The Attraction of Things
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La pension « les Marronniers », maison de retraite juive située dans le quartier des Délices, à 10 minutes à peine de l’appartement, semblait idéalement convenir : mon père, en septembre, quand il l’avait visitée avec moi — affectant de croire que la solution avait mes suffrages, il manifestait une agressivité que, sur le moment, je ne démêlais pas —, enchanté, s’était déclaré impatient de s’y installer; et son entrée fut fixée au 4 octobre; dans l’idée toutefois d’assumer sans allocation les frais, et voulant éviter que la mesure ait un caractère irréversible — qui seul en eût permis le succès —, je projetai de sous-louer, à partir de novembre, l’appartement; or le 4 octobre, quand je conduisis mon père aux « Marronniers », en début d’après-midi, à l’épouvante qui se peignit sur son visage lorsqu’il vit les pensionnaires affluer pour le thé, il fut évident que jamais il ne s’y ferait; et le lendemain, à sa première sortie, par une chute il s’ouvrait l’arcade sourcilière droite; n’arrêtant dès lors pas de prendre des taxis pour se rendre aux urgences, ou monter chez moi, sitôt qu’il se fut convaincu que je n’avais pas de vie cachée qui m’aurait incité à le mettre en pension, dans une extravagance de sentiment; cependant que, spectaculairement, et alors que, malgré les vicissitudes, il était resté, immuable, un monsieur d’un certain âge, rattrapant 20 ans en 3 semaines, il devenait soudain un vieillard; tant et si bien que, l’appartement vidé de tous les effets personnels — les miens et ceux de ma mère, car ceux de mon père, je m’en aperçus alors, tenaient dans la valise de ses hospitalisations —, tels qu’ils s’étaient accumulés en 20 ans, et que j’avais laissés, sans y rien toucher à la mort de ma mère, pour un quotidien ainsi placé sous son égide, au moment même où j’avais trouvé un locataire, la mesure m’apparaissant intolérable, je proposai à mon père, s’il se croyait la force d’affronter le dépouillement, qu’il soit ce locataire; de sorte que, le 29 octobre, il retournait dans l’appartement, alors frappé — je l’en avais averti, mais il n’avait pas enregistré — que le voisin eût disparu — le jour où mon père entrait aux « Marronniers », il avait déménagé —; tenant pourtant jusqu’au 4 novembre, date de son 82e anniversaire, pour, le lendemain, tomber sur la hanche droite et apparemment se blesser, puisqu’il ne pouvait faire un pas sans fléchir et retomber sur le même côté; refusant avec violence toutefois une hospitalisation que, le lundi, comme il ne parvenait plus à se lever, le médecin prescrivit; mais la radio ne révéla aucune lésion : le lendemain de son admission à Thônex, il marchait sans difficulté, reprenant des forces cependant qu’avec le service des soins à domicile j’organisais un ultime encadrement — cette fois une infirmière aurait les clés de l’appartement et viendrait le matin l’aider au lever, tandis que je continuerais de vaquer à l’ordinaire, midi et soir —; mais à son retour, le 6 décembre, il ne put admettre en réalité l’intrusion si longtemps hallucinée et se laissa envahir aussitôt par l’obsession excrémentielle, dont le caractère d’orgasme m’apparut enfin, le jeudi 16 décembre, lorsque, rentrant le soir à 7 heures, je le trouvai dans le fauteuil de ma mère, les membres défaits, sur le visage un soulagement tel que dans sa dépense il était douteux qu’il eût conservé la force de se ressaisir d’une absence dont il n’émergea, le lendemain — vacillant tout le jour, le soir il gisait, immobile, sur le tapis bleu du salon —, qu’à ma question, que je le conduise aux urgences, d’un ton d’évidence alors me regardant : « n’y a-t-il pas assez de raisons. »
Le mercredi 22 décembre, aux Puces, chez Mme Inès, je trouvais, pour 450 F, un lot d’une vingtaine d’albums 78 tours — 200 disques électriques, des « advanced copies » à nouveau, des années 1932 à 1938 —, morceaux instrumentaux mais aussi mélodies : quintessenciée en quelques oeuvres, la musique, dont je m’étais défait en octobre, au moment du débarras de l’appartement, où, si j’emportai les 78 tours — enregistrements acoustiques en majorité, qui, par la contrainte de leur abréviation, plutôt que la musique conservant le projet d’un artiste, étaient idéalement des traces —, je renonçai à la collection de 1 600 microsillons, liée à la vie telle qu’elle s’était organisée en ces 20 ans avec mes parents : un répertoire surtout lyrique — inauguré avec Mozart, par les Noces, en 1959; poursuivi avec Verdi, et la Traviata, en 1961, il avait abouti à Rossini, culminant avec Bellini; la dernière découverte ayant été, en automne 1977, Lucrezia Borgia, de Donizetti, somptuosité crépusculaire —, où, parmi une somme de 200 interprétations, chaque dimanche en début d’après-midi, entre le thé et le café, je choisissais un opéra, rituellement écouté — près de la cheminée du hall, dans son fauteuil, ma mère sommeillait, cependant que, sur le canapé en face, j’étais étendu, recroquevillé, et que mon père, faisant la sieste dans le salon, après la retransmission du tiercé au transistor, selon les rapports s’éclipsant plus ou moins brièvement, nous rejoignait en fin de représentation, alors sur la même ligne que moi, tandis qu’il était, sur l’autre axe de l’angle droit, situé dans le prolongement de ma mère au commencement de l’opéra —, auquel je n’avais plus touché depuis la mort de ma mère, pour, dans l’élan du Chercheur, amorcé avec les Psaumes de David, de Schütz, explorer, dernier domaine qu’en l’occurrence j’ignorais, la polyphonie de la Renaissance, pénétrant, stupéfait, le sublime : messes et motets — de Dufay, Josquin, Morales, Victoria —, où la voix, sans plus le support d’un instrument autre qu’elle, devient essentiellement construction du divin par l’être qui, articulant l’impersonnel dans le jeu des nombres, en transport se résout; mais ne parvenant à opérer la dépossession, un matin d’octobre, dans son magasin, j’en parlai, perplexe, à « J-Sonic » qui, en partie sous mon impulsion, s’étant ces dernières années recyclé dans le lyrique, pour 15 000 F se déclara preneur : la veille de conclure toutefois, je discutai encore et, puisqu’il la disloquerait, le dissuadai de prendre la collection, pour la donner, alors soulagé, à Anne-Lise, seule admise, une fois, au concert dominical — c’était, par Callas, la Somnambule —; ainsi réinvesti cependant de ce dont je m’étais dépris, le 25 décembre devant mon père — en ces quelques jours à Thônex s’étant remis, il avait obtenu une sortie, et nous avions déjeuné au Richemond —, pour le premier concert qu’il fallait faire chez moi, trouvé dans le lot, je jouai de Mozart un air, Vorrei spiegarvi, oh Dio, que je connaissais sans l’avoir jusqu’alors par Ria Ginster, dont la voix, dans le cristal à l’extrême conduite, saisissant en son éclair la folie lyrique, à l’aigu perçait l’humain.
Le mardi 22 mars 1983, lorsque j’allai en début d’après-midi à Thônex, mon père était inconscient : pour enrayer la broncho-pneumonie par laquelle, depuis une semaine, il s’épuisait, on essayait un troisième antibiotique, en ultime recours — le 16 mars, lorsque j’étais arrivé à son chevet, il m’avait regardé « Quand partons-nous », pour se détourner sans attendre de réponse; me faisant ainsi comprendre le changement qui m’avait frappé samedi 12, où, contrastant avec l’amélioration de ces derniers temps — il avait recommencé à lire, terminant en trois jours la Marche de Radetzky, de Joseph Roth, que je lui avais trouvé, pour 1 F, chez Csillagi, aux Puces; et, le lundi 7, il était venu, pour mon 42e anniversaire, chez moi, portant enfin les mocassins que je lui avais achetés, aux soldes de janvier, au « Carnaval de Venise » — ma mère avait toujours souhaité qu’il s’y habillât, mais il ne voulait pas; et c’est seulement aux soldes de juillet qu’il avait consenti à s’y fournir d’un costume d’été, gris rayé de vert pâle, qui lui seyait admirablement; cependant qu’en novembre nous y avions choisi un chapeau pour son anniversaire —, lesquels il se refusait à étrenner à Thônex —, je l’avais trouvé non pas m’attendant à l’entrée, en bas, mais à l’étage, chaussé de mocassins jaunes ne lui appartenant pas, secoué d’un tremblement dont je ne voulus pas tenir compte, insistant pour aller à la cafétéria, d’où, après un quart d’heure — « changeons de café » —, je le ramenai, ses jambes se dérobant, jusqu’à la chambre commune; sur le moment m’expliquant son �
�tat par la réponse négative des « Tilleuls », qu’il avait sue la veille — le 18 décembre, à son admission, l’hôpital avait accepté de le laisser en paix 6 semaines, pour, ponctuellement le 2 février, refusant de le garder imprécisément en observation, prendre en main la question de son placement, lui faisant visiter une pension à Veyrier, en négligeant que le voisinage du cimetière israélite déviait ce choix; tandis que, par la raison que la direction allégua — il faisait trop de bruit avec sa canne —, manifestement mon père — et son impatience, tout ce mois, à attendre la décision rétrospectivement l’attestait —, en trichant avait là-bas joué son va-tout —; car, le 16, tel qu’il m’apparut, lorsque je le vis, la nuque saillante, dans son lit, la mort était surgie — le matin, l’assistante sociale m’avait appelé : on voulait le mettre à Loëx, l’hospice cantonal; j’avais coupé, qu’on attende, il était malade —, un mouvement me traversa d’acquiescement; et, sans se laisser détourner par les améliorations provoquées, il s’y était rendu — nous nous étions parlés, pour la dernière fois, vendredi 18 : en me voyant arriver à l’improviste, il m’avait embrassé avec un élan qui me surprit et, pour que je m’en pénètre, à ma question, comment il allait — il n’avait pas de fièvre —, de la tête avait souligné « bien »; convenant qu’il suffisait que je vienne un jour sur deux, puisque désormais il fallait prendre patience; et dimanche — une septicémie s’était déclarée samedi, jugulée par un changement d’antibiotique — il dormait, quand j’étais venu, si paisiblement que je ne l’avais pas réveillé; la fièvre reprenant lundi —; de sorte que maintenant, à 14 h 30, en le quittant, de la main gauche je lui serrai le bras, m’apercevant, lorsque je croisai dans la rue, près de chez moi, l’infirmière de la Croix-Rouge qui, depuis un an, avait soutenu les tentatives de maintien à domicile, que le passé m’échappait en parlant de lui; cependant que le soir, après le lotus me couchant, peu avant minuit je sombrai dans une inconscience dont le téléphone me tira : mercredi 23 mars, à 1 h 05, était intervenu le décès.
Le samedi 23 avril j’allai aux Puces en me disant que ce que je trouverais serait le signe de mon père, et, comme j’arrivais devant le banc de l’Ange du Bizarre, à qui précisément, il y a 7 ans, j’avais spécifié les tons du cachemire qu’idéalement je souhaitais, Sabine dépliait par terre, pour y disposer ses objets, troué mais rutilant, le cachemire, que j’eus pour 160 F : un carré brodé où se dessinait, ourlée de noir, occupant l’espace dans sa plénitude, une croix de saint André dont les branches dardaient en leur pointe une croix élongée en coupoles — blanche, noire, vert et bleu turquoise —, pour, à leur jonction, autour du cœur noir formé d’un carré croisé d’un losange, assembler 8 tourbillons concentriques, de pierre précieuse et de chair tout à la fois : vermillon, jaune, violet; s’empourprant au regard, d’une flamme pénétré.
27 avril – 11 mai 1983
la perle
LE MERCREDI 27 AVRIL, aux Puces, au banc d’Audéoud, chez qui j’avais trouvé, il y a un an, le cachemire de l’Ange, j’avais aperçu, en lambeaux, un cachemire encore, sans vouloir le regarder; mais, deux semaines plus tard, comme il était toujours là, m’approchant, je découvris que, carré tissé d’une pièce, c’était le modèle du cachemire de Marseille que, juste avant de m’engager dans le Chercheur, dans le besoin d’opposer aux volutes du Jardin des Roses s’épanouissant un point de recueillement, j’avais pris, tout en sachant que, copie, il était une approximation; sans songer que l’original, existant, viendrait — elle en voulait 30 F, mais soudain, rabattant le prix, me le laissa pour 25 F, moins que rien, ne me permettant même plus de ne pas l’emporter —; de sorte que je l’accrochai dans la chambre à sa place depuis plus de 2 ans assignée; et le dessin, dégagé des ajouts qui l’offusquaient, maintenant m’en apparut — argent, noir et rouge, mêlé d’ocre et de vert, pâle et sombre, sans trace de turquoise — : cœur plein d’une enchâssure que son cloisonnement identifiait à la prédelle — quatre fois répétée — d’un retable, dans l’espace noir tellement élimé qu’il en devenait intangible flottait, initiale et ultime exactement se confondant, une goutte de sang, une perle, où, depuis le centre, tels les cercles que sur le miroir de l’eau laisse, y plongeant, un caillou, d’argent se déployait un papillon, qui me résolut à faire le lotus non plus dans le couloir sous le tanka du Népal mais ici, le dos au Jardin des Roses, le profil dans la visée de l’Ange, devant la rosace dont le filigrane en son essor étanchait, rosée de l’impondérable.
l’orient
DEPUIS, VOULANT M’EXPLIQUER, je ne puis m’expliquer sans, faisant irruption, la joie
Copyright © 1985 by Roger Lewinter
Translation copyright © 2016 by Rachel Careau
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The Attraction of Things was originally published in French as L’attrait des choses: Fragments de vie oblique in 1985 by Éditions Gérard Lebovici, Paris.
Published by arrangement with the author.
First published as New Directions Paperbook 1357 in 2016
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eISBN 9780811226103
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Table of Contents
The Red G&T from Saint Petersburg, August 15 – October 11, 1980
The Find of a Life, May 26–28, 1982
Duino, June 12, 1982
La Argentina, February 1980 – February 1982
Alexandre Brongniart, May 1982 – April 1983
The Pearl, April 27 – May 11, 1983
The Orient of a Pearl
le G. & T. rouge de Saint-Pétersbourg, 15 août – 11 octobre 1980
le lot d’une vie, 26–28 mai 1982
Duino, 12 juin 1982
la Argentina, février 1980 – février 1982
Alexandre Brongniart, mai 1982 – avril 1983
la perle, 27 avril – 11 mai 1983
l’orient
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