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Story of Love in Solitude

Page 3

by Roger Lewinter


  Quand le camélia fut livré, lundi à onze heures, dans le désir de jouir de sa floraison, au lieu de l’installer dans la pièce d’angle pour laquelle je l’avais destiné — il faisait très froid, et l’appartement n’était pas chauffé —, je le mis dans la cuisine, contre le coin de l’armoire, à mi-chemin de biais entre la fenêtre et la table-établi sur laquelle était posé, à côté de l’évier, l’autre camélia, dont, par sa profusion, il accusait l’austérité, lui portant ombrage manifestement — le soleil venait les éclairer en début d’après-midi —, car, le lendemain soir, après que j’eus, selon mon habitude, fumé une dernière cigarette assis en tailleur sur l’accoudoir du canapé défoncé, vis-à-vis du petit camélia qu’ainsi je contemplais, avant d’aller me coucher, lorsque je le détaillai, je constatai que ses deux plus fortes feuilles — celles sur lesquelles, il y avait une dizaine d’années, ayant lu qu’il fallait, pour qu’elle prospérât, penser à une plante, je m’étais concentré, si bien qu’elles s’étaient développées jusqu’à devenir, le double des autres, disproportionnées —, dans la nuit étaient mortes : la matité, surgie de part et d’autre de la nervure centrale — je le savais pour l’avoir à chaque fois observé —, dépression dans l’épaisseur vert sombre qu’elle évidait, se diffuserait sur toute la feuille qui, se desséchant, en deux, trois semaines tomberait; cependant que la première réaction du nouveau camélia fut de perdre, presque aussitôt, la plupart des boutons le constellant — mais, artificiellement poussé à l’évidence, il en avait trop; et leur chute pouvait être normale, les camélias, en période de floraison, réagissant ainsi au changement d’orientation —; de sorte que je me demandais si, en acceptation du lieu, il aurait encore, malgré tout, une fleur — leur couleur, carmin profond tirant sur le violacé, me semblait exceptionnelle autant que leur forme, épanouie à plat — sans les pétales chiffonnés au cœur comme ceux d’une pivoine —, telles les roses d’enluminures médiévales —, lorsqu’un des boutons subsistants, parmi les plus petits — situé à hauteur de mes yeux quand, assis à la table ronde basse, en mangeant je le regardais —, à l’avancée de la branche galbée formant la proue de l’arbre, au bout d’une semaine parut vouloir éclore, sans parvenir à s’épanouir, car, sitôt que les étamines surgirent de la corolle entrouverte, le calice se dédoublant vers le bas, les pétales supérieurs poussèrent à l’horizontale, en visière, tandis que les pétales inférieurs s’atrophiaient en collerette — il s’agissait, en fait, de deux fleurs soudées, dont la seconde s’était constituée pendant que la première s’ouvrait —, pour continuer à se creuser vers le bas en s’évasant en arrière, déchiré par une prolifération d’étamines; tandis que, dix jours à peine après son arrivée — c’était une explication aussi de la chute des boutons —, les bourgeons éclataient, rameaux et feuilles croissant impétueusement, encore que la situation près de la fenêtre ne convînt pas — sous les rayons du soleil, les feuilles nouvelles s’alanguissaient, pour ne se redresser que le soir, après un arrosage —; si bien que, dans la cuisine une autre place ne se révélant pas meilleure — l’orientation idéale était au levant : dans la pièce d’angle de l’autre appartement —, finalement je l’installai dans mon bureau — il n’y avait jamais eu de plante, là —, dans l’encoignure formée par une armoire-bibliothèque qui, l’après-midi, le protégeait d’un ensoleillement direct : à côté de la table octogonale où j’écris, sur la gauche derrière moi, en son éploiement comme bondissant s’élevant svelte, tutélaire.

  Début mars, la première après-midi où il fit chaud, la cuisine fut envahie de mites — beaucoup sortaient de derrière l’armoire, voletant entre les branches du camélia encore placé là —, que — dans la mesure où elles étaient ce que je redoutais le plus, à cause des cachemires couvrant les murs de la chambre et du bureau — je me refusai à percevoir comme telles — ne concevant pas que pareille nuée pût éclore en mars, ne réfléchissant pas, au reste, à cet envahissement —, renonçant bientôt même à les écraser quand, quasi familières, elles se jetaient contre moi; quelques jours plus tard, en déplaçant le camélia, ordonnant le fouillis des fils de branchement de la chaîne stéréo sous la table-établi — où s’étalent, au milieu d’une jonchée de boîtes d’allumettes vides, parmi les assiettes et les couverts, thé, café, miel, fromage —, à nouveau intrigué par le nombre de mites courant dans la poussière, trop engourdies ou paresseuses pour s’envoler; lorsque, fin mars, au retour d’une lecture à Paris de textes de Kraus, après déjeuner, pendant la sieste sur le canapé défoncé, à la tête duquel, en juillet dernier, avant de partir pour un colloque Groddeck à Francfort, et parce qu’il faisait extrêmement chaud, à la place des deux lourdes caisses en bois contenant des vieux disques 78 tours pour lesquels subitement — ils se trouvaient là depuis deux ans — je redoutais l’ardeur du soleil, j’avais posé un grand paquet de livres, de Groddeck et sur Groddeck, dont une vingtaine d’exemplaires de l’Apparat de l’âme — il me semblait plus judicieux de mettre en leur lieu, à l’ombre du couloir, les disques —, apercevant sur le pied en métal de la table ronde basse un ver rampant, brusquement je déplaçai le grand paquet en carton ondulé : larves et mites en cohortes, sur le carré de tapis dévoré jusqu’à la trame, à mon chevet grouillaient, sans même que la clarté maintenant les effarouchât; et, mes yeux se dessillant, je me rendis compte que la cuisine était infestée, la colonie ayant essaimé sur la moitié de tapis entre la table et la fenêtre — les interstices du carrelage, sous le tapis, étaient infiltrés de cocons, intacts ou effilochés, des vers et des œufs en grappe partout disséminés —; cependant que dans l’entrée, où maintenant j’examinais les affaires accrochées en amas aux patères, à l’exception de ce que je portais quotidiennement, tout était criblé — l’été dernier, avant de me lancer dans le troisième Kraus, la Nuit venue, je m’étais répété qu’il faudrait mettre de l’ordre, mais je l’avais toujours différé, quoique cela me pesât comme une culpabilité —; passant de la sorte un mois à remplir des sacs poubelles d’effets souillés se désagrégeant — les cachemires toutefois, imprégnés, eux, chaque printemps, et les lainages roulés dessous en tas faisant fonction d’appâts premiers, étaient pratiquement indemnes —; imprégnant sans relâche murs, planchers, plinthes, dans la cuisine, la chambre, le bureau, le couloir; pour découvrir, au bout d’un mois, que les mites s’étaient réfugiées dans les armoires de l’autre appartement, où j’avais rangé les quelques vêtements épargnés; alors me déterminant à tout jeter qui, superflu, était de fibre animale.

  Le camélia cependant, dans mon bureau, prospérait et, les rameaux nouveaux foisonnant, il fut bientôt auréolé d’une armure de feuillage qui, sous les rayons rasants du soleil de fin d’après-midi, s’illuminait, enrobant tel un corps subtil la masse opaque du feuillage ancien d’un frémissement où, souvent, le soir, avec emportement, je plongeais le visage; néanmoins frappé de la tourmente qui paraissait fouailler son exubérance — certaines feuilles, parmi les anciennes, étaient cisaillées, à moitié découpées, mais parmi les nouvelles aussi, nombreuses étaient qui, soulevées en leur milieu, le long de la nervure centrale, par une crispation, se tordaient; et les rameaux fusant en tous sens, dans leurs entrecroisements les feuilles, quand elles ne s’enroulaient pas autour de l’obstacle étroitement, se heurtant de front restaient accolées dans leur mouvement contraire —, de nouveaux bourgeons, non seulement sur le tronc mais aussi le long des branches, ne cessant de jaillir et d’éclater, tels des gourmands sur un rosier; tandis que, maintenant déjà — on était en juin —, se discernaient partout les boutons de fleurs destinés à grossir en octobre, pourtant très vite se mettant à gonfler comme si, dans l’urgence de fécondité rattrapant les feuilles, ils allaient incessamment éclore; alors que, dans l’idée — qui me travaillait depuis le début de l’année — de traduire enfin les Sonnets à Orphée, de Rilke — à quoi je m’étais, de fait, engagé en traduisant, deux ans auparavant, les Élégies de Duino, qu’ils accomplissent comme elles
les ont suscités : ange ici-bas interpellant, homme au-delà répondant —, je lisais — avec une détermination à moi-même incompréhensible — la Hiérarchie céleste, de Denys l’aréopagite, trouvée début juillet aux Puces, laquelle, me suggérant, pour rendre Stille — dont les Sonnets procèdent —, plutôt que le silence, l’impassibilité, qui, au cœur de la souffrance — sa passion —, y voyant la beauté — objective, étrangère —, en sait la gloire, inhumain ravissant qu’elle dit par surmontement, me donna le second terme jusque-là me manquant — dont je fus, sur le moment, convaincu qu’il était, en français, naturellement donné — et qui, placé tel un verrou dans le premier vers du premier sonnet, de la sorte l’agença — « Un arbre là monta. Ô pur surmontement » —, ouvrant le cycle entier du chant d’Orphée, dans lequel — « arbre haut dans l’oreille » —, après quelques amorces, le 24 août, je me lançai comme si ce fût maintenant une question de vie ou de mort; parfois soucieux du camélia seulement, à mes côtés, que ce combat devait irradier tandis qu’il me vivifiait; à peine étonné ainsi — y apercevant la sympathie pressentie — qu’il commençât, au cours du mois de septembre, à perdre des feuilles — les plus vigoureuses, qui, majestueuses épanouies, couronnaient sa branche maîtresse —, ne m’inquiétant pas d’abord — leur chute équilibrait la luxuriance de feuilles nouvelles —, y voyant aussi le contre­coup du développement irrésistible des boutons faisant ployer ses rameaux et dont, le nimbant de carmin, perçaient déjà les pointes, ce qui me déconcertait, quoique j’y reconnusse le signe de la frénésie bousculant chez lui les cycles comme si — et, d’un arbre, qui, véritablement, l’incorpore, c’était paradoxal —, pour lui, le temps n’existait pas; cependant que, selon l’habitude prise avec l’autre camélia, je laissais les feuilles tombées joncher la terre — bien que, dans des conditions normales, elles ne se décomposent pas mais, imputrescibles, se dessèchent —, lorsque, les remuant une après-midi pour voir s’il fallait arroser — depuis trois semaines il faisait extrêmement moite et chaud —, je constatai que les feuilles en contact avec la terre étaient réduites au lacis de leurs nervures; étonné — en dépit des variétés, il ne pouvait y avoir, entre camélias, pareille différence —, de sorte que — des feuilles plus récemment déposées sur les autres se vidant également de leur substance —, quelques jours plus tard, pour en avoir le cœur net, j’ôtai ce tapis : des vers, blanc jaunâtre, de cinq millimètres de long environ, rampant à la surface, rentrèrent immédiatement sous terre; et, remuant alors la terre avec la pointe d’une feuille, je découvris une autre sorte de ver encore, d’un centimètre de long peut-être, filiforme, translucide, tel un vermicelle chinois; aussi, les bâtonnets conseillés par le fleuriste me paraissant insuffisants pour enrayer la probable prolifération des parasites — les feuilles, toujours les plus fortes, d’autres branches maintenant étaient décimées —, le 23 septembre, à contrecœur — redoutant l’effet sur les boutons en plein gonflement —, je répandis un pesticide liquide — il fallait, à raison d’une cuillère à soupe diluée dans un litre d’eau, en arroser la plante trois fois, à dix jours d’intervalle —; le mélange bu, la terre, soudain myriade de vers filiformes, translucides, dressés tordus en tous sens pour se désarticuler par soubresauts cassés avant de se détendre foudroyés, se soulevant; et maintenant surgissaient, de partout, des vers blanc jaunâtre, errant à la surface, ne mourant pas comme les autres d’un coup; et deux mille-pattes, débusqués d’un bouquet de courtes branches à la base, fusèrent, cherchant à grimper sur le tronc — c’était donc cela que j’avais trouvé, une dizaine de jours auparavant, près de la fenêtre, à un mètre du pot, et que j’avais pris pour une chenille morte —; face à ce dévorement sans fin dégorgé — une heure, entre-temps, s’était écoulée —, me mettant à douter que le traitement pût être plus qu’un palliatif — le soir, à la lumière électrique, la terre frissonnait toujours —; et, la deuxième, puis la troisième application provoquant le même cataclysme, je me rendis compte qu’il n’y avait sans doute pas d’autre remède que de transplanter l’arbre — quoique ce fût le fer et le feu —, puisque les feuilles anciennes, tavelées, tombaient si nombreuses que de larges trouées se formaient dans les halliers autrefois impénétrables, cependant que les boutons, dont le gonflement s’était arrêté au premier traitement, commençaient à sécher, pour bientôt tomber aussi; malgré tout, hésitant encore — j’avais répandu le pesticide six fois —, lorsque, milieu décembre — les Sonnets étaient terminés depuis le 5 octobre —, au retour d’un bref séjour à Paris, découvrant, le soir, au pied de l’arbre, toujours la même pullulation, je me résolus et allai porter le camélia, le 18 décembre, à un horticulteur à qui, par téléphone, j’avais exposé le cas début novembre — dans une Tribune de Genève de l’été, j’avais lu un article sur les méthodes douces qu’il utilisait pour combattre les parasites, et, contrairement aux autres pépiniéristes et fleuristes, il m’avait écouté —, son diagnostic maintenant confirmant le mien : il fallait, quoiqu’il eût mieux valu attendre le printemps, laver les racines et changer la terre — que le pourrissement des vers empoisonnait en outre —, et, dit-il, tailler l’arbre en conséquence de la destruction de ses racines; sans que je m’attende que le camélia, lorsque, le 22 décembre, je retournai le chercher, serait, lyre séquée, le moignon de lui-même; cependant qu’il fallait attendre un mois, l’arbre vivant sur ses réserves, pour savoir s’il reprendrait; deux jours après mon retour d’une lecture à Paris de l’Attrait des choses, le 26 ou le 27 janvier, je ne sais plus, entrant au matin dans la pièce d’angle — où je l’avais installé — pour le vaporiser, devant ses feuilles fripées — début janvier, un bourgeon, tel un gourmand, ayant éclaté à la base du tronc, je m’étais pris à espérer —, je sus que, dans la nuit, l’arbre était mort, et que ce qui suivrait ne serait plus que le processus du dessèchement; en entrant dans la cuisine, considérant avec une attention redoublée le petit camélia, dont les feuilles, quand j’avais porté l’autre chez l’horticulteur, comme si elles eussent été contractées — les deux arbres, l’un dans la cuisine, l’autre dans le bureau, séparés par la cloison mais à la même hauteur, étaient dos à dos —, m’avaient paru se déployer dans leur espace; anxieux qu’il lui arrivât également quelque chose — car s’il avait eu deux fleurs, contrairement à l’année passée, où son unique bouton, le jour de Noël, s’était épanoui absolument, elles ne s’étaient qu’entrouvertes —; soudain préoccupé qu’au lieu des cinq bourgeons correspondant à ses cinq branches vives, il n’en eût que trois; songeant à lui donner de l’engrais — l’année passée seulement, et pour la première fois, parce qu’il s’épuisait, je lui avais rajouté un peu de tourbe et de terreau, à quoi il avait répondu par dix-sept feuilles, qui avaient adouci son dénuement —; mon souci s’augmentant lorsque, quelques jours plus tard, je découvris qu’une petite feuille sur le long rameau feuillu qui, partant à ras de terre, descendait, préhenseur de lumière par une ample courbe, plus bas que le pot, sans que je m’en fusse aperçu s’était desséchée; me déterminant à l’adjonction d’engrais quand, la semaine suivante, à leur matité, je vis qu’une, deux, trois feuilles vigoureuses allaient tomber; arrêtant — l’effet ne se manifestant pas avant trois semaines — le traitement au 28 février, pour le printemps; ce jour-là répandant une cuillère à soupe de sels — à cette occasion, cassant aussi les branches de bois mort que, superstitieusement, je lui laissais, tel un bouclier —; attendant : le 20 mars, au gris suant des feuilles — depuis deux semaines, figées — exténuées, me rendant compte qu’il était trop tard; de sorte qu’au bout de trois semaines, je remisai dans la cuisine de l’autre appartement, à côté de l’arbuste disloqué, le tronc brûlé dans sa moelle.

  Sans nom

  LORSQUE JE LE VIS ce lundi matin — fin mai, début juin 1986 — débutant au marché Liotard — il avait son banc, rue de la Poterie, à une dizaine de mètres de celui de la maraîchère chez qui, régulièrement, j’achète des œufs et des pommes, de sorte que
je pouvais, en attendant mon tour me plaçant légèrement de biais, laisser mes yeux sur lui errer —, je sus que je l’avais regardé une fois de trop; tournant vers lui la tête en arrière pendant que, pour m’approvisionner en oranges et en laitages, je remontais maintenant la rue Liotard; en revenant sur mes pas, le considérant plus à loisir, en face de moi, à l’oblique du triangle droit couvert de gazon et planté d’arbres, des deux côtés duquel s’égrène le marché — tendu qu’il était en lui-même ce matin-là, il ne prêtait pas attention alentour —; remettant à jeudi de m’avancer jusqu’à lui — samedi matin, je vis qu’il faisait aussi le marché Coutance, en face de la Placette, aidé par une jeune fille de son âge, dont je supposai, par l’identité d’allure mais aussi l’enjouement indifférent régnant entre eux, qu’elle était sa sœur, car il n’avait pas l’opacité de qui s’est partagé —; prolongeant le suspens de la vision sans échange tant que la surprise m’en porta; si bien que ce ne fut qu’au bout de deux semaines que je me décidai, un lundi matin, et lui achetai 250 grammes de petits pois — que j’ajoute, en saison, à une tasse d’orge, d’avoine ou de millet, pour le dernier repas du soir, après le yoga —, sans qu’il parût, en me servant, particulièrement me remarquer, me tendant les petits pois avec la gentillesse courtoise qui était la sienne; de sorte que, le jeudi, lorsque je le vis, levant les yeux, en m’apercevant attendant à son banc, rougir, pour, baissant les yeux aussitôt, s’envahir d’un sourire qui le transfigura, incrédule que je pusse lui plaire — le saisissement qui m’avait à sa vue éclairé, qu’était-il d’autre pourtant que cette certitude —, je demeurai, devant la douceur du don dans sa simplicité, par le sentiment qu’il n’y avait qu’à tendre la main — la pureté, question d’un mouvement juste de folie, se jouant en cet instant —, interdit, cependant qu’il me tendait maintenant les petits pois — je me demandais s’il savait qu’il rayonnait —, dans la plénitude de son bonheur contenu ne paraissant même rien attendre de moi, muet devant son resplendissement dont, en sa modestie, j’aurais douté comme je m’éloignais, si sa chaleur, se communiquant, ne m’avait allégé jusqu’au samedi où, au retour des Puces, à onze heures trente, je me retrouvai devant son banc — je ne sais plus s’il était seul —, me rebellant qu’il n’y eût qu’un aveu, auquel je ne me résolvais pas, qui ne fût pas indécent — en m’apercevant, il avait à nouveau rougi —, si bien que j’indiquai — lorsqu’à son regard j’avais répondu « oh, vous savez . . . », s’empourprant il s’était écrié avec un accent que son intensité rendait désespéré « mais je sais rien! » — les petits pois, qu’il me tendit en bafouillant « bon samedi » pour se détourner, étincelant; cependant que le lundi, s’étant ressaisi, il me salua avec une neutralité dont il ne se départit plus; de sorte que — me persuadant qu’il ne s’était agi que d’une effervescence, sans songer que je m’étais à l’évidence moins trahi que lui à son sentiment; tandis que je devais, pour les raisons exactement inverses de l’âge et de la vie, l’intimider —, progressivement j’espaçai mes haltes à son banc, me contentant de le regarder en passant quand il était à servir — toujours seul maintenant, il faisait aussi, depuis août, le marché Coutance, le mercredi, à l’angle de la rue Grenus; de sorte qu’en descendant aux Puces, le matin à huit heures, je l’apercevais de loin, immuablement vêtu du même anorak bleu pétrole, rouge aux épaules, que le premier jour —; renonçant, quand j’eus commencé à traduire les Sonnets à Orphée, de Rilke, fin août, même à le regarder, dans la vacance où j’étais de sa gloire — une fois, fin septembre, touchant terre, je m’arrêtai à son banc, où, s’apercevant à mon geste qu’il s’était trompé de moitié en me rendant sur 20 F, il me regarda avec vivacité « j’ai la tête ailleurs » —; après la fin des Sonnets, m’avançant parfois jusqu’à lui de nouveau, quoiqu’il fût maintenant sans faille à mon regard fermé, jusqu’à ce mercredi, fin octobre — le ciel était gris, et le marché, presque désert —, où, me décidant subitement de passer devant son banc pour le saluer, comme je le faisais autrefois, il resta, la tête légèrement penchée en avant, les yeux posés sur moi sans souci de la durée, me fixant comme je m’éloignais, si bien que je dus, pour ne pas m’arrêter et parler, décrocher son regard, gardant en moi son interpellation fichée; sans me rendre compte, les fois suivantes, le temps étant mauvais, qu’il n’était plus là — en été, quand il pleuvait trop fort le matin, il ne venait pas —, car il pouvait aussi avoir pris ses vacances maintenant; de sorte que je m’aperçus fin novembre seulement qu’à l’évidence, il ne ferait pas les marchés d’hiver; convaincu toutefois qu’il reviendrait au printemps — tant il me semblait avoir pris la routine avec détachement —; n’y pensant même plus, jusqu’au moment où, début mai, étant allé à Dijon faire une lecture des Élégies de Duino à l’occasion de la sortie des Sonnets à Orphée, en allusion à un épisode de l’Attrait des choses, on me passa — « Vous connaissez le roman de Maurice Betz? Tenez, ça peut vous intéresser ce qu’un autre traducteur de Rilke a écrit » — le Démon impur — histoire d’un homme politique irréprochable qui, après un débat à la Chambre sur le statut des jeunes prisonniers, soudain las, rendant visite à un ami d’enfance à Marseille, en l’absence de celui-ci, et après une nuit dans un hôtel douteux, croise sur le port un jeune marin qui le fascine, sans oser l’aborder, pour ensuite, obstinément, tenter de le retrouver, en vain, et, enfin basculant, accoster un autre marin, et se perdre, emporté par un délire érotomaniaque —, où je sus, dans un vertige, que je l’avais perdu de vue, alors : lorsqu’il s’était approché par derrière, ôtant ses gants pour les claquer l’un contre l’autre en s’exclamant « c’est l’enfer aujourd’hui », me retournant en sursaut — l’attendant, je considérais des livres à ce banc des Puces —, à la vue de son corps, dont, levant les yeux sur son visage, soudain j’eus le sentiment qu’il n’y avait qu’à tendre la main pour qu’il fût mien, une force dont je n’étais pas maître m’empoignant la nuque m’avait fait sans un mot m’éloigner — croyant qu’il voulait encore chiner —, tandis qu’il me rejoignait pour prendre, comme je le lui avais proposé enfin, en le croisant dix minutes plus tôt, un café; si bien que quand, un moment plus tard, émergeant de mon absence, je tentai de le retrouver, il avait disparu — ce samedi 29 décembre 1984, la bise s’étant déchaînée au matin, glaciale, je doutais de le rencontrer; alors que, le 24 décembre au soir, dans l’exaltation d’avoir terminé, le matin même, l’Attrait des choses — auquel je travaillais depuis huit mois —, invoquant — dans l’alcôve, aux quatre points cardinaux du cachemire figuré — l’Ange de Duino, je m’étais juré de franchir le pas dont je me défendais depuis qu’en août, quelques mots de lui ne s’adressant pas à moi — demandant, avec le charme d’un enfant câlin, à l’ami qui lui prêtait son banc — il n’avait pas encore de place à son nom — qu’il collât des pastilles sur des disques « je mettrai le prix » —, par leur intonation m’avaient captivé — en avril, au premier livre que je lui avais acheté — il débutait aux Puces —, son visage m’avait fait regarder sa braguette et la façon dont ses jeans tombaient sur ses baskets; évitant dès lors de lui prêter attention —; alors ensorcelé de douceur — quoique — je l’apercevais — la possession m’embrasant procédât de la transe où j’étais pour écrire; l’une nourrissant l’autre au point que, bientôt, je fus incertain, laquelle l’emporterait —, d’autant qu’un mercredi de septembre, il m’avait percé — passant devant son banc sans m’arrêter, je m’étais retourné, alors que son regard m’avait suivi, songeusement —, répondant dès lors à mon salut avec cette candeur consciente qui, dans sa voix, m’avait happé; sa coquetterie — arborant à chaque marché un autre T-shirt — citron, pistache, framboise, lavande, prune —, avant de se mettre torse nu au soleil, la souplesse adolescente de son corps, où l’être s’attardait à sa grâce la plus fragile, troublant —, contradictoire avec la solitude où il semblait évoluer, achevant de me subjuguer; de la sorte finissant par aller aux Puces pour m’exposer à sa fascination �
�� antagoniste du livre, où je visais, par la saisie de mes réseaux d’emprise, à exorciser les passions me rivant à mon corps, pour qu’en sa vacance surgît un ne sais quoi — comme on joue à la roulette russe, l’aveu voulant à son approche aimanté m’échapper; cependant que maintenant, lorsque je me fus rendu compte que je l’avais planté là, la douceur qu’il avait inexorablement en moi suscitée se gela, par l’évidence qu’un inconcevable s’était accompli à l’instant où, devant la densité de son corps dans sa splendeur insoutenable, j’avais reculé; à l’idée que je ne savais même pas son nom, qui m’eût permis de me rattraper — ne songeant pas toutefois à regarder s’il n’était pas peut-être dans un des bistrots alentour, ni que je pouvais, en réalité, le retrouver —, soudain calciné, quittant les Puces comme si c’eût été mon dernier marché — le prochain était fixé au 5 janvier —, alors que le froid, avec la bise noire toujours plus cinglante, s’intensifiait — alors m’apercevant que le dispositif élaboré dans l’Attrait des choses venait de jouer; dans l’évanouissement où j’avais basculé comprenant pourquoi son corps, plus j’approchais du terme — la joie en son foudroiement —, par une nostalgie que je ne m’expliquais pas, me lancinait indiciblement —; dans la dévoration de ne pas savoir son nom, où s’exacerbait jusqu’à la folie l’agonie de la perte — la certitude, contre laquelle je me soulevais, que je n’aurais plus prise sur lui —, ne songeant pas à réagir contre le froid qui maintenant prenait possession de l’appartement, s’insinuant par les fentes des portes, des fenêtres et des murs de la maison exposée de plein fouet aux rafales — la bise ne cessant pas trois semaines durant, la température descendit jusqu’à moins 22°, rendant tout marché, quel qu’il fût, impossible —, continuant à éteindre chaque soir en me couchant le poêle à mazout dans le couloir, pour ne le rallumer que le lendemain vers midi — intrigué, certes, qu’un bouquet de violettes, reçu à Noël, trois semaines plus tard, sur la table ronde basse de la cuisine, dans la fraîcheur de ses couleurs restât immuable; cependant que le volume de l’espace autour de moi, dans la cuisine notamment quand j’y mangeais, s’amplifiait, me réduisant à une figurine, tandis que tout se figeait en silence —, jusqu’à ce qu’enfin, à la description que je fis de ma déréliction — mes paupières maintenant tressaillaient nerveusement, comme dans l’épuisement de l’insomnie —, alors que j’entreprenais de traduire le deuxième Kraus, Pro domo et mundo, on me rendît attentif que j’étais en train de transir; alors seulement laissant le poêle allumé en continuité, m’armant, au reste, pour tenir dans l’appartement devenu irrattrapable, d’une bouillotte; cependant que, samedi 26 janvier, à la première accalmie, le marché ayant lieu, allant prendre un café avec un pucier, lorsque je le vis, attablé devant un verre de thé à lire son journal, m’approchant de lui pour m’excuser de ma méprise, dans le sentiment m’envahissant de la séparation, je ne songeai même plus à lui demander son nom : l’éclat par lequel il avait été investi, m’ayant touché, l’avait quitté, avec l’appel d’un regard, d’un sourire me laissant, dont la chaleur m’abolît du corps solitaire aimant; quoique même alors :

 

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