by Lee Nicols
— Les toilettes sont dans la cuisine, me signale aimablement Maya, au cas où je ne l’aurais pas remarqué.
Je n’ai pas réussi à la convaincre de ne pas venir. Je range mes achats tandis qu’elle glousse en visitant le trolley.
— La notion de « bloc intégré » a été portée à son summum !
Je lui jette un regard mauvais et lui intime de déguerpir (mais de ne pas oublier de passer me prendre demain avant d’aller travailler, afin de me laisser sa voiture, ni de changer le message sur son répondeur et donner mon nouveau numéro, ni de prévenir Brad que je vais avoir besoin d’aide quand on va livrer mon fauteuil IKEA).
Je ne sais pas si elle a entendu. Fascinée, elle contemple mon appareil trois-en-un : cuisinière/réfrigérateur/évier.
— Ça fonctionne ? demande-t-elle.
— Bien sûr.
En fait, je ne l’ai jamais mis en marche.
J’ouvre la porte du frigo. C'est froid. J’ouvre le robinet — l’eau coule. Je tourne le bouton d’un feu. De la fumée s’échappe.
— Eh bien, dit-elle, ça va tenir les moustiques à l’écart.
— Une quatrième fonction pour ce truc, dis-je. C'est magique.
Nous achevons de déballer les affaires, puis Maya, qui n’arrête pas de pouffer, part travailler. Je l’arrête sur le chemin de la sortie.
— Dis-moi la vérité. Trouves-tu que c’est comme vivre dans un mobil-home ?
— Non, pas du tout.
Elle referme la porte derrière elle et crie :
— Un mobil-home serait préférable !
Ce n’est que deux minutes plus tard, quand je suis seule, que je trouve quelque chose à répondre. Je m’affaire dans le wagon, tentant de m’y sentir chez moi, de repousser mon sentiment grandissant de solitude et d’ignorer la poussière incrustée. Je monte mon nouveau bureau, puis démonte ce qui ne colle pas, puis le remonte et c’est parfait ! Je rayonne de satisfaction d’être aussi adroite et autonome. Je lève les yeux. Dehors, il fait nuit noire.
J’ouvre la porte avec précaution. Le charmant jardin d’agrément s’est transformé en un horrible marécage saumâtre. Je verrouille la porte. Ferme les rideaux. Attrape l’un de mes couteaux IKEA, juste au cas où. Je m’enroule dans ma nouvelle couette en faisant semblant de feuilleter Marie Claire.
Le vent fait crisser les branches contre le trolley, mais je parviens à ne pas hurler. Souvent, je m’imagine que j’évolue dans un film. Ce soir, c’est Massacre à la tronçonneuse à Santa Barbara. J’allume toutes les lumières, puis réalise que cela transforme le trolley en un phare perçant les ténèbres. En un rien de temps, l’endroit va grouiller de papillons de nuit et de violeurs. J’éteins tout. C'est pire.
Je regarde une rediffusion de Ma sorcière bien-aimée sur la petite télé que Maya m’a prêtée. Je monte le son à fond. Ce n’est pas suffisant. Une rafale de vent fait hurler les branches en un crescendo terrifiant. Quelque chose claque sur le wagon.
Ce n’était pas une branche d’arbre. Peut-être quelqu’un qui aurait frappé. Mme Petrie semble bien le genre à frapper d’un coup sec comme un coup de règle sur les phalanges d’un élève récalcitrant.
J’entrouvre la porte et glisse un œil dehors. A part les marécages menaçants, rien. Sauf un truc noirâtre au pied des marches.
Un écureuil mort.
Horrifiée, je porte les mains à ma gorge, telle une héroïne victorienne bon teint, égarée par mégarde à une représentation des Monologues du Vagin, qui pèse intérieurement les mérites respectifs de l’évanouissement et de la crise de nerfs.
La cellule photoélectrique de la grille des Petrie s’allume, et je distingue l’ombre d’un gamin rondouillard qui regagne les ténèbres. Dennis la Menace.
— Hé ! je crie. Sale gosse !
Je l’attraperais bien pour l’étrangler, mais il me faudrait quitter la sécurité relative de mon mobil-home. De mon trolley.
— T’aime chercher la petite bête, hein ? crie-t-il. En voilà une.
Je réponds d’une bordée d’invectives bien senties avant de claquer la porte. Sur l’écran, des lignes noires strient le visage de Samantha. Je me demande ce qu’il lui arrive. Je me demande ce qui m’arrive.
11
Le téléphone sonne à 9 h 12, me tirant d’un cauchemar marécageux.
C'est Bob de chez Volkswagen. Quand on y pense, vendeur de voiture, ce n’est pas si mal. En plus, il connaît mon dossier et m’appelle quand même.
— Bob, dis-je. Bob. Labobinette cherra. Robert. Robbie. Rob. Il y a énormément de petits noms possibles.
Silence au bout du fil.
J’envisage de dire « Bobby ».
— Euh, on m’appelle simplement Bob, finit-il par articuler. Je pense à vous depuis la semaine dernière.
— Oh, vraiment ?
La Nouvelle Elle sait se faire désirer.
— Oui, j’ai ce véhicule limite épave qui est arrivé. Mon patron ne veut pas que je le mette sur le marché. Alors comme je sais que vous cherchez quelque chose d’abordable…
— « Limite épave » ?
— C'est quand même une BMW. De 1974. Quasiment collector, une automobile de luxe. Mais ça ne vaut pas le coup de l’envoyer à Los Angeles pour la vendre aux enchères.
— Vous avez une voiture que vous ne pouvez pas vendre alors vous avez pensé à moi ?
— Ouais. Ça vous intéresse ?
C'est insultant.
— Combien ?
— Je vous la laisse pour rien. Mille cinq cents. Mille cinq cents ! C'est un gros trou dans mon magot monstre. Mais j’ai besoin d’une voiture.
— Je peux venir la voir ce matin ?
— Pas ce matin. J’ai de vrais clients qui viennent. A 14 heures ?
De vrais clients.
— 14 heures, d’accord.
— En fait, 15 heures me conviendrait encore mieux.
Je soupire.
— 15 heures alors.
Je raccroche et vérifie immédiatement ma boîte vocale pour voir si personne n’a appelé pendant que j’étais au téléphone… J’ai un message ! Ce n’est même pas Maya. C'est une chaude voix masculine.
— Eleanor Medina, dit la voix chaude et masculine. Vous avez été dure à trouver. C'est Carlos Neruda. Nous ne nous sommes pas rencontrés… pas encore. Mais j’ai entendu parler de vous, et j’aimerais vraiment vous parler. Mon numéro est le…
Il s’interrompt et je réalise qu’il a la voix d’Antonio Banderas. Je vais m’astreindre à attendre dix ou onze secondes avant de le rappeler.
— Non, à la réflexion, c’est moi qui vous rappellerai. A bientôt, Eleanor Medina.
Ah ! Prends ça, Bobby ! Tu n’es pas le seul véhicule sur le marché.
Les meubles IKEA arrivent à l’heure pile. Brad aussi, arrive à l’heure pile. Peut-être Brad est-il suédois ? Peut-être Brad s’appelle-t-il Bräd ?
J’ai acheté un fauteuil de lin blanc. Je suis très contente d’avoir pris la décision mature, adulte, de choisir du blanc. J’ai d’abord craint que ce ne soit comme un T-shirt blanc : un aimant pour glace au chocolat, sauce tomate, café, taches mystérieuses. Je suis restée à le contempler en bavant, comme un chien devant un barbecue, jusqu’à ce que Maya ne me trouve. Pour lui prouver qu’elle avait tort, j’ai décidé que la Nouvelle Elle était assez adulte pour gérer du lin blanc. Je suis heureuse de ma décision — cela tranche joliment avec le rouge pompier écaillé des murs du trolley.
— Tu es certaine que tu le veux à cet endroit ? demande Brad, après l’avoir déplacé plusieurs fois.
S'il n’était pas parfait, il craquerait. Mais il est parfait, donc je ne m’inquiète pas.
— Certaine. Merci, Brad, tu es un ange.
Il bredouille de façon attendrissante, puis remarque le bureau que j’ai monté la veille. Il arrange les parties qui ne collent pas, monte les poignées, emboîte les côtés et ajuste les deux tiroirs qui refusaient de fermer. Je pense un moment à me vexer du fait qu’il me croit incapable de le faire
moi-même. Mais en réalité, les hommes adorent s’adonner à ce genre d’exercice. Pourquoi les priver de ce plaisir ? C'est l’équivalent du shopping. Il fait joujou, je fais du shopping, et nous sommes tous les deux très heureux. Peut-être remercierai-je Brad en lui offrant une paire de chaussures.
Mais je me souviens que j’ai un cadeau bien plus précieux pour lui. Cela m’oblige à le cajoler et à gémir un peu quand il parle de retourner travailler, mais finalement je parviens à l’entraîner chez Bob. Ça ne lui prend que cinquante minutes, et moi j’obtiens la BM pour mille dollars, tout rond. Taxes, carte grise et tout ça compris. Apparemment, mille cinq cents, c’était beaucoup trop.
Ne le dites pas à Andrea Dworkin, mais c’est bon d’avoir un homme sous la main. Je sangloterais bien sur Louis et sa cruelle absence, mais, franchement, Mister Perfection assure bien mieux, avec tous ces trucs de mec, que Louis ne l’a jamais fait. Et j’ai Brad sous la main, même si c’est par intérim. Donc tout va bien.
Je fais un crochet pour proposer à Maya une virée dans ma BM quasi volée et lui demande si une multipropriété l’intéresserait.
— Brad est assez résistant pour deux.
Elle rit.
— Ne compte pas sur un remake de Jules et Jim à l’envers. Je fixe la limite au montage des meubles et à l’achat des voitures.
— C'est d’un vieux jeu ! Si tu étais jeune et dans le coup, tu partagerais.
— Si tu étais jeune et dans le coup, Elle, tu te ferais percer bon nombre des endroits tendres de ton corps, et tu coucherais avec des filles. Mais si les hommes t’intéressent toujours…
— Comment ça ?
— Je pense à un ami de Brad. Une affaire lui aussi, sûrement — c’est Brad, mais en latino.
— Quel homme ?
— Tu sais le type au bar l’autre soir ?
Poil de carotte ! Je fais semblant de ne pas comprendre.
— Neil ? Monty ?
— Celui qui n’arrêtait pas de parler de chicagos. Il a demandé après toi.
— Il a demandé quoi ? Si j’étais sous traitement ?
— Des trucs. C'est un architecte. Il se demandait si j’avais déjà songé à refaire le décor.
Elle attend que je la supplie pour en savoir davantage, alors je feins le détachement.
— Oui, j’ai vu qu’il étudiait les lieux.
— Je lui ai dit que je n’en avais pas les moyens, et que papa ferait une crise cardiaque si je faisais repeindre les murs. C'est pour ça que je laisse ces photos d’anciens villages juifs. Mais j’envisage d’enlever les néons. Ceux qui cachent les lucarnes. Et…
En montant Carrillo Hill, je change brutalement de vitesse.
— D’accord, d’accord ! Que lui as-tu dit ? Je veux dire à mon sujet !
— Hmm…
Je la fusille du regard.
— Devine comment il s’appelle, dit-elle dans un sourire.
— Théodore Bundy.
— Tiens, il m’a donné sa carte.
Elle la sort de son sac et me la tend.
C'est une carte classe. D’un blanc glacé, avec son nom, son titre « Architecte », et un numéro de téléphone en caractères bâton, noirs, gravés en relief.
Il s’appelle Merrick. Louis Merrick.
— Regarde la route ! hurle Maya.
Crissement de pneus.
Heureusement que les BM sont ce qui se fait de mieux.
Après que j’ai convaincu le gentil vieux monsieur qu’il était inutile d’échanger les coordonnées de nos assurances, Maya se rappelle un important rendez-vous avec son canapé. Je conduis, très prudemment, jusqu’à chez elle.
— Alors ? je demande quand nous sommes arrivées et qu’elle a repris une teinte normale. Qu’en penses-tu ? De la voiture ?
— C'est... vraiment une BMW.
— C'est en 1974 que sont sortis les feux arrière carrés, dis-je avec fierté. C'est Bobby qui me l’a dit.
— Super, dit-elle, peu impressionnée.
Elle ne pourrait pas se montrer un chouia plus enthousiaste ? C'est la première voiture que je m’achète. Ce n’est peut-être pas une Passat, ni même une Jetta, mais c’est la mienne, et je suis bien décidée à ce qu’elle me plaise.
— Elle est super, répète-t-elle, avec un peu plus d’enthousiasme. C'est rapide, c’est rigolo et les BM sont censées rouler pour l’éternité.
— Merci.
— La couleur ne te dérange pas ?
Bon. Elle est orange vif — presque assortie aux cheveux de l’architecte — et avec son intérieur noir, elle ressemble à un char du défilé de Halloween.
— Elle me plaît.
— C'est mignon, dit-elle en fermant la portière derrière elle. Octobre approche. On te trouvera des autocollants noirs…
Je passe la première, et démarre à vitesse BMW, poursuivie par son rire qui entre par la vitre.
Comme une avare, je regagne mon repaire pour compter mes sous. J’envisage de faire repeindre ma voiture. Pas parce qu’elle ne me plaît pas, juste pour faire les pieds à Maya. Il me reste cinq cent soixante-dix dollars, environ. Cela semble peu, mais j’ai un appartement, si on veut, une voiture, si on veut, et le mec de Maya, vraiment si on veut. Et mon appartement est équipé. Si on veut.
Et j’aurai bientôt un emploi. J’ai répondu à une annonce pour un poste dans le développement — et j’ai rendez-vous demain. Je ne sais pas trop comment m’habiller. D’un côté, je ne veux pas paraître trop élégante. D’un autre côté, si le développement consiste à collecter des fonds, on attend probablement de moi que j’aie mes entrées à Montecito, et donc le look de l’emploi. D’un troisième côté…
D’un troisième côté, une horrible éclaboussure noire s’étale sur mon précieux fauteuil de lin blanc ! Noire comme du goudron, une vilaine tache de Rorschach sur l’accoudoir. J’humecte mon doigt, dans l’intention de réparer les dégâts, et découvre que la même substance recouvre ma main. Une saleté d’un noir d’encre. De l’huile de la BM ? Je vérifie mes chaussures. L'une des brides est tachée, mais pas les semelles.
Je retrace mon trajet jusqu’à la porte d’entrée. Cherche partout. Aucune trace d’un liquide noir. J’ouvre la porte pour sortir vérifier la voiture. C'est là. La poignée de la porte. Enduite d’encre noire.
Non, pas de l’encre. Tout mais pas de l’encre. Café, chocolat, vin rouge, mais par pitié pas de l’encre. Elle vient d’où d’ailleurs ? D’un stylo ? Je regarde en l’air, comme si je m’attendais à ce que le ciel ait des fuites d’encre, quand j’entends bouger les buissons tout proches. Le temps d’un flash, j’entrevois une silhouette juvénile.
Ce sale petit con de Dennis la Menace a enduit d’encre la poignée de ma porte.
Je fonce à sa poursuite. Ce petit voyou est peut-être dodu, mais il est rapide. Je l’attrape par le T-shirt mais il s’échappe. Je plonge dans les buissons à sa poursuite quand j’entends Mme Petrie qui m’appelle depuis la fenêtre de sa cuisine. Elle me crie que j’ai de l’encre sur ma jupe… et de ficher le camp de son genévrier.
12
Mon premier entretien d’embauche :10 heures au planning familial.
Je choisis le tailleur Armani en soie lavande que Louis m’a acheté sans le vouloir à New York. Je me coiffe, me maquille, en moins de cinquante minutes, je suis prête. Bon score. Il me reste un quart d’heure pour atteindre le centre-ville. Je gagne ma voiture sans encombre — étonnant. Elle démarre. Je trouve une place de parking juste en face de la clinique. Quand je pénètre dans les locaux, j’ai encore cinq minutes devant moi.
Je souris gracieusement à la jolie Mexicaine du guichet — non que ce soit une réaction instinctive devant les jolies adolescentes — et explique que j’ai rendez-vous. Elle acquiesce et me tend une fiche.
Je m’assieds sur l’un des canapés collants, près d’une corbeille remplie de préservatifs, et fais semblant de me concentrer sur le formulaire de candidature tout en étudiant la concurrence. Une femme remplit le même formulaire. Elle porte un tailleur bl
eu roi manifestement en polyester. J’ai de la peine pour elle, alors quand nos regards se croisent, je lui dédie un sourire encourageant avant de revenir au questionnaire.
Nom : Elle Medina
Date de naissance : 21 novembre
Profession : future coordinatrice du développement au planning
familial
Situation familiale : séparée de son fiancé
Profession du conjoint : avocat très bien payé
Traitement médical en cours : aucun
Avez-vous déjà fumé des cigarettes ? Oui (X) Non ( )
Mais juste durant ma première année de fac
Consommation actuelle d’alcool :
Nombre de verres par semaine : variable entre 1 et
15
Blessures graves : fracture du poignet
Si oui, décrivez : ai voulu prouver en sixième à Jamie Erheart qu'elle
n'était pas la seule capable de réussir des sauts périlleux arrière
Suivez-vous un régime spécial ? Oui (X) Non ( )
Si oui, décrivez : régime brûleur de sucre, Zone, Not-Zone et le
célèbre régime d'une nuit des célébrités de Hollywood
Pratiquez-vous régulièrement la palpation de vos seins ?
Oui ( ) Non (X)
Date du dernier frottis : trois ans
Normal : oui (X) Non ( )
Etes-vous actuellement sexuellement active ?
Oui ( ) Non (X)
Votre vie sexuelle est-elle actuellement satisfaisante à vos yeux ?
Oui ( ) Non (X)
Voudrais être actuellement sexuellement active
Combien de partenaires avez-vous eus cette année ? 1