— J’en suis consciente.
— Il ne te manque donc pas ?
Ma gorge se noua, et je dus toussoter à deux reprises avant de réussir à parler.
— Si. Beaucoup, même.
— Alors, où est la difficulté ?
Malheureusement, je n’avais pas le droit de le lui expliquer. Les personnes normales, les humains comme Charlie et moi, n’étaient pas censées connaître l’existence clandestine de l’univers peuplé de mythes et de monstres qui côtoyait le nôtre. C’était enfreindre les règles. Pour être au courant, je pataugeais dans les ennuis. Je ne souhaitais pas que mon père se retrouve dans une situation identique.
— Jacob et moi sommes… en conflit, chuchotai-je. À propos de notre amitié. Elle ne lui suffit pas toujours, apparemment.
Cette excuse, réelle quoique insignifiante, n’était rien en comparaison de la réalité — la meute de loups-garous de Jack haïssait copieusement le clan vampirique d’Edward, et moi avec, puisque j’avais l’intention de m’unir à la famille. Il m’était impossible de régler ce différend avec Jacob au travers d’une simple lettre, et il refusait de répondre à mes coups de fil. Du côté des Cullen, ma décision de clarifier en personne la situation avec les loups-garous était très mal acceptée.
— Edward ne supporterait donc pas un petit défi ? se moqua Charlie.
— Il n’y a aucun défi qui tienne ! rétorquai-je, peu amène.
— En évitant Jake, tu le blesses. Il préfère sans doute une amitié à rien du tout.
Parce que, maintenant, c’était moi qui l’évitais ?
— Je suis certaine qu’il se fiche de mon amitié, objectai-je avec amertume. Je me demande où tu es allé pêcher ça.
— Bah ! le sujet a dû venir sur le tapis avec Billy, marmonna Charlie, un peu gêné.
— Lui et toi jacassez comme deux vieilles pies ! m’emportai-je en plantant ma fourchette dans mes pâtes froides.
— Billy s’inquiète pour Jacob. Il ne va pas bien… il est déprimé.
Si ces mots m’arrachèrent une grimace, je ne pipai mot.
— Et puis, poursuivit mon père, tu étais si heureuse après avoir passé une journée avec lui.
— Je suis heureuse, grondai-je.
Le contraste entre mes paroles et mon ton brisa soudain la tension. Charlie éclata de rire, je ne pus m’empêcher de me joindre à lui.
— D’accord, d’accord, admis-je. L’équilibre.
— Et Jacob.
— Je te promets d’essayer.
— Bien. Je compte sur toi, Bella. Oh ! à propos, tu as du courrier. Je l’ai posé près de la cuisinière.
Je ne réagis pas, encore partagée entre regrets et colère. Quant au courrier, je n’en attendais pas, ayant reçu un colis de ma mère la veille. Sûrement de la pub. Charlie se leva et s’étira, puis alla porter son assiette dans l’évier. Avant d’ouvrir le robinet pour la rincer, il me lança une épaisse enveloppe qui glissa sur la table et heurta mon coude.
— Merci, marmonnai-je, étonnée par son insistance.
Je découvris alors le nom de l’expéditeur, l’université d’Alaska.
— Ils ont été rapides, commentai-je. Un refus, sans doute. J’ai sûrement raté la date limite de dépôt des dossiers d’inscription.
Mon père se borna à rigoler.
— Elle est déjà ouverte, protestai-je en le fusillant du regard.
— J’étais curieux.
— Ton attitude me choque, shérif. Lire le courrier des autres est un crime fédéral.
— Tais-toi et regarde.
Je sortis de l’enveloppe une lettre et un emploi du temps.
— Félicitations ! s’exclama Charlie avant que j’aie parcouru la moindre ligne. Ce sont les premiers à accepter ta candidature.
— Merci.
— Il faudra que nous en discutions. J’ai quelques économies…
— Ne t’emballe pas ! Je ne toucherai pas à l’argent de ta retraite, papa. J’ai le livret d’épargne destiné à mes études, je te rappelle.
Enfin, ce qu’il en restait, sachant qu’il n’y avait jamais eu grand-chose dessus.
— Ces facs sont très onéreuses, Bella, objecta-t-il. J’ai envie de t’aider. Tu n’es pas obligée de t’exiler en Alaska parce que c’est moins cher.
Ce qui n’était absolument pas la raison de l’exil en question. C’était l’éloignement qui avait primé, justement, suivi par l’avantage non négligeable que présentait Juneau d’être située à une latitude garantissant en moyenne trois cent vingt et un jours de mauvais temps par an. La première exigence était la mienne, la seconde celle d’Edward.
— J’ai les moyens, mentis-je. Il existe aussi des tas de financements. On obtient facilement des prêts.
C’était là un coup de bluff un peu gros, car je ne m’étais guère renseignée sur le sujet.
— Et…, commença Charlie avant de s’interrompre.
— Quoi ?
— Rien. Je… je me demandais juste quels étaient les plans d’Edward pour l’année prochaine.
— Ah.
— Donc ?
On frappa soudain à la porte, ce qui me sauva. Mon père soupira, je bondis sur mes pieds.
— J’arrive ! criai-je, tandis que Charlie marmonnait dans sa barbe quelque chose qui ressemblait à « Qu’il aille au diable ! ».
L’ignorant, j’allai ouvrir, tirant le battant à la volée avec un empressement ridicule. Apparut alors mon miracle personnel. Malgré le temps, je succombais encore à la perfection de ses traits, que je ne tiendrais jamais pour acquise, j’en étais persuadée. Mes yeux balayèrent la pâleur de son visage, sa mâchoire carrée et dure, la courbe plus tendre de ses lèvres pleines qui, en cet instant, me souriaient, la ligne droite de son nez, l’angle saillant de ses pommettes, l’étendue lisse de son front en partie obscurcie par une mèche de cheveux cuivre que la pluie avait foncés, les dotant d’une couleur bronze…
Je gardai ses prunelles pour la fin, sachant que, quand j’y plongerais les miennes, j’avais toutes les chances de divaguer. Larges, allumées par un or liquide et encadrées de cils épais et sombres, elles ne manquaient jamais de déclencher en moi des émotions extraordinaires et de transformer mes os en éponges. Je fus prise d’un léger vertige, peut-être parce que j’avais oublié de respirer. Une fois de plus.
Un mannequin masculin aurait vendu son âme pour un visage pareil. C’était d’ailleurs le prix exact de la transaction — une âme.
Non. Je ne le croyais pas, et je me sentis coupable d’avoir évoqué la comparaison, et soulagée, comme souvent, d’être l’unique personne au monde dont les pensées restaient mystérieuses à Edward.
Je tendis la main et soupirai d’aise lorsque ses doigts glacés se refermèrent autour des miens. Son contact m’apportait toujours un étrange apaisement, comme si je cessais brusquement d’avoir mal.
— Salut !
Accueil quelque peu banal, dont je m’excusai d’un pauvre sourire. Il caressa ma joue avec le revers de sa main sans rompre la chaîne de nos doigts entrelacés.
— Bon après-midi ?
— Lent.
— Le mien aussi.
Il porta ensuite mon poignet à son nez et, paupières fermées, huma ma peau, l’air béat. Jouissant du bouquet tout en résistant au vin, ainsi qu’il l’avait formulé un jour. Je savais que l’odeur de mon sang, plus tentatrice pour lui que celle de n’importe quel autre, différence identique à celle qui séparait le vin de l’eau pour un alcoolique, provoquait en lui une soif dévorante et douloureuse. Il semblait cependant moins la fuir qu’auparavant. J’imaginais mal les efforts herculéens que ce simple geste cachait, même si j’étais triste qu’il dût déployer autant de volonté pour se contenir. Je me réconfortais en songeant que, bientôt, j’aurais cessé d’être pour lui une source de souffrance.
Charlie approcha en traînant des pieds, sa manière d’exprimer sa réprobation coutumière à l’égard de notre invité. Edward ouvrit aussitôt les yeux, et nos m
ains retombèrent, toujours nouées.
— Bonsoir, Charlie.
Mon amoureux ne se départait jamais de son implacable politesse, bien que mon père ne la méritât pas. Il le gratifia d’ailleurs d’un grognement boudeur et se planta derrière nous, bras croisés. Ces derniers temps, il jouait son rôle de tuteur avec un zèle qui frôlait l’absurde.
— Je t’ai apporté de nouvelles demandes d’inscription, m’annonça Edward en brandissant une enveloppe de papier Kraft rebondie.
Il tenait également un rouleau de timbres, pareil à une bague autour de son auriculaire. Je gémis. Restait-il encore beaucoup d’universités auxquelles il ne m’avait pas contrainte à postuler ? Comment se débrouillait-il d’ailleurs pour dénicher ces opportunités ? L’année était déjà si avancée ! Il me sourit comme s’il lisait dans mon esprit, et j’en conclus que mes pensées s’affichaient clairement sur mes traits.
— Les inscriptions ne sont pas toutes closes, enchaîna-t-il. Et puis, certaines facs font des exceptions.
Je ne devinais que trop bien les motifs qui se cachaient derrière ces dérogations. Et la quantité de dollars qu’elles impliquaient. Edward s’esclaffa.
— Au boulot ! lança-t-il en désignant la table de la cuisine.
Pinçant les lèvres, Charlie nous emboîta le pas, même s’il pouvait difficilement objecter aux activités prévues ce soir-là, lui qui me harcelait quotidiennement pour que je choisisse enfin une université. Je débarrassai rapidement le couvert, tandis qu’Edward empilait un nombre impressionnant de formulaires. Lorsque je déplaçai Les Hauts de Hurlevent sur le plan de travail, il sourcilla. Il s’apprêtait à lâcher un commentaire, mais mon père lui coupa l’herbe sous le pied.
— À propos de candidatures, Edward, lança-t-il sur un ton encore plus boudeur (il tâchait de ne jamais s’adresser à mon ami directement, se renfrognait quand il ne pouvait l’éviter), Bella et moi parlions justement de l’année prochaine. As-tu décidé de l’endroit où tu poursuivrais tes études ?
— Pas encore, répondit suavement Edward. J’ai été accepté dans plusieurs facs. J’hésite encore.
— Où as-tu été admis ?
— Syracuse, Harvard, Dartmouth. Sans compter l’université d’Alaska, dont j’ai reçu l’accord hier.
Edward se détourna légèrement et m’adressa un clin d’œil. J’étouffai un rire.
— Harvard ? Dartmouth ? marmonna Charlie, incapable de dissimuler son admiration. Eh bien, c’est… quelque chose. Bien sûr, l’Alaska ne saurait rivaliser avec les établissements de l’Ivy League1. Ton père souhaiterait sûrement que tu…
— Carlisle se range toujours à mes décisions, quelles qu’elles soient.
— Hum.
— Devine un peu, Edward ! m’exclamai-je d’une voix joyeuse, histoire d’entrer dans son jeu.
— Qu’y a-t-il, Bella ?
— Moi aussi, je suis prise à l’université d’Alaska, l’informai-je en montrant l’enveloppe.
— Félicitations ! Quelle coïncidence !
Le front plissé, Charlie nous toisa l’un après l’autre.
— Bon, grommela-t-il, je vais regarder le match. Vingt et une heures trente, Bella.
Son ordre coutumier avant de nous laisser tranquilles.
— Papa ? Tu n’as pas oublié notre petite conversation sur ma liberté ?
Il soupira.
— Tu as raison. Vingt-deux heures trente, alors. Nous sommes en semaine, tu vas au lycée demain.
— Bella n’est plus punie ? feignit de s’étonner Edward avec un enthousiasme toutefois crédible.
— Sous certaines conditions, précisa mon père entre ses dents. En quoi ça te concerne, d’ailleurs ?
Je lui fis les gros yeux, il ne s’en aperçut pas.
— Je suis content de l’apprendre, rien de plus. Alice trépigne depuis qu’elle n’a plus de partenaire de shopping. Je suis sûr que Bella adorerait respirer un peu l’air de la grande ville.
— Pas question ! rugit Charlie.
— Voyons, papa, où est le problème ?
— Je t’interdis d’aller à Seattle en ce moment.
— Pardon ?
— Je t’ai parlé de cette affaire de meurtres. C’était dans le journal. Seattle est en proie à une espèce de guerre des gangs, alors tu évites de t’y rendre. Compris ?
— J’ai plus de chances d’être frappée par la foudre que de…
— Vous avez raison, Charlie, m’interrompit Edward, et je ne pensais pas à Seattle. Plutôt à Portland. Moi non plus, je ne tiens pas à ce que Bella aille là-bas. Cela va de soi.
Je lui lançai un regard ahuri. Il s’était emparé du journal et en lisait la première page. Bah ! Il avait dû dire ça pour calmer mon père. L’idée même que je coure un risque alors que j’étais en compagnie d’Alice ou d’Edward était tout bonnement risible. Y compris face au pire tueur en série qui soit. Quoi qu’il en soit, la ruse fonctionna. Après une minute de silence, Charlie haussa les épaules.
— Parfait, gronda-t-il avant de disparaître à grands pas dans le salon, sans doute pressé d’assister à l’ouverture du match.
J’attendis que la télévision couvre mes paroles pour réagir.
— Qu’est-ce que…
— Un instant, me coupa Edward sans lever les yeux du journal mais en poussant le premier formulaire de demande d’inscription vers moi. Tu devrais pouvoir réutiliser ta lettre de motivation pour celui-là, ajouta-t-il. Et leurs questions sont les mêmes.
Charlie nous écoutait donc. En soupirant, je me mis à fournir les ennuyeuses informations qu’on exigeait de moi : nom, adresse, profession des parents… Au bout de quelques minutes, je redressai la tête. Edward regardait pensivement par la fenêtre, à présent. Je retournai à ma tâche, remarquant pour la première fois de quel établissement il s’agissait. Agacée, j’écartai les papiers d’un geste impatient.
— Bella ?
— Dartmouth, Edward ? Sois sérieux !
Il s’empara du formulaire et le replaça doucement devant moi.
— Je crois que le New Hampshire te plaira, dit-il. Ils proposent des cours du soir qui me conviendront, et les forêts recèlent plein de promesses pour les marcheurs de mon genre. La faune y est fabuleuse.
Il me gratifia du sourire en coin auquel j’étais incapable de résister. Je pris une profonde inspiration.
— Je t’autoriserai à me rembourser tes études si ça doit te rendre heureuse, me jura-t-il. J’irai même jusqu’à te compter des intérêts.
— Comme s’ils allaient m’accepter sans un énorme pot-de-vin ! Ou étais-je comprise dans la promesse de don ? Une nouvelle aile Cullen pour la bibliothèque ? C’est dégoûtant. Pourquoi faut-il que nous revenions sur ce sujet ?
— S’il te plaît, Bella, contente-toi de remplir ces documents. Demander ne coûte rien, non ?
— Tu sais quoi ? m’énervai-je. Il n’en est pas question.
Je comptais me jeter sur les formulaires pour les rouler en boule et les balancer à la poubelle, mais ils disparurent avant que je n’aie eu le temps d’esquisser un mouvement. Je contemplai la table vide, puis Edward. Il semblait ne pas avoir bougé, mais les papiers étaient sans doute déjà enfoncés dans sa poche.
— À quoi joues-tu ? grognai-je.
— J’imite très bien ta signature. Et tu as déjà rédigé ta lettre de motivation.
— Tu dépasses les bornes, fulminai-je en prenant soin de parler bas, des fois que Charlie ne soit pas entièrement absorbé par son match. Je n’ai nul besoin de postuler ailleurs, j’ai été admise en Alaska. Là-bas, j’ai presque de quoi régler mon premier semestre. C’est un alibi aussi bon qu’un autre. Inutile de jeter l’argent par les fenêtres, que ce soit le tien ou le mien.
Un éclair chagriné traversa son visage.
— Bella…
— Ne recommence pas. J’ai accepté de jouer le jeu pour donner le change à Charlie, mais nous savons très bien toi et moi que je ne serai pas en état de suivre des études à l’autom
ne prochain. Et qu’un éloignement sera indispensable.
Mes connaissances concernant les débuts d’un vampire nouveau-né étaient floues. Edward avait beau ne jamais être entré dans les détails — il préférait éviter le sujet —, j’étais consciente que ce n’était pas joli-joli. Le contrôle de soi nécessitait apparemment pas mal d’années d’entraînement. Il était exclu que je suive autre chose que des cours par correspondance.
— Je croyais que nous n’avions pas encore arrêté la date, me rappela doucement Edward. Tu apprécieras peut-être de passer un ou deux semestres à la fac. Il y a beaucoup d’expériences humaines que tu n’as pas encore vécues.
— Je les vivrai après.
— Elles ne seront plus humaines, alors. Tu n’auras pas de deuxième chance, Bella.
— Sois raisonnable, il est trop dangereux de reculer l’échéance.
— Nous avons du temps devant nous.
Je le fusillai du regard. Du temps devant nous ? Ben voyons ! Une dame vampire aux instincts sadiques s’efforçait de venger la mort de son compagnon en me tuant, de préférence au moyen de longues et pénibles méthodes. Victoria n’était donc pas un souci ? Ha ! Et puis, il y avait les Volturi, la famille royale des vampires et son armée de guerriers, qui insistaient pour que mon cœur cesse de battre, peu importe comment, dans un futur proche, car il était interdit aux humains de savoir qu’ils existaient. Et Edward osait affirmer que je n’avais aucune raison de m’affoler ? Certes, Alice montait la garde. Son frère comptait sur ses visions étrangement justes du futur pour nous avertir. Toutefois, il était insensé de continuer à courir autant de risques.
De toute façon, j’avais remporté cette victoire. Le jour de ma transformation avait été provisoirement fixé — ce serait d’ici quelques semaines, après l’obtention de mon diplôme.
Mon estomac se tordit quand je me rendis compte à quel point le délai se rapprochait. Bien sûr, ce changement était nécessaire. Il était la clé de mon accession à ce que je désirais plus que tout au monde. Mais il y avait Charlie, assis dans la pièce voisine à profiter de son match, comme tous les soirs. Quant à ma mère, Renée, exilée dans sa Floride ensoleillée, elle n’avait pas renoncé à me supplier de venir passer l’été sur la plage avec elle et son nouveau mari. Sans parler de Jacob qui, à l’inverse de mes parents, savait très exactement ce qui se produirait lorsque je disparaîtrais pour quelque université lointaine. Même si j’arrivais à retarder les soupçons de mes parents, en prétextant le coût des voyages, une maladie, le prêt de mes études à rembourser, Jacob ne serait pas dupe.
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