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The Attraction of Things

Page 8

by Roger Lewinter


  février 1980 – février 1982

  la Argentina

  C’EST EN FÉVRIER 1980 que j’entendis parler pour la première fois de la Argentina, même si le nom, tel un mythe, m’était connu depuis toujours : Florence avait vu au festival de théâtre de Nancy un vieux danseur japonais qui, sur scène, dans une église désaffectée, représentait, comme on invoque la descente de l’esprit, par quelques gestes d’appel, la Argentina, qu’il avait vue une unique fois, un demi-siècle plus tôt, lors d’un récital à Tokyo; plus exactement, qu’il reconstituait avoir vue, puisqu’il était assis au dernier rang des gradins d’un amphithéâtre, alors touché sans même qu’il s’en doutât de son éclat qui maintenant, telle une graine soudain germe lorsque le terrain enfin s’y prête, l’avait envahi au point qu’il se vouait désormais à l’évocation de cette vision sans yeux d’une beauté dont l’aura, en le frôlant, l’avait saisi et qu’il visait, en conséquence, à transmettre non pas telle qu’elle avait matériellement pu être — ne se référant même pas à ses traces tangibles : photographies, disques, fragments de films — mais essentiellement, corps livré à l’esprit qui le faisait médium.

  A l’époque je travaillais aux Conférences de Groddeck, dont le tome II venait de paraître; mais avant de m’engager dans le tome III, de mars à juillet, je devais m’arrêter car je remplaçais, pendant le semestre d’été, Roger Kempf, titulaire de la chaire de français à l’École Polytechnique de Zurich; les 4 cours portant sur différents modes d’envahissement du corps en passion : par amour et maladie, folie et séduction, chez Mme de La Fayette et Groddeck, Diderot et Marivaux; et ces mois furent, en fait, voués à ma mère — son vœu, inexaucé, eût été que je suive une voie universitaire — en un élan où, pour soutenir l’intensité qui me submergeait à mesure que, singulièrement, j’avais le sentiment de saigner à blanc, par absence, me semblait-il, d’écho à une parole tout entière s’adressant au-delà, je fus bientôt contraint de vivre reclus : après l’interruption de la Pentecôte, un gonflement des reins me prit par un brusque mouvement pendant la première heure, pour ne plus me lâcher; et, rigide en cet état, toujours improvisant debout, je donnais les cours, lundi et mardi de 5 à 7, mais, rentré à Genève, j’assurais de justesse le quotidien chez mon père, le matin, pour rester, l’après-midi et le soir, chez moi couché, dans l’espoir que la saillie se modère, à préparer mentalement les cours devenus stations où, par l’élancement qui me tenait, retiré de tout autre commerce, j’accédais en absence à ma mère.

  En juillet, un samedi aux Puces, chez Julmy, je trouvai un livre, de Suzanne F. Cordelier, consacré à la Argentina, subitement disparue dans sa gloire quelques mois plus tôt, en 1936; thrène exalté de gratitude pour la beauté révélée où, par la ferveur dont vibraient les mots, la présence qui avait provoqué pareil éblouissement devenait sensible dans sa qualité : la Argentina, dont la vision par sa seule force avait ressuscité la danse espagnole alors tombée en désuétude presque, devait avoir incarné en son pur éclat la grâce; et il n’était pas outre mesure surprenant que, maintenant encore, elle pût transporter un vieux danseur japonais : dans l’espace de l’art, la distinction entre la vie et la mort perd de sa pertinence, l’une ayant lieu dans l’autre, également abolies pour l’esprit dont, par la beauté, se signale le bouleversant passage.

  Maintenant que les cours étaient terminés, je voulais reprendre les Conférences; mais l’étreinte qui me poignait les reins, gonflés sitôt que je me concentrais, m’en empêchait, sans doute due à une mauvaise posture où, le corps se bloquant, l’énergie ne pouvait correctement circuler du sacrum au cerveau et s’y exprimer; et je songeais au yoga : plus exactement, le lotus, position souvent reproduite sur la couverture des manuels, m’intriguait, tel un moyen d’avancer et d’achever; toutefois, n’ayant jamais pratiqué d’exercice de yoga, non plus que de gymnastique, je n’apercevais pas comment cette position était possible, et parfois même doutais de sa réalité; lorsqu’un soir, vers 23 heures, après plusieurs vaines tentatives au cours de la semaine, alors que j’avais déjà pris mon mélange de somnifères et que je songeais à nouveau au lotus, soudain la technique m’en apparut simple et, impulsivement, je me levai pour, sur-le-champ, mettre à exécution le mouvement visualisé — je m’assis dans le couloir, à côté du poêle à mazout, sous un tanka naïf du Népal, cadeau que la publication du tome II m’avait valu, et que je regardais à chaque fois que je passais devant mais que, maintenant, curieusement j’occultai — : en effet, il suffisait de détendre les articulations des chevilles et des genoux, d’ouvrir le bas du bassin, à l’articulation des cuisses; et il était possible d’amener le pied droit dedans la cuisse gauche, sur le pli de l’aine; et, en croisant le tibia gauche par-dessus le tibia droit, le pied gauche dedans la cuisse droite, sur le pli de l’aine : à peine la posture réalisée, je dus la défaire; mais son effet fut, d’une respiration, l’allégement : que, sur son axe, le corps instantanément réorganisé, système planétaire entrait en gravitation harmonieusement; inépuisable éclos, chaque soir désormais poursuivi, où je puisai; en sorte que, conséquence immédiate la plus tangible, alors qu’il m’avait fallu 2 ans pour le tome I, et 1 an pour le tome II, en 6 semaines j’achevai le tome III : initiées, il y a 4 ans, dans le submergement du Musset, par la dislocation, les Conférences, grâce au lotus qui s’était imposé, aboutissaient à une articulation de l’énergie offrant sur elle prise, viatique pour autre chose qui m’avait fait là-dedans m’engager.

  Groddeck m’avait happé à Paris, en 1963, aux vacances de Noël : Éric, un voisin du Pavillon Suisse, fils de pasteur avec qui j’avais étudié les lettres, m’avait prêté le Livre du ça, publié quelques mois plus tôt sous le titre Au fond de l’homme, cela; supposant que cela m’intéresserait puisque j’affichais un goût pour la psychanalyse où, toutefois, je cherchais d’emblée non l’orthodoxie mais des traverses; et cette lecture, le soir, dans le train entre Paris et Lausanne, m’illumina : s’il fallait comprendre toute maladie comme un oracle, le corps humain cessait d’être matériellement un objet pour devenir, essentiellement, l’espace où saisir dans sa visée l’esprit : son champ d’instruction; et je voulus lire maintenant le texte en allemand, quoique à aucun moment je n’eus l’idée d’acheter la réédition qui venait d’en être faite; de sorte qu’en juin 1964, de passage à Zurich, je trouvai non l’originale mais la seconde édition, de 1926, où figurait en appendice une publicité pour le premier livre de Groddeck — j’en ignorais l’existence —, le Chercheur d’âme, « roman psychanalytique » dont était reproduite la table des matières détaillée, manifestement vertigineuse : tandis que par le Fraenger, commencé en janvier, s’imprimaient les termes de la relation où le maître donne sens à son instrument, se découvrait soudain la cible pour laquelle se faire disciple; et la publication du Fraenger, en 1966, m’ouvrit l’accès à Groddeck : j’acceptai, pour proposer en contrepartie le Chercheur d’âme — que je n’avais encore réussi à trouver chez aucun libraire, allemand, suisse, hollandais —, de traduire du Binswanger, et, justement, il y avait en attente aussi un recueil de Groddeck, dont je me chargeai d’enthousiasme, avant même d’entreprendre le Binswanger et que, par l’intermédiaire de l’éditeur allemand — en 1968, alors que je m’engageais dans la démesure par les Œuvres complètes de Diderot —, me parvînt enfin un exemplaire du roman.

  J’imaginais de la drôlerie, c’était un saut dans un insoutenable que je ne pénétrais pas; mais si je répétais, à qui voulait l’entendre, que le livre était intraduisible, cela ne changeait pourtant pas mon engagement intérieur, par un acte de foi, précisément aveugle — où la réalité apparente n’entre pour rien —, de, coûte que coûte, le traduire : en fait, à aucun moment il n’avait été en mon pouvoir de décider; cela s’était imposé, telle une élection, à laquelle on peut uniquement acquiescer; seule étant laissée à l’appréciation personnelle la découverte des moyens d’y répondre, dans le temps voulu, au besoin de la vie.
/>   Lorsque l’édition des Œuvres complètes de Diderot fut terminée, en 1972; après que, dans l’essai sur le paradis, en 1974, j’eus mis en relation le royaume de Bosch et le corps de Groddeck; et alors qu’en 1976 le compromis que, dans l’essai sur la présence de la mort, sous les espèces d’une thèse, j’espérais maintenir échouait, l’idée m’était venue, en 1975 déjà, de demander à Margaretha Honegger, légatrice de l’œuvre de Groddeck — j’étais entré en contact avec elle en 1969, après la publication de la Maladie, l’art et le symbole —, les Conférences, manuscrit dactylographié que je n’avais pas songé à lire plus tôt et dont la publication, maintenant, me parut indispensable : j’y voyais l’accès au Livre du ça — ce qui n’offrait, à la réflexion, aucun intérêt puisque précisément ce livre-là était accessible —; en les traduisant toutefois, je découvris ce qu’elles avaient été pour Groddeck qui, dix ans auparavant, en 1906, avait rédigé le Chercheur mais, ne parvenant à lui donner forme satisfaisante par où s’en détacher, avait dû le laisser en suspens, jusqu’à ce que l’exercice des Conférences, entrepris d’aventure en 1916 et soutenu jusqu’en 1919, l’eût reconduit au Chercheur, origine à laquelle, par son accomplissement, il mettait un terme : aveuglément j’avais refait l’itinéraire de Groddeck dans son labyrinthe, pour en trouver l’issue, introuvable dehors, se situant dedans, inhumain surgissement au cœur d’un sujet.

  En attendant maintenant que le contrat du Chercheur soit établi dans les détails, j’entrepris, en septembre, sur une impulsion, de traduire le Pasteur de Langewiesche, bref feuilleton écrit par Groddeck en 1909, après le premier état du Chercheur — où le héros, n’ayant su empêcher la vente d’un Christ en bois par les villageois dont il était en charge, dans une crise d’illumination, sur la Croix dépossédée, pour lui restituer son poids vivant, crucifie son propre corps —; et, cette diversion terminée, début décembre, alors que je m’engageais enfin dans le Chercheur, qui me paraissait toujours insaisissable, je reçus de Florence, à titre de vœux, le texte qu’elle avait écrit sur Kazuo Oono dans sa représentation de la Argentina : en voyant sa photo, que je ne connaissais pas, j’eus un mouvement de répulsion, car ce n’était évidemment pas en sa bravoure la Argentina mais, affublé d’une robe de velours à traîne et d’un chapeau à plume d’autruche, telle que la momie de la mère fétichisée, dans Psycho, de Hitchcock, par Anthony Perkins travesti, un corps en son usure qui, s’offrant à l’irruption, livrait sa déchéance comme l’ultime recours en grâce.

  Cela faisait un an maintenant qu’en rompant j’avais récusé le choix fait pour moi par ma mère avant de mourir; comme tous les deux mois toutefois, Michèle avait appelé, et nous devions nous voir ce mercredi 17 décembre : d’abord je voulus lui montrer le deuxième cachemire que, juste à la fin du Pasteur, j’avais trouvé aux Puces — un carré jacquard de Marseille qui, néanmoins, m’avait sur-le-champ fasciné, dans la mesure où il constituait le pendant nécessaire du Jardin des Roses, opposant à ses 16 tourbillons de déconcentration dehors une sphère de concentration dedans, d’entrelacs rouges, flottant dans un losange d’éther gris métallique lui-même situé dans un carré vert et noir qui reprenait en ses coins les quartiers du globe central —; Michèle constata, en s’en détournant, « Je n’ai pas l’éclat de ton cachemire »; et nous allâmes au Buffet de la gare où, en fin de repas, officiellement telles des fiançailles, elle m’annonça qu’elle avait un nouvel ami; me mettant, par ce fait accompli, en demeure, si je voulais poursuivre, d’assumer mon propre choix; aussi quand nous nous séparâmes à minuit, je rentrai plein d’une fébrilité que les somnifères accrurent, si bien que, vers 1 heure et demie, je me relevai et sortis pour aller, place Saint-Gervais, dans les toilettes publiques en sous-sol où, depuis des années, je m’obstinais à chercher ce qui, déjà m’étourdissant dans la puanteur des pissotières à Paris, à 12 ans, échappant à ma prise me captivait — avant la Pentecôte, rentrant des cours de Zurich, vers 1 heure du matin, j’y avais rencontré quelqu’un qui ne me plaisait pas mais dont l’attente me toucha, ne me rendant pas compte qu’il était ivre et que, dans cet état, je l’envahissais de ma concentration sans objet, dont le déportement, le lendemain soir, quand je le revis, sous forme de passion subite d’abord me bouleversa, lorsque, sans transition, il m’interpella en allemand « Pourquoi es-tu si sot », puis me figea lorsqu’il continua en français « Tu es à moi, je veux ton corps, je veux ton âme »; et je l’avais chassé, pour tenter, quelques jours après, de le retrouver, en vain, hallucination dont je récusais l’accès en réalité —; cependant que maintenant, un voyou titubant surgi, en me voyant, m’était tombé à genoux.

  Il m’avait parlé d’un sevrage, d’une bouteille de whisky vidée là-dessus, et d’une bagarre où il avait déchiré la manche de son anorak; et, arrivé chez moi — dehors, il avait fallu attendre un taxi un quart d’heure, pendant lequel, par bouffées, pour ne pas tomber, il s’accrochait à moi —, il s’était affalé sur le lit, me demandant, avant de sombrer, surtout de le réveiller à 5 heures : quand le téléphone sonna, je ne dormais pas, mais il était inconscient; avec une serviette mouillée d’eau froide dont je lui frottai le visage je parvins enfin à le tirer du sommeil : il me regarda, puis, lentement resituant ce qui s’était passé, il émergea, soudain extasié, dans une transe dont il m’enveloppa par un mouvement d’adoration où je restai en stupeur : il était 7 heures et demie lorsqu’il se rappela qu’il aurait dû faire, à 6 heures, l’ouverture du bistrot où il travaillait encore 3 jours et téléphona à sa patronne pour lui demander de le remplacer, il arriverait sitôt qu’il aurait trouvé un taxi — dehors il neigeait —; mais, maintenant, il ne parvenait pas à dénouer les lacets des Clarks pourris que je lui avais retirés pour le coucher : je les lui pris alors des mains et à l’instant où, découvrant l’odeur qu’à son extrême, insoutenable, était le corps envahissant qui soudain me faisait intensément respirer, je m’agenouillais à ses pieds, il me releva d’un trait « Je te marie, t’as qu’à dire, où tu veux, quand tu veux »; et lorsqu’à 8 heures et quart, un taxi enfin obtenu, et rendez-vous pris pour le soir à 9 heures au Colibri, un bistrot en bas de chez lui, dans l’entrée sans pouvoir se détacher, il m’embrassa transporté « Je t’aime et je t’adore, et je suis très jaloux, et si tu me trompes je te tue », je découvris à mon enivrement, alors que c’était ce que je voulais connaître, persuadé qu’il devait y avoir une différence, qu’il n’y en avait, entre homme et femme, aucune, puisqu’elle s’abolit pour le corps en son exaucement échappé.

  Pendant le mois qui suivit, je ne le vis jamais que lorsqu’il était ivre : il téléphonait alors à l’improviste, au milieu de la nuit — toutes les fois où, quelle que soit l’heure, il appelait, il me tirait de l’inconscience du plus profond sommeil; alors que je restais sinon, à mon habitude, éveillé —, et, du bistrot où il traînait, prenant un taxi, surgissait dix minutes plus tard à la porte, génie sorti de sa bouteille, regard troué, corps phosphorescent; sans que je cherchasse — bien qu’il insistât, au début, que je le dérange — à jamais avoir prise sur lui, m’étant rendu compte, et ceci m’emplissait d’une exultation aiguë — celle qui, 3 semaines plus tôt, au moment de me lancer dans le Chercheur, m’avait enfin fait acheter les Psaumes de David, de Schütz, dont l’enthousiasme, à la première audition, il y a des années, m’avait subjugué, sans que j’eusse, jusqu’à maintenant, osé les écouter —, que, pour lui, je n’existais pas en réalité en dehors de l’ivresse; l’ascèse consistant à n’être que cela, qui faisait des deux corps en présence le simple lieu de passage d’un impersonnel communiquant qui, par l’abandon requis à son arbitraire me ravissant le corps, m’évacuait tout entier en cette dissipation dont, au téléphone, fin janvier, à la remarque que je lui faisais de sa discontinuité croissante, il constata abruptement : « Hollywood c’est fini. »

  Fin janvier, alors que le brouillon du Chercheur avançait rapidement, j’allai au théâtre du Caveau voir Moriaud, avec qui j’étai
s resté en contact, bien que la relation eût tourné court quand, après le Musset, m’ayant demandé ce qu’exactement je voulais, interdit, je n’avais su que répondre, cependant qu’il me pressait de choisir enfin, quel qu’il fût, un corps, à quoi, de mauvaise foi, je renâclais, prétendant y avoir satisfait par ailleurs; et, en coulisses, après la représentation du Point d’eau — où il jouait le gourou d’un groupe de rescapés de quelque cataclysme —, je lui relatais les événements lorsque Sandra, une Roumaine réfugiée, qui avait fait la mise en scène, la curiosité manifestement éveillée, m’invita à boire un verre avec la troupe, pour me proposer tout à trac — nous n’avions pas échangé trois mots — d’être, en février, dans son prochain spectacle, initialement conçu comme un montage sur le thème d’Antigone, le présentateur, puis, le cas échéant, dans la pièce de Sophocle, qui se donnerait en mai, le coryphée.

 

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