

  Alone … and still, one who comes near himself

  When he comes nearer to these leaf-blessed banks …

  The air that stormed the treetops has relented;

  The waters’ voice has changed, it speaks of evening;

  A great calm listens to me, where I listen for hope.

  I hear the night grass growing in the holy shade,

  And the faithless moon illumines with her glass

  Even the secrets of the silent fountain …

  Even those secrets that I fear to know,

  Even the recesses of love for the self,

  Nothing escapes the evening’s silencing …

  Then night comes over my flesh, whispering there

  My love. Refreshing voice, trembling to cede,

  That nearly seems, in the breeze, to speak no lies,

  The stir of its tacit temple so conspires

  To fill the spacious silence of this place.

  O joy to have survived the force of day

  When it withdraws, wearing the crimson flush

  Of having loved, still burning, tired yet sated,

  Burdened with treasures, straining under the weight

  Of memories it amassed that stain its death,

  And make it happy, kneeling in the gold,

  Then spreading, spilling out its purple harvest

  And deliquescing to the evening’s dream.

  What inner loss is promised by such calm!

  The soul leans out too far, to find a God

  It asks of the waters, empty waters shining

  As with the soft erasure of the swan …

  No herd has ever come to water here,

  Where others, lost, will find the rest they seek

  And in the dark earth a bright and open tomb …

  Such calm, alas, is not for me to find!

  When the dark pleasure where this brightness sleeps

  Yields to my limbs the dread of parted leaves,

  Then, O my tyrant body, beating back

  The woods’ dense panic, triumphant over shadow,

  Soon you will envy their eternal night!

  Here for Narcissus there is only sorrow!

  All calls me, drags me, to the luminous flesh

  Reflected in the water’s giddy calm.

  How I deplore your pure and fatal glance,

  Fountain so softly compassed by myself,

  Where in your deadly azure my eyes sought

  The same black eyes of their own startled soul!

  Depths, depths, O dreams that see me from below

  As they’d see another life,

  Say, am I not the one whom you believe?

  Is your body your desire?

  Leave off, dark minds, the restless tasks that tire

  At
night the sleepless soul;

  Don’t search yourself, don’t look to heaven to find

  Your misfortune as a marvel:

  A luscious body awaits you in the fountain …

  Training your sights upon this perfect prey,

  Surrender to the monster of self-love;

  Caught in the net of your long and silky lashes

  He’ll hold you pensive in his gracious gleam;

  But don’t suppose that you can change his place.

  This crystal is his realm;

  Even the pains of love

  Won’t raise him living from his watery grave …

  GRAVE.

  Grave? …

  Repeating in a mocking voice,

  Far Echo promptly speaks her oracle.

  The rock’s enchanted laughter breaks my heart.

  A miracle, the silence

  Ceases … then speaks, reborn across the water …

  Grave? …

  Yes, grave destiny … You speak it, reeds

  That from the winds take up my restless sighs!

  A slumbering voice rises from you, dark hollows

  That echo deepenings of my soul, and dies …

  And you, low branches, murmur it! … O rending

  Rumors, yet docile to the faceless breeze,

  Your light gold rustles, and plays at prophecy …

  Everything meddles with my plight, brute gods!

  My secrets are divulged, they fill the air,

  Rocks laugh, trees weep, and by its charming voice

  I cannot help lamenting to the skies

  That I am captive to eternal charms!

  Alas, the arms that issue from the trees

  Beget a glow of the ambiguous hour …

  And there, the day’s remains take form, a bridegroom

  Naked upon the pale, sad water calling,

  Exquisite demon cold to my desire!

  At last, my own sweet body of moon and dew,

  Obedient form opposed to my desires!

  How fine, my arms’ expansive, futile gifts!

  My slow hands tire of calling in the gold

  This prisoner of the twining leaves. My heart

  Throws dazzling echoes of the names of Gods! …

  How lovely is your unmouthed blasphemy!

  My fellow! … Yet immortal and unflawed,

  Ephemeral, yet so clear before my eyes,

  Must these, your pearly limbs and silken hair,

  So scarcely loved, soon vanish in the dark?

  Must night so soon divide us, O Narcissus,

  And glide between us the iron that cuts the fruit?

  What’s wrong?

  Are even my sighs so dire? …

  The low

  Whisper of breath I teach your borrowed lips

 

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