by Jean M. Auel
Le festin qui se préparait en l’honneur de la Fête de la Mère serait donc limité. Ayla avait déjà prévu d’apporter sa contribution. Elle comptait offrir le sel qui lui restait, et quelques herbes pour parfumer et enrichir le repas. Solandia lui avait montré sa petite réserve de breuvage fermenté, de la bière de bouleau, qu’elle comptait servir au festin.
Solandia pensait aussi puiser dans ses provisions de graisse pour fabriquer une fournée de savon. Ayla la supplia de ne pas gâcher un aliment aussi indispensable, mais la femme prétendit que Losaduna en avait besoin pour les cérémonies, et qu’il n’en avait plus. Pendant que la mère s’occupait de ses enfants, Ayla emmena Loup auprès de Whinney et de Rapide.
Solandia sortit prévenir Ayla qu’elle était prête, mais s’arrêta sur le seuil de la caverne et observa la jeune femme. Ayla venait de rentrer d’un galop à travers le pré, et jouait en riant avec les animaux. Solandia fut frappée des façons maternelles de la jeune femme.
Quelques jeunes observaient aussi l’étrangère. Ils appelèrent Loup, qui avait bien envie de les rejoindre, mais quêtait l’assentiment d’Ayla d’un air implorant. Ayla aperçut Solandia à l’entrée de la caverne, et se hâta de la rejoindre.
— J’aurais bien aimé que Loup occupe le bébé, dit la femme. Verdegia et Madenia viennent me donner un coup de main, mais la fabrication exige une grande concentration.
— Oh, mère ! protesta l’aînée qui avait essayé d’attirer Loup avec les autres enfants. C’est toujours le bébé qui joue avec lui.
— Bon, si tu préfères garder ton petit frère...
La fille parut déçue, mais son visage s’illumina soudain.
— Et si on le sortait ? Il n’y a pas de vent, et on le couvrira chaudement.
— Oui, si tu veux, acquiesça Solandia.
Ayla regarda Loup qui ne la quittait pas des yeux, quêtant toujours son autorisation.
— Loup, surveille le bébé, dit-elle.
Loup jappa... en signe d’assentiment, sembla-t-il.
— J’ai de la bonne graisse de mammouth que j’ai fait rendre l’année dernière, annonça Solandia en accompagnant Ayla au foyer. Les chasses ont été bonnes, et il nous reste beaucoup de graisse. C’est une chance ! Sinon, l’hiver aurait été difficile. J’ai commencé à la faire fondre.
En chemin, elles croisèrent les enfants qui sortaient en courant, portant le bébé.
— Ne perdez pas les mitaines de Micheri ! lança Solandia.
Elles retrouvèrent Verdegia et Madenia qui les attendaient à l’intérieur.
— J’ai apporté des cendres, déclara Verdegia.
Madenia esquissa un pâle sourire timide.
Solandia était contente de la voir enfin debout. Elle ignorait ce qui s’était passé dans la tente de la source chaude, mais le résultat était là.
— J’ai mis des pierres à chauffer dans le feu pour préparer une infusion, annonça Solandia. Veux-tu t’en occuper, Madenia ? J’utiliserai le reste pour faire réchauffer l’eau qui me sert à faire fondre la graisse.
— Où veux-tu que je dépose ces cendres ? demanda Verdegia.
— Mélange-les aux miennes. Je viens à peine de commencer à les filtrer.
— Losaduna disait que tu utilisais de la graisse et des cendres, fit Ayla.
— Et aussi de l’eau, précisa Solandia.
— Quel drôle de mélange.
— En effet.
— Qu’est-ce qui t’en a donné l’idée ?
— En fait, c’était un accident, avoua Solandia avec un petit sourire. Nous étions à la chasse et j’avais fait un feu dans un trou profond. De la viande de mammouth bien grasse grillait au-dessus, et il s’est mis à pleuvoir à torrent. J’ai attrapé la viande avec la broche et je me suis vite abritée. Quand la pluie s’est calmée, nous sommes rentrés à la caverne, mais j’avais oublié un récipient en bois, et je suis revenue le chercher le lendemain. Le trou du feu était inondé et une espèce d’écume épaisse flottait sur l’eau. Je ne m’en serais pas souciée, mais j’avais laissé tomber une louche dans le trou et j’ai voulu la récupérer. Quand je suis allée la rincer au ruisseau, elle était toute glissante, comme si elle avait été enduite de saponaire. Après, mes mains étaient d’un propre ! Et la louche était complètement dégraissée. Quand j’ai vu ça, j’ai rempli le récipient d’écume et j’en ai rapporté.
— Est-ce si facile à fabriquer ?
— Oh, non ! Ce n’est pas vraiment compliqué, mais il faut avoir l’habitude. La première fois, j’ai eu de la chance. Tous les éléments devaient être réunis. Depuis, j’essaie d’améliorer la fabrication, mais il m’arrive encore de la rater.
— Comment fabriques-tu la mousse ? Tu as bien dû trouver le bon moyen ?
— C’est facile à expliquer. Je fais fondre de la graisse. Elles conviennent toutes, mais chacune possède ses particularités. Je préfère la graisse de mammouth. Ensuite, je prends de la cendre, je la mélange avec de l’eau et je laisse tremper. Je la filtre dans un filet, ou un panier au fond troué. Le liquide que tu obtiens est très fort. Il faut faire attention, ça pique la peau, et ça peut même brûler. Si cela t’arrive, rince-toi tout de suite. Bon, tu mélanges bien la mixture dans la graisse, et si tu as de la chance, tu obtiens une écume onctueuse qui nettoie tout, même le cuir.
— Mais on n’a pas toujours de la chance, intervint Verdegia.
— Non, beaucoup de choses peuvent se produire. Par exemple, tu as beau remuer, le mélange ne prend pas. Si c’est le cas, tu peux l’améliorer en le chauffant. Parfois, les ingrédients se séparent et tu obtiens un liquide trop fort, et un autre trop gras. Il se forme parfois des grumeaux. Ou alors, c’est trop épais, mais ce n’est pas le plus grave. Cela épaissit toujours en vieillissant, de toute façon.
— Et quelque fois tout se passe bien, comme la première fois ! conclut Ayla.
— J’ai appris une chose : la graisse et les cendres liquides doivent être aussi chaudes que la peau de ton poignet, précisa Solandia. Verses-en dessus quelques gouttes, et il ne faut pas que tu les sentes. Le liquide des cendres est plus difficile à vérifier parce qu’il est fort et qu’il brûle un peu, quelle que soit la température. Il faut tout de suite te rincer à l’eau claire. Si cela brûle trop, cela signifie qu’il faut rajouter de l’eau, et il faut faire très attention de ne pas s’en mettre dans les yeux.
— Et ça pue ! intervint Madenia.
— C’est juste, avoua Solandia. Ça pue aussi. C’est pourquoi je sors fabriquer le mélange au milieu de la caverne, alors que j’ai tout préparé ici même.
— Mère ! Mère ! Viens vite ! s’écria Neladia, la deuxième fille de Solandia, en se précipitant dans la caverne, avant de repartir en courant.
— Que se passe-t-il ? Quelque chose est arrivé au bébé ? s’inquiéta Solandia, qui courut derrière sa fille.
Tout le monde se rua dehors.
— Regarde ! fit Dosalia. Le bébé marche !
Micheri s’agrippait à la fourrure de Loup, le visage éclairé d’un sourire satisfait, et il faisait quelques pas hésitants sous la conduite du fauve qui avançait avec de multiples précautions. Tous poussèrent des soupirs de soulagement, et rirent de joie.
— On dirait que le loup sourit, remarqua Solandia. Je vous assure, il a l’air si content de lui qu’il sourit !
— C’est aussi ce que je pense, acquiesça Ayla. Cela fait longtemps que je me dis qu’il sait sourire.
— Je t’assure, Ayla, ce n’est pas réservé aux cérémonies, disait Losaduna. Nous y allons parfois simplement pour nous tremper. Si tu veux y emmener Jondalar, je n’y vois aucune objection. Les Eaux Sacrées de la Mère sont comme Ses autres Dons à Ses Enfants, elles sont faites pour qu’on en profite et qu’on les apprécie. Tout comme l’infusion que tu viens de préparer et qui est excellente, ajouta-t-il en levant sa coupe.
Tous les Losadunaï qui n’étaient pas partis à la chasse s’étaient rassemblés autour d’un feu au centre de la caverne pour profiter de la présence
de l’étrangère. Ils avaient consommé une soupe de viande de cerf séchée, enrichie d’une grosse portion de graisse de mammouth. Rassasiés, ils dégustaient maintenant l’infusion qu’Ayla avait préparée, après l’avoir complimentée pour ses talents culinaires.
— Quand Jondalar rentrera, je l’emmènerai se baigner avec moi dans le bassin d’eau chaude, dit alors Ayla. Je crois que cela lui plaira.
— Tu devrais la prévenir, Losaduna, conseilla une femme, avec un sourire malicieux.
On l’avait présentée comme la compagne de Laduni.
— Me prévenir ? s’étonna Ayla.
— Oui, il faut savoir choisir entre les Dons de la Mère.
— Explique-toi.
— Elle veut dire que les Eaux Sacrées sont parfois trop émollientes, intervint Solandia.
— Je ne comprends toujours pas, insista Ayla.
Le sujet semblait amuser tout le monde, et les langues allaient bon train.
— Si tu emmènes Jondalar aux bains brûlants, sa virilité risque de perdre sa puissance, expliqua Verdegia, plus directe que les autres. Et il se passera un moment avant qu’elle ne se reconstitue. Alors, n’attends rien de lui après le bain. En tout cas, pas tout de suite. Certains hommes refusent de se tremper dans les Eaux Sacrées de la Mère de peur que leur virilité ne fonde et ne revienne jamais.
— Et cela arrive-t-il ? s’inquiéta Ayla, en interrogeant Losaduna du regard.
— Pas à ma connaissance, dit l’homme. Mais le contraire, oui. Un homme montre davantage d’ardeur après les bains. A mon avis, c’est parce qu’il est détendu et se sent bien.
— C’est vrai, j’étais merveilleusement calme après le bain brûlant, reconnut Ayla. Et j’ai dormi comme jamais. Mais ce n’était pas seulement à cause de l’eau... l’infusion, peut-être ?
— C’était une cérémonie importante, fit Losaduna avec un sourire. Et les cérémonies suffisent à provoquer certains effets.
— En tout cas, je suis prête à retourner aux Eaux Sacrées, mais je préfère attendre Jondalar. Les chasseurs vont-ils bientôt rentrer ?
— Oh, oui, fit Laronia. Laduni sait que les préparatifs pour la Fête de la Mère de demain vont être longs. Personne ne serait allé chasser aujourd’hui s’il n’avait pas voulu voir Jondalar utiliser l’engin à faire voler les sagaies. Comment l’appelez-vous ?
— Un propulseur, répondit Ayla. C’est très efficace, à condition d’avoir de l’entraînement. Nous avons eu le temps de nous exercer pendant ce Voyage.
— Tu te sers de son propulseur ? s’étonna Madenia.
— Non, j’ai le mien. J’aime chasser.
— Alors pourquoi ne les as-tu pas accompagnés ? demanda la jeune fille.
— Parce que je voulais apprendre à fabriquer la mousse à nettoyer. Et puis j’avais quelques affaires à laver et à raccommoder.
Elle se leva et allait se diriger vers le foyer de cérémonie quand elle se ravisa.
— J’ai quelque chose à vous montrer, moi aussi, fit-elle. Avez-vous déjà vu un tire-fil ?
Des yeux ébahis s’écarquillèrent et des têtes firent des signes négatifs en réponse à sa question.
— Attendez-moi ici, je vais vous montrer.
Elle reparut bientôt, portant une trousse à couture et les affaires qu’elle voulait recoudre. Tout le monde l’entoura, brûlant de connaître une autre chose étonnante apportée par les visiteurs. Ayla sortit de se trousse un petit cylindre creux fabriqué dans un os d’oiseau, et le secoua. Deux petites tiges d’ivoire en tombèrent et Ayla en tendit une à Solandia.
La femme examina la fine tige soigneusement polie. L’une des extrémités était effilée comme un poinçon, l’autre plus épaisse était, chose surprenante, trouée de part en part. Solandia considéra l’objet avec étonnement, et comprit soudain à quoi il servait.
— Tu as bien dit que c’était un tire-fil ? demanda-t-elle en tendant l’objet à Laronia.
— Oui, et je vais te montrer comment on l’utilise.
Ayla prépara un fin morceau de tendon, en mouilla l’extrémité, l’effila entre ses doigts et la laissa sécher. Le tendon se durcit légèrement et conserva la forme qu’elle lui avait imprimée. Elle le passa à travers le trou de la tige d’ivoire, et reposa le tout. Elle prit ensuite un petit outil pointu en silex et perça des trous près du bord d’un vêtement dont les coutures avaient cédé en arrachant le cuir par endroit. Les perforations étaient légèrement en retrait de l’ancienne couture.
Ayla passa ensuite le tire-fil dans un trou, le saisit de l’autre côté du cuir, entraînant le tendon, et le tira d’un geste large.
Ceux qui l’entouraient poussèrent un « Oh » d’étonnement admiratif.
— Tu as vu ? disait une femme. Le tendon est venu tout seul.
— Je peux essayer ? demanda une autre.
Ayla passa le morceau de cuir et le tire-fil à la ronde, expliquant à l’une, corrigeant l’autre. Elle raconta comment l’idée du tire-fil lui était venue et comment toutes les femmes du Camp du Lion avaient participé à sa réalisation.
— Tu as là un poinçon très bien taillé, remarqua Solandia après l’avoir examiné.
— C’est Wymez, du Camp du Lion, qui l’a fabriqué. Il avait aussi taillé celui que nous avons utilisé pour perforer le tire-fil.
— Cela n’a pas dû être facile de tailler une pointe aussi minuscule, remarqua Losaduna avec admiration.
— Jondalar prétend que Wymez est le seul tailleur de silex qui puisse rivaliser avec Dalanar. Il dit même qu’il est peut-être meilleur.
— De sa part, c’est un beau compliment, fit Losaduna. Tout le monde s’accorde à dire que Dalanar est un maître tailleur de pierre. Sa réputation a franchi le glacier et il est connu jusque chez les Losadunaï.
— Oui, mais Wymez est un maître, lui aussi.
Surpris, ils se retournèrent tous pour savoir qui avait parlé. C’était Jondalar qui rentrait avec Laduni et quelques autres, transportant un bouquetin qu’ils avaient tué.
— La chance vous a souri ! s’exclama Verdegia. Si personne n’y voit d’inconvénient, j’aimerais avoir la peau. Je voulais justement de la laine de bouquetin pour préparer la couche nuptiale de Madenia.
Elle avait réussi à placer sa demande avant tout le monde.
— Mère ! s’exclama Madenia, gênée. Comment peux-tu parler de cela ?
— Madenia doit recevoir les Premiers Rites avant d’envisager une Union, rectifia Losaduna.
— Pour ma part, je lui laisse volontiers la peau, déclara Laronia. Qu’elle en fasse ce qu’elle voudra.
L’avidité de Verdegia ne lui avait pas échappé. On ne chassait pas souvent le trop rusé bouquetin et sa laine était très recherchée, surtout vers la fin de l’hiver, quand elle était épaisse et abondante.
— Moi aussi, ça m’est égal, dit Solandia. Verdegia peut la prendre. Réjouissons-nous d’avoir de la viande fraîche pour la Fête de la Mère. Je me moque de la peau.
D’autres approuvèrent, personne ne souleva d’objection. Verdegia sourit et essaya de ne pas trop étaler sa satisfaction. Tout s’était déroulé exactement comme elle l’avait espéré.
— La viande de bouquetin sera délicieuse avec les oignons séchés que j’apporte. J’ai aussi des airelles.
Tous les regards convergèrent vers l’entrée de la caverne. Ayla aperçut une jeune femme qu’elle n’avait pas encore rencontrée, portant un bébé dans les bras et tenant une petite fille par la main. Un jeune homme la suivait.
— Filonia ! s’écrièrent plusieurs voix.
Laronia et Laduni se précipitèrent à sa rencontre, bientôt rejoints par le reste du groupe.
Après de joyeuses embrassades, Laronia prit le bébé et Laduni souleva la petite fille, qui avait couru se jeter dans ses bras, et la mit sur ses épaules. De son perchoir, l’enfant contempla tout le monde avec un sourire conquérant.
A côté d’Ayla, Jondalar regardait la scène en souriant.
— Dire que cette femme pourr
ait être ma sœur ! s’exclama-t-il.
— Filonia, viens voir qui est là ! dit Laduni en l’emmenant vers le couple de visiteurs.
— Jondalar, c’est bien toi ? s’étonna Filonia. Je ne croyais pas que tu reviendrais. Où est Thonolan ? Je voudrais lui présenter quelqu’un.
— Hélas, Filonia, il marche à présent dans l’autre monde, avoua Jondalar avec tristesse.
— Oh ! Cela me fait beaucoup de peine. Je voulais tant lui présenter Thonolia. Je suis persuadée qu’elle est la fille de son esprit.
— Oui, c’est vrai. Elle ressemble beaucoup à ma sœur, qui est née dans le même foyer que Thonolan. J’aimerais que ma mère puisse la voir, elle serait heureuse de savoir qu’il reste une parcelle de l’esprit de son fils dans ce monde.
— On dirait que tu n’es pas seul, remarqua Filonia en découvrant la présence d’Ayla.
— Oh, que non ! fit Laduni. Et attends de voir ses autres compagnons de voyage. Tu n’en croiras pas tes yeux !
— Tu arrives au bon moment, fit Laronia. Nous organisons une Fête de la Mère demain.
37
Les préparatifs de la Fête de la Mère enthousiasmaient le peuple de la Caverne des Sources Sacrées. L’arrivée d’Ayla et de Jondalar au plus profond du morne hiver avait provoqué une fièvre qui n’était pas près de s’éteindre grâce aux inévitables récits qu’on évoquerait pendant des années. Dès leur apparition, assis sur le dos des chevaux et suivis par le Loup Qui Aimait Les Enfants, les suppositions les plus invraisemblables avaient circulé. Les visiteurs avaient des histoires passionnantes à raconter, des idées nouvelles à partager, et des instruments fascinants, comme le propulseur et le tire-fil, à utiliser.