Mon fiancé, sa mère et moi

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Mon fiancé, sa mère et moi Page 6

by Brenda Janowitz


  Cela dit, connaissant ma mère, il n’y a pas beaucoup de risque qu’elle lâche le morceau, car après avoir raconté à toutes ses copines de mah-jong que sa fille allait être habillée pour son mariage par la créatrice de robes de mariée de New York, elle doit maintenant avouer que cela ne se fera pas, et elle doit être bien embêtée. Je lui ai suggéré de dire que je ne voulais finalement pas dépenser autant d’argent, mais elle a eu l’air horrifiée par ma suggestion. (« Comment veux-tu que je dise une chose pareille ? », s’est-elle exclamée.)

  Mes trois futurs beaux-frères se ressemblent étrangement. Mêmes fronts dégarnis, mêmes pulls à torsade de Loro Piana, déclinés dans différentes couleurs pastel, mêmes mocassins noirs de chez Gucci. Ce n’est pas entièrement ma faute si je n’arrive pas à les distinguer les uns des autres. Je sais ce que vous pensez : pourquoi n’ai-je pas préparé ce dîner en regardant des photos avant de venir? C’est bien le problème. J’ai bien regardé des photos de mes futurs belles-sœurs et beaux-frères, mais Jack n’avait que leurs photos de mariage.

  La sœur aînée de Jack, Patricia, qui est aujourd’hui âgée de quarante cinq ans, s’est mariée il y a dix-sept ans. Alors imaginez comme son mari a changé pendant toutes ces années ! La sœur cadette, Elisabeth (et pas Liz, attention, elle tient beaucoup à ce qu’on l’appelle par son prénom), Elisabeth, donc, a quarante-deux ans et s’est mariée il y a dix ans. Lisa, la plus jeune, a trente-neuf ans et est mariée depuis trois ans. Sur sa photo de mariage, son mari avait des cheveux, alors qu’aujourd’hui il est aussi dégarni que ses deux beaux-frères. Apparemment, être marié à une fille Solomon… bon, vous voyez ce que je veux dire. Inutile que j’aille plus loin.

  Et ne croyez pas non plus que je puisse les identifier grâce à leurs noms de famille. Comme la mère de Jack me l’a expliqué lors de notre dîner au Park Avenue Café, en se mariant, les filles Solomon n’ont pas changé leur nom.

  J’ai essayé de mettre rapidement au point un brillant système d’identification – je leur ai donné un numéro, en fonction de l’âge de la sœur à laquelle ils sont mariés et de la couleur du pull qu’ils portent.

  Ainsi :

  Beau-frère no 1 – Adam, en Loro Piana jaune pâle, va avec Patricia, la sœur aînée de Jack.

  Beau-frère no 2 – Alan, en Loro Piana rose pâle, va avec Elisabeth, la sœur du milieu.

  Beau-frère no 3 – Aaron, en Loro Piana bleu pâle, va avec Lisa, la plus jeune.

  — Alors, avez-vous fixé la date de votre mariage ? demande beau-frère no 1.

  C’est Adam, marié à Patricia. Cela me paraît logique qu’Adam soit l’aîné des beaux-frères puisque Adam et Eve étaient le premier homme et la première femme sur Terre. Vous voyez un peu? Quand je vous disais que mon système d’identification était brillant!

  Cela dit, il a l’air d’être plus près de la fin de la trentaine que du milieu de la quarantaine.

  Et si no 1 allait avec la plus jeune sœur et no 3 avec la plus âgée? Maintenant que j’y pense, peut-être que le no 1, c’est Aaron puisque c’est Anke Aaron qui détient le record de coups de circuit de la Major League de base-ball de tous les temps !

  (Oui, je sais ce que vous objectez : c’est Barry Bonds qui est no 1 en termes de coups de circuit, mais d’après Jack, pour les vrais fans de base-ball, cela ne compte pas.)

  Ce serait tellement plus facile s’ils avaient des étiquettes sur leurs pulls ! Ou si le mari était assis à côté de sa femme ! Mais les Solomon ont la curieuse tradition de se mélanger quand ils sont à table. De tous les couples, Jack et moi sommes les seuls assis l’un à côté de l’autre, et je suppose que c’est uniquement parce que, ce soir, nous célébrons nos fiançailles. Tous les autres sont dispersés, sans tenir compte de qui va avec qui. La mère de Jack a dit un truc bizarre à ce sujet au début du dîner : « On doit parler à tout le monde et pas seulement à la personne que l’on voit tous les jours. »

  — Mimi et moi évoquions justement la date avant ce dîner, dit mon père.

  Oui, je sais, c’est un peu embarrassant, il appelle ma mère Mimi au lieu de Miriam.

  — En général, il y a moins d’affaires à juger en hiver et, donc, Edward siège moins pendant cette période, souligne la mère de Jack, qui lance un coup d’œil à son mari.

  — Nous avions pensé au printemps, dis-je en tournant la tête vers Jack et en lui donnant un coup de pied sous la table. Que diriez-vous du mois d’avril ?

  — Beaucoup de procès sont jugés en appel en avril, intervient Patricia. Ce n’est pas la meilleure période de l’année pour un mariage en famille. Adam et moi nous sommes mariés en février.

  Puisqu’elle parle de lui, je guette le coup d’œil de Patricia à son mari, afin de vérifier la justesse de mon système d’identification, mais peine perdue, elle garde le nez dans son assiette.

  — Ce serait parfait, dit ma mère toujours ravie de faire plaisir, sauf qu’une grande partie de notre famille viendra en avion de Miami pour le mariage et je ne voudrais pas courir le risque qu’ils soient coincés à cause de la neige et ratent le grand jour.

  — C’est fâcheux, dit la mère de Jack.

  Fâcheux?

  Les sens en alerte, ma mère me regarde aussitôt.

  Je regarde Jack.

  Mais Jack plonge le nez dans son poisson en faisant semblant de ne pas avoir entendu ce que sa mère vient de dire. Mais peut-être que cela n’a finalement pas beaucoup d’importance pour lui. Après tout, avant moi, il est resté fiancé durant trois ans et demi sans que jamais une date de mariage n’ait été arrêtée. J’aurais cru que ses parents manifesteraient un peu plus d’enthousiasme et de reconnaissance envers celle qui avait réussi à le convaincre de se marier en moins d’un an.

  — Mars serait pas mal, dit beau-frère no 3, la bouche pleine de saumon. C’est à cheval sur l’hiver et le printemps.

  — Mais il y a parfois encore de la neige en mars, intervient beau-frère no 1 en faisant signe à une domestique de lui remplir son verre.

  — Non, Adam, il n’y en a plus, dit Elisabeth en regardant le Loro Piana bleu pâle.

  Mon système a l’air de marcher, mais pour être tout à fait honnête, je ne suis pas sûre qu’elle ait dit Adam, n’a-t-elle pas plutôt dit Aaron ? Ou Alan ?

  — Il y en a parfois, Elisabeth, dit Lisa. Je trouve que le mois d’avril c’est parfait, Brooke.

  — Comment va-t-il faire pour se libérer en avril ? proteste beau-frère no 2, en désignant de la tête le père de Jack, il travaille comme une bête avec tous ces procès !

  — Il n’est peut-être pas obligé de travailler comme une bête, dit Elisabeth en regardant son père, lequel s’éclaircit bruyamment la gorge.

  — Non, Adam a raison, dis-je en essayant d’être diplomate, choisissons le mois de mars, si cela arrange tout le monde.

  — Moi, c’est Aaron, dit beau-frère no 1.

  — C’est ce que j’ai dit, dis-je en plongeant le nez dans mon verre de vin.

  — Oui, c’est ce qu’elle a dit, dit Jack en posant son bras sur le dossier de ma chaise et en me caressant l’épaule.

  — De toute façon, intervient beau-frère no 3, cela dépendra du lieu de la réception. Vous choisirez une date en fonction de la disponibilité.

  — Ah, ça, en tout cas, ça ne posera pas de problème ! s’exclame mon père.

  — Vraiment ? dit Joan en trempant ses lèvres dans son verre de vin.

  — Notre rabbin est si heureux que notre bébé se marie qu’il fera tout ce que nous souhaitons. Ils sont même prêts à nous accorder une grosse ristourne pour la location de la salle de réception de la synagogue, annonce fièrement mon père à qui rien ne fait plus plaisir que de se vanter des rabais qu’il obtient ici ou là. Et bien entendu, c’est moi qui régale, et vous pouvez compter sur mes meilleurs morceaux! Nous prenons donc en charge le gîte et le couvert, si je puis dire!

  — Une salle de réception à la synagogue ? s’étonne le père de Jack.

  Sa voix est forte et profonde, et
comme c’est la première fois de tout le repas qu’il prend la parole, cela donne de l’importance à ses propos. Je jurerais que c’est la stratégie qu’il utilise au tribunal avec les avocats. Il attend son heure en silence et intervient au moment crucial. Je jette un coup d’œil à Jack, qui a toujours le nez dans son assiette. J’ignorais qu’il aimait autant le saumon.

  — Joan et moi pensions organiser la réception dans un grand hôtel de New York. N’est-ce pas, chérie ?

  — Nous adorons le Pierre, dit Joan d’une voix douce.

  Sous un sourire courtois, ma mère a l’air de grincer des dents.

  — Jackie ? dis-je en me tournant vers mon silencieux fiancé.

  — Nous aimons aussi beaucoup le Pierre, dit-il en levant enfin la tête, tu te souviens, nous sommes allés à une soirée de charité l’été dernier là-bas ?

  — J’ai oublié.

  Et il régale toute l’assemblée en racontant comment, n’ayant pas trouvé de taxi à 1 heure du matin, nous avons fini par monter dans une calèche qui nous a fait descendre la Ve Avenue, de la 59e Rue à la 23e .

  Je prends la serviette en papier qui repose sous mon verre de vin. C’est une petite serviette blanc ivoire avec un grand S, comme Solomon. Je la déchire en deux, puis en quatre.

  — Mais Edward, dit ma mère, qui pose sa main sur le bras de mon futur beau-père en souriant, c’est tout de même le mariage de deux jeunes juifs. Ne serait-ce pas merveilleux de célébrer ce mariage dans une synagogue ?

  — Joan et moi serons heureux de participer aux frais, dit Edward calmement à ma mère, avant d’ajouter d’une voix plus forte pour que tout le monde en profite, en fait, ce serait même un honneur, n’est-ce pas, chérie ?

  — Un honneur, répète Joan comme un perroquet.

  Je déchire ma serviette en huit.

  — Pas question ! s’exclame mon père, dont l’accent de Brooklyn est de plus en plus fort, bébé est notre seule fille. Nous attendons ce jour depuis sa naissance. C’est Mimi et moi qui assurerons les frais du mariage. Nous ferons tout ce que notre bébé veut. Est-ce que tu veux un mariage dans un grand hôtel, bébé ?

  — Eh bien, dis-je, prête à assurer la défense de mon père. J’ai toujours eu envie de…

  — C’est réglé, dit-il, dès la semaine prochaine, nous commençons à chercher un hôtel pour la réception.

  Je savais au plus profond de moi que cela se passerait comme ça.

  J’avais rêvé que nos deux familles s’entendent et ne fassent plus qu’une.

  Quelle drôle d’idée!

  Le père de Jack est juge fédéral, et sa mère, une mondaine très active dans les œuvres de charité, alors que mon père est un boucher casher et ma mère est très active dans les parties hebdomadaires de mah-jong.

  N’est-ce pas trop tard pour m’enfuir?

  Rubrique des potins

  Juste une question…

  Quelle créatrice de mode est sur le point de dire adieu à son businessman de mari ? Ses amis, sa famille et ses banquiers pensent que sa vie est « formidable » et que tout va bien dans le meilleur des mondes ! Mais une facture de l’hôtel Lowell nous donne à penser le contraire…

  6

  De retour au travail.

  Ouf. Merci, mon Dieu ! Je n’ai peut-être pas encore de robe de mariée et la première rencontre entre nos deux familles a été un peu difficile, mais au moins, je maîtrise mon univers professionnel. C’est le domaine dans lequel je sais qu’aucune mésaventure ne peut se produire. D’autant qu’aujourd’hui a lieu la première conférence sur l’affaire de Monique – la première affaire que je vais diriger. Heureusement pour moi, dans cette affaire, la solution est évidente, je n’ai donc pas eu besoin de beaucoup de préparation pour le rendez-vous de ce matin au tribunal. J’ai tout de même reçu, avant de partir au palais de justice, un document émanant du mari de Monique, qui pourrait bien causer un petit problème. C’est une réplique à notre demande de dissolution de partenariat commercial qui risque de ralentir le processus, mais je devrais pouvoir convenir assez facilement d’un arrangement avec le juge, avant que le New York Post ne transforme une petite rumeur en longue diatribe dans la rubrique des potins du jour. Grâce à Dieu, pendant que je serai à la cour fédérale en train de discuter de la dissolution d’un partenariat commercial, tous les journalistes seront au tribunal de grande instance, celui qui s’occupe des affaires familiales, et fouineront pour trouver des informations à propos d’un divorce qui n’existe pas.

  Pas encore, en tout cas.

  Et je devrais avoir tout réglé avant qu’ils n’aient réalisé qu’ils se sont trompés de tribunal.

  C’est réconfortant d’agir quand on contrôle la situation. Surtout après ce qui s’est passé hier soir, une fois de retour chez nous. J’ai dû expliquer calmement à Jack – qui d’habitude est un fiancé absolument parfait – qu’il doit toujours prendre mon parti en cas de désaccord entre nos familles. Nous ne nous sommes pas disputés ; nous ne sommes pas le genre de couple qui se fâche pour un oui ou pour un non. Pourtant, nous sommes tous les deux avocats. Mais c’est vrai, nous ne nous disputons jamais. Nous ne sommes tout simplement pas en compétition. En fait, si nous étions un couple d’acteurs à Hollywood et que l’un de nous remporte un Oscar ou gagne plus d’argent que l’autre pour un film, cela n’aurait strictement aucune importance.

  — Pourquoi n’as-tu pas pris mon parti devant tes parents? lui ai-je reproché la nuit dernière, à peine la porte de notre appartement franchie.

  Bon, d’accord, j’ai peut-être hurlé, mais vous voyez l’idée.

  — Pourquoi je n’ai pas pris ton parti ? a demandé mon parfait fiancé. Il ne s’agissait pas de prendre parti mais que nos familles se rencontrent.

  — Tu as raison, chéri, ce n’est pas la question.

  Et c’est tellement vrai. Jack a raison, il ne s’agit pas de prendre parti pour l’un ou l’autre camp, il s’agit que nos familles ne fassent qu’une, même si sa famille est beaucoup plus grande que la mienne, avec un inquiétant ratio de quatre contre un.

  — D’accord, Jack, ce que je veux dire, c’est qu’il faut que tu aies l’air d’accord avec moi quand nous sommes devant tes parents.

  Mon parfait fiancé m’a dévisagée en fronçant les sourcils.

  Mais aujourd’hui, au tribunal, j’ai le contrôle. Après tout, je suis une avocate coriace qui a la tête sur les épaules et qui ne lâche pas le morceau. Je suis confiante, intelligente et sûre de moi.

  Je suis une femme, écoutez-moi rugir!

  Avec un tel dynamisme, il n’est pas possible que je perde aujourd’hui. D’autant que c’est une conférence initiale où ne seront abordées que des questions administratives. Il n’y a rien à perdre ni à gagner dans ce genre de réunion préalable, ni du reste dans ce genre d’affaire où les choses se règlent généralement sous forme de transaction. Par ailleurs, le juge affecté à cette affaire est un vieux copain de fac du père de Jack.

  Mais je rugirai quand même s’il le faut.

  En entrant dans la salle d’audience, je jette un coup d’œil au registre du jour et je remarque quelque chose de vraiment bizarre. Lorsque j’ai reçu la réplique de la partie adverse, le mari de Monique avait coché la case indiquant qu’il se représenterait lui-même, c’est-à-dire qu’il serait son propre avocat. Cela m’avait paru logique car la dissolution de partenariat est une chose banale, mais je constate aujourd’hui qu’un cabinet d’avocats le représente.

  Et que ce cabinet est mon ancien cabinet.

  — C’est sûrement une coquille, dis-je à l’huissier assis à la longue table de la salle d’audience.

  Mais j’entends alors une petite voix intérieure me dire que cela doit être vrai, que mon ancien cabinet d’avocats va en fait s’opposer à moi sur ma première grosse affaire. C’est aussi sûrement la raison pour laquelle Monique n’a pas engagé Vanessa. Elle savait que son mari engagerait Gilson, Hecht et Trattner.

  Cela ne mange pas de pain d’interroger l’huissier, et même, pourquoi
pas, de lui faire un peu de gringue pour me mettre dans la poche un membre influent de l’équipe du juge.

  — Pas de coquille, répond-il sans daigner lever les yeux de son café, de son beignet et de son journal, le New York Law Journal.

  — Je représente Monique de Vouvray et son mari se représentera lui-même, puisqu’il a engagé une action pro se.

  — Pro se ? demande-t-il l’air très ennuyé d’être dérangé pendant son petit déjeuner.

  Ce n’est sûrement pas la bonne méthode pour se mettre quelqu’un dans la poche. Je me penche sur son bureau pour faire jouer d’autres arguments, mais cela ne marche pas non plus car je porte un pull à col roulé.

  — Vous savez quoi? dis-je pour ne pas me mettre à dos la personne qui contrôle l’agenda du tribunal, et par la même occasion le succès de mon affaire pendant les prochains mois, cela n’a pas d’importance, je verrai bien quand vous appellerez mon affaire.

  — Vous devez être Brooke ? interroge une voix féminine avec un fort accent du sud.

  Je me retourne et je découvre Miranda Foxley, une avocate associée de chez Gilson, Hecht et Trattner. Je ne l’ai jamais rencontrée mais sa réputation l’a précédée. D’après les bruits de couloir – du moins les couloirs des firmes d’avocats de Park Avenue –, elle a quitté son précédent cabinet parce qu’elle couchait avec un des partenaires, un homme marié qui plus est. Je suis satisfaite de constater que cette affaire a été confiée à une seule associée junior et non à un vieux renard, mais il est évident que je n’ai plus qu’à laisser tomber ma stratégie consistant à faire du gringue au petit personnel pour entrer dans les bonnes grâces du juge.

 

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