Entre le troisième et le deuxième étage, l’ascenseur se met à trembloter de façon menaçante. Ni l’une ni l’autre ne battons d’un cil.
— C'est tout ?
— Il a demandé si tu sortais avec quelqu’un. J’ai répondu que je ne le croyais pas.
— A part ça ? Tu ne lui as pas dit que j’étais disponible?
— Non. Ce n’est pas comme si je lui avais dit : Terrie cherche à rencontrer quelqu’un…
Je sens à son coup d’œil que si elle n’était pas épuisée, elle serait furieuse.
— La prochaine fois, contente-toi de ne pas te mêler de mes affaires, d’accord ?
— Dire à ce type que tu ne sors avec personne n’est pas se mêler de tes affaires, Terrie. Seigneur, décompresse un peu.
L'ascenseur atteint le rez-de-chaussée et nous émergeons en faisant claquer nos sandales sur le sol de marbre de l’entrée. Le chien tire tellement sur sa laisse que je dois me plier en deux.
— Soyons claires, dit Terrie tandis que nous débouchons dans l’air frais et humide.
Geoff continue de tirer sur mon bras jusqu’à ce qu’il puisse sauter du trottoir où il se soulage. Le froid me surprend, mais la sensation n’est pas déplaisante.
— Je n’éprouve aucun désir de rencontrer un homme, sortir avec un homme ou avoir une interaction quelconque avec un homme et les ennuis qui s’ensuivent, compris ?
— Plus jamais ?
— Tu as compris.
— Davis semble supersympa, Ter.
— Ah ah. Tous semblent sympas au début. Ensuite ça se gâte.
— Pas avec tous.
Elle me lance un drôle de regard.
— … dit la femme qui vient juste de se faire larguer par la huitième merveille du monde.
Je suis bien trop fatiguée pour relever.
— De plus, continue Terrie, Davis est divorcé, non ? Tu en déduis quoi ?
— Que son mariage ne fonctionnait pas. Ça implique que ce mec est nul ?
— Ça ne prouve pas le contraire non plus.
— Tu as divorcé. Deux fois. Cela implique que tu es une nana nulle ?
Elle ouvre la bouche, mais la referme.
Je ne me rappelle plus de la dernière fois où j’ai réussi à clouer le bec de Terrie Latoya. Je décide de pousser mon avantage.
— S'il avait exprimé son intérêt pour toi alors qu’il était encore marié, voilà qui aurait prouvé sa nullité.
Terrie renifle.
Geoff repose enfin la patte et saute sur le trottoir, me tirant en direction de la rue. Nouveau quartier, nouvelles odeurs… quelle joie. Je le suis. Terrie marche mollement à mes côtés, les mains enfoncées dans les poches de son sweater. De temps en temps une voiture passe dans la moiteur des rues brillantes de pluie.
— Tu sais quel est le problème ? dit-elle, encore énervée, mais plus après moi.
Plus autant en tout cas.
— Quoi ?
— Un homme est capable de se comporter à la perfection pour séduire une femme, mais dès qu’il est certain qu’elle est aveuglée par l’amour, il sort ses défauts du placard, un par un. Et la femme éprouve la sensation d’avoir été escroquée. Si ce n’est piégée.
Sa respiration s’accélère.
— Tout serait beaucoup plus facile s’ils montraient leurs défauts dès le début, nous laissant décider si cela vaut la peine de les prendre tels qu’ils sont.
— C'est ça, dis-je en riant.
Ce qui n’est pas le moment, mais je ne peux m’en empêcher.
— Honnêtement, si tu avais perçu le vrai Jarrod ou le vrai Boyd avant de sortir avec eux, crois-tu que les choses auraient été aussi loin entre vous ?
— Non. Imagine la somme de chagrin que je me serais épargnée. Sans compter le coût de deux divorces.
— Bon. Mauvais exemple. Mais… réfléchis. Combien de femmes ont-elles le courage de se montrer à un homme telles qu’elles sont, dès le début? Pas moi en tout cas. Et toi ?
Terrie réfléchit une minute et finit par secouer la tête.
— Je comprends ce que tu veux dire.
— Qui d’entre nous n’est pas perturbé d’une façon ou d’une autre ? Je sais que je le suis. Je veux trop contrôler les choses. Et je suis manipulatrice. Et je suis persuadée d’avoir d’autres imperfections que je ne perçois même pas. Mais j’aime penser que j’ai aussi des caractéristiques agréables, tu vois ? Quelques qualités qui compensent, et permettraient à un autre être humain de me supporter à long terme.
Terrie pince la bouche, ce qui éveille ma curiosité, mais pas assez pour faire diversion. J’ai déjà assez de mal à parler de généralités.
— Je comprends ce que tu veux dire, mais…
— Mais quoi ?
Elle soupire.
— Merde, je ne sais même plus.
Nous marchons encore un peu et je réfléchis, épatée de me découvrir des neurones fonctionnels dont j’ignorais l’existence.
— Vois les choses sous cet angle, dis-je. Etablis pour chaque nouveau mec un genre d’évaluation. Tu sais, comme le font les agents immobiliers ? Si tu envisageais l’achat d’un domicile, accepterais-tu une maison qui a besoin de réparations parce que les écoles du quartier sont bonnes, le jardin étendu et le prix intéressant ? Et si oui, sur quel genre de travaux fermerais-tu les yeux et lesquels considérerais-tu comme rédhibitoires ?
Terrie rejette ses tresses derrière une épaule, les sourcils froncés. Puis secoue la tête.
— Je n’en accepterais aucun.
— Aucun ?
— Non. Je suis une fille d’appartement. Aucune envie d’acheter une vieille baraque prête à s’effondrer sur moi, envahie par les termites, ou qui va nécessiter des soins constants. Dans un appart, si un truc cloche, tu appelles le gérant qui s’occupe de tout…
— Tu as apparemment habité de meilleurs endroits que moi.
Elle m’ignore.
— … tout cela sans aucune nécessité de ta part de t’engager. Pas d’engagement, pas de cœur brisé.
— Et le sexe ?
Elle hausse un sourcil.
— Tu n’es pas obligée de vivre dans une maison pour avoir une vie sexuelle, chérie.
— Très drôle. Je parlais de relations sexuelles avec un partenaire à long terme, avec qui un engagement existe.
Elle éclate de rire.
— Inutile de s’engager pour avoir une relation sexuelle.
— Mais est-ce aussi bon dans ce cas ?
Terrie marche, le regard baissé sur ses pieds.
— En habitant un appartement, tu te prives peut-être d’un beau jardin, dit-elle, mais ce sacrifice te vaut la tranquillité d’esprit.
Je passe mon bras sous le sien et la fait pivoter, ainsi que le chien, en direction de mon immeuble.
— Alors, tu ne vas pas sortir avec Davis ?
— Exactement.
— Terrie, sortir avec lui ne signifie pas l’épouser.
Elle rit, d’un rire sans joie.
— Je connais ce regard chez les mecs. Ce regard affamé, pas seulement de sexe, ça, je saurais gérer, mais d’emprunts immobiliers, de monospaces et de bébés.
— Il y a pire.
— Flûte ! on croirait entendre Shelby.
Elle se tourne vers moi.
— La vie n’est pas un roman rose. Elle ne tourne pas toujours comme tu le désires.
— Shelby ne se plaint pas.
Terrie lâche un rire sarcastique.
— Pourquoi ce rire ?
— Tu crois vraiment que Shelby est heureuse ?
— Oui. Pas toi ?
Terrie pince les lèvres et détourne le regard.
Il me reste juste assez d’énergie pour persifler.
— Que se passe-t-il ? Tu es jalouse ?
Terrie braque les yeux sur moi. Je ne me laisse pas démonter par la fureur qu’ils traduisent.
— Ta manie de percevoir les autres à travers ta propre amertume devient vraiment pénible.
— Je ne suis pas jalouse de Shelby. Ni de personne.
Mais elle détourne le regard.
— J’avoue que peut-être mon expérience passée influence ma perception des choses. Mais pas dans le cas de Shelby, je le jure. Je le vois, c’est tout.
— Que vois-tu ? Si Shelby n’est pas heureuse, elle le cache sacrément bien.
— Bingo.
Je m’immobilise en plein milieu du trottoir.
— Tu penses vraiment que ce n’est qu’une façade ?
— J’en suis certaine, ma grande. Les personnes sincèrement comblées dans l’existence n’éprouvent pas le besoin de le rappeler à tout bout de champ, ni de le justifier. Tu te souviens de son discours l’autre soir? Tu crois vraiment que c’était pour ton bénéfice ? Ou même le mien ? Ha ha… C'était celui d’une femme qui tente de se convaincre elle-même qu’elle a fait les bons choix.
— C'est idiot, Terrie.
Elle hausse les épaules.
— Crois ce que tu veux. Je n’ai pas de preuves. Mais je te parie cinq dollars que j’ai raison.
Nous marchons peu en silence, mais la tête me tourne. Si Terrie a raison, comment ne m’en serais-je pas rendu compte ? Evidemment, ces derniers temps, j’ai été un peu préoccupée, entre les préparatifs du mariage, puis les catastrophes en série. Quand même…
— Mais elle n’a pas dit un mot.
Terrie rit.
— Tu la crois prête à admettre que sa vie part à vau-l’eau ? Mais as-tu remarqué combien elle était calme ce soir? Miss Bonne Humeur a bel et bien perdu son entrain.
— Elle n’a jamais bien supporté la chaleur, tu le sais. Et les gosses se sont montrés intenables… J’ai pensé qu’elle était fatiguée.
— Fatiguée… de cette vie dont elle s’épuise à faire croire qu’elle l’enchante.
— On dirait que tu es en colère.
— Ça vaut mieux que jalouse. Mais si je suis en colère ce n’est pas après elle. C'est juste que… Merde. Depuis que nous sommes gamines, je savais que ce jour devait arriver.
— Vraiment ? Pourquoi ?
Nous sommes revenues devant mon immeuble. Deux rebords de brique flanquent les marches de devant. Terrie en tâte un afin d’en vérifier le degré d’humidité, puis s’assied. Je l’imite.
— Pour quoi cette fille a-t-elle dû lutter, Ginge ? Tout lui a toujours été offert sur un plateau, tout s’est toujours déroulé comme elle le désirait. Je ne dis pas qu’elle n’a pas travaillé pour réussir ses études et sa carrière, parce que je sais que si. Mais même pour ça, elle n’a pas eu à lutter comme d’autres parmi nous. Tu comprends ? Idem dans le secteur amoureux. Combien de petits amis a-t-elle eu avant de rencontrer Mark ? Sérieux, je veux dire ?
Je réfléchis.
— Je ne m’en souviens pas.
— Parce qu’il n’y en a pas eu. Elle a rencontré Mark, ils sont tombés amoureux, se sont fiancés, mariés lors d’une cérémonie parfaite et de bon goût, leur appartement leur est tombé du ciel, ils ont eu deux enfants, un garçon et une fille. Pas de complications, pas d’ennuis.
Elle se tait avant de reprendre.
— Toute son existence s’est toujours déroulée sans aucun problème. Comment ne s’attendrait-elle pas à ce qu’il en soit toujours ainsi ? Elle est conditionnée à croire aux contes de fées : elle n’a jamais rien connu d’autre. Elle n’a jamais développé l’aptitude à survivre aux désastres, comme moi…
Elle me fait face avec un sourire amer.
— … et maintenant comme toi.
Je réfléchis à ses paroles, avec difficulté à cause de mon épuisement.
— La naïveté n’est pas un crime, Terrie.
— Non, mais c’est un handicap.
Je bâille. La chair de poule hérisse mes bras. Je tente de mettre de l’ordre dans mes pensées.
— Et tu crois que Shelby est en train de changer ?
— Je crois que la vie la force à le faire, dit Terrie. Comme elle nous force tous à le faire.
Je grimace.
Il est un peu plus d’une heure du mat quand je m’effondre dans mon lit, me fichant totalement que le chien se soit lové contre moi. Je me réveille moins d’une heure plus tard, en sueur, le cœur battant.
Ce n’est pas juste. Je suis épuisée au point que respirer est une corvée. Et je me retrouve à écouter les grognements de Geoff qui rêve à côté de moi, aux aguets du moindre bruit dans l’appartement. Je me convaincs que mon malaise est dû à cet environnement nouveau, conjugué à une fatigue excessive. Quoi d’autre ?
Peut-être ai-je peur de la réponse.
Je me traîne hors du lit en jurant et me fraie un chemin jusqu’à la fenêtre à travers la forêt de cartons. Je fixe la rue en contrebas. La pluie a recommencé à tomber doucement.
Un regret étrange, dont j’ignore la cause, pèse sur ma poitrine, puis se propage et me serre la gorge. Les yeux me brûlent.
C'est insensé. En moins de deux semaines, j’ai trouvé un superappart, un job, j’ai même réussi à déménager sans avoir ma mère sur le dos. D’accord, quelques problèmes majeurs persistent, mais en gros j’ai repris ma vie en main, et montré à tous que je restais maître de me destinée. Zut, je devrais être fière de moi. Et non me sentir comme… comme en ce moment.
Je me faufile dans la cuisine pour chercher une bouteille d’eau et Geoff saute sur le lit. Pour lui, la vie se résume à une équation unique : cuisine = nourriture. Il renifle la porte d’un placard fermé, puis lève les yeux vers moi en gémissant.
— Tes croquettes ne sont pas rangées là-dedans, idiot. D’ailleurs, il en reste dans ton assiette.
Il tape la patte sur le buffet. Exaspérée, je l’ouvre pour lui montrer.
— Tu vois ? Pas de croquettes. Rien que des casseroles et des poêles. Content ?
Je vois bien que non, mais son corps boudiné s’éloigne avec un lourd soupir. Je prends mon eau et regagne le salon sans cesser de ruminer mes pensées. Ce drôle de petit sentiment me hante.
Je me sens… désorientée. Comme si j’avais perdu mon équilibre. En partie à cause des paroles de Terrie concernant Shelby. Même si, jusqu’à ce que j’aie une chance de sonder Shelby par moi-même, je réserve mon opinion. Mais il y a plus que ça. Terrie, qui fait montre d’une vulnérabilité nouvelle. Greg, qui se révèle différent de l’homme que je croyais. Brice, qui se fait assassiner. Ma mère, qui se comporte comme une mère normale. Et mes sentiments indéfinissables envers Nick. (Oh, ne me regardez pas ainsi — vous avez vraiment cru ces idioties comme quoi il ne m’attirait pas ?) Et le fait que — gros soupir —, je redoute vraiment, vraiment de débuter ce nouveau job lundi.
J’ai l’impression d’avoir survécu à un tremblement de terre ou un cyclone. J’ai été si occupée à reconstruire ma vie, tel un oiseau remettant dix fois son ouvrage sur le métier (Oui je sais, je mélange plusieurs métaphores, mais vous espérez quoi ? Il est 3 heures du mat !), que j’ai occulté la métamorphose du paysage autour de moi. Maintenant que je fais une pause pour reprendre mon souffle, je suis perdue. Les points de repère n’ont pas bougé, mais ils me sont étrangers.
Les larmes que je retiens depuis des jours coulent sur mes joues. Plus des larmes de frustration que d’apitoiement sur moi-même. Je n’ai jamais appartenu à la catégorie des indécis. La majeure partie de ma vie, j’ai cru savoir ce que je voulais, et une fois adulte, je me suis débrouillée pour l’obtenir. Préserver l’ordre, voilà mon truc. Ce qui me définit. Ou du moins me définissait il y a encore dix minutes. Comment ai-je fait pour ne pas voir que mon univers — enfin celui que je croyais connaître — avait changé, que tout le monde autour de moi changeait, que les mécanismes grâce auxquels je fonctionne depuis tant d’années sont enrayés ?
Doux Jésus. Je fais quoi maintenant ?
9
Le vendredi soir suivant, j’ai invité Shelby, Mark et les enfants à dîner. Ils sont en retard. Rien de surprenant, étant donné la circulation sur Henry Hudson Parkway à cette heure. Mais tant mieux, pa
rce que je n’ai pas fini d’arpenter l’appartement en jouant les Martha Stewart, la parfaite maîtresse de maison. Enfin, ma propre version de Martha Stewart, qui consiste à m’assurer qu’aucun résidu de nourriture n’est resté collé aux couverts, que le tapis a été aspiré et que Geoff n’a pas abandonné une pile de cochonneries quelque part. La chaleur est revenue, moins forte, mais assez pour que mes cheveux soient dans un état épouvantable. Sinon, dans ma robe légère, trouvée dans une minuscule boutique sans prétention de la 181e Rue, je personnifie la parfaite hôtesse. J’ai même pris le temps de me faire les ongles des orteils, qui brillent d’un fuchsia éblouissant. Vous voyez, j’ai la pêche, vraiment. Mais…
Gros soupir.
Bon, voilà. Vous vous rappelez que je redoutais ce nouveau job ? Que j’avais un mauvais pressentiment ? Eh bien, je suis douée pour les prémonitions.
Brice était peut-être un salaud de première, mais il connaissait son métier. Alors que mes nouveaux collègues ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Conclusion à laquelle je suis parvenue en moins d’une semaine.
Pour commencer, les soi-disant « architectes d’intérieur » ne sont rien de plus que des vendeurs améliorés. Je m’en doutais, mais tout de même. Je n’ai pas étudié quatre ans dans une école de design et travaillé sept ans dans l’une des boîtes les plus cotées de New York pour suivre les errances de Suzy et Joe Schmoe à l’étage ameublement durant deux heures, le temps qu’ils se décident entre le canapé de cuir en kit et le sofa traditionnel en chintz anglais. Assorti de deux fauteuils. Voyez-vous, mon métier n’est pas de donner le choix aux gens, mais de les écouter et de prendre des notes avant de déclarer : « Ceci vous irait à la perfection ». « Vous êtes sûre ? » répondent-ils, et moi je lance : « Absolument ». Et ils adorent. Alors qu’il est impossible de faire profiter de mes lumières un couple perdu au milieu d’un océan de canapés. Je déteste ce job, je le déteste, je le déteste.
Et tout ça pour dix pour cent de commission. Minable.
Je crois que j’ai gagné cette semaine, impôts déduits, trois cents dollars. D’après vous, on peut tenir combien de temps à New York avec ça ? Zut, même au fin fond du Minnesota, cela ne suffirait pas. La responsable du studio m’a assuré que je parviendrais à atteindre les objectifs que je me suis fixés, mais il faudrait attendre deux mois que les commandes spéciales soient livrées pour que l’argent commence à rentrer dans les caisses.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 15