by Lee Nicols
Je lui tends à contrecœur la plus petite des crevettes.
— Quand j’étais gosse, je trouvais que les crevettes avaient le même goût que mon pouce.
— Ce qui explique, dis-je, que votre petit frère soit surnommé « le gaucher ».
Nous trouvons tous les deux ça drôle, et la tension entre nous s’apaise. Je lui pose des questions sur sa famille, et il répond tandis que nous mangeons — tous les deux dans son assiette. Je lui parle de ma famille, tout en tentant de défendre mon repas de demain contre les incursions de sa fourchette.
Quand le serveur vient desservir, je demande à ce qu’on emballe la nourriture qui déborde de mes assiettes dans des doggie bags. S'il me demande quelque chose, je prétendrai posséder un superbe lévrier afghan pure race. Il ne me demande rien. Alors je lui dis de rajouter un bout de pain pour mon chihuahua et d’apporter la carte des desserts.
— Vous avez à peine mangé, dit Merrick. Comment se fait-il que vous ayez envie de dessert ?
— Mon compartiment à dessert est vide. Je prendrai le tiramisu.
— Seulement un déca pour moi, dit Merrick.
— Et lui prendra la crème brûlée.
Merrick règle l’addition, et nous nous retrouvons dehors, un peu embarrassés, incertains de la suite des événements. Trop de temps s’est écoulé depuis mes derniers rendez-vous. Je suis un peu ivre et prête à rentrer chez moi.
— J’ai passé un agréable moment…
Je transfère mon doggie bag rebondi dans ma main gauche et lui tends ma main droite.
— Merci infiniment.
Au lieu de la serrer, il prend ma main et la garde dans la sienne.
— Est-ce que votre compartiment boisson est plein ?
— Euh…
— Venez prendre un verre. Je suis même prêt à retourner chez Maya.
— Shika n’est pas si mal que ça.
Et pour étayer ce mensonge éhonté, j’accepte de l’accompagner.
Une fois dans les ténèbres de Shika, Merrick fait mine de choisir l’intimité d’un box, et moi la sécurité du bar. Une minute plus tard, il me rejoint.
— Maya, tu connais Merrick, dis-je comme si nous ne nous trouvions pas là deux heures auparavant.
— Je le connais assez bien pour l’appeler Louis, dit-elle.
Elle est belle et fraîche comme une rose. Je n’ai pas vérifié mon maquillage depuis des heures. Je me sens comme une guenon bouffie.
— Elle insiste pour m’appeler par mon nom de famille, dit Merrick, sans doute dans l’espoir que Maya lui explique pourquoi.
— Vraiment ? répond-elle. C'est curieux.
Pour changer de sujet, je demande :
— Que voulez-vous boire ? Je penche pour du schnaps.
Je regarde en direction des bouteilles derrière le bar.
— On dirait que tu as assez bu, dit Maya.
Je proteste.
— Je viens de manger.
Merrick glousse et Maya nous verse des bières. Pour une fois, le tabouret de Monty est vide.
— Comment connaissez-vous Monty ? je demande à Merrick.
Je vis dans la crainte que la conversation ne tarisse.
— Tout le monde connaît Monty. La moitié de Santa Barbara lui appartient. Mon bureau se trouve dans l’un de ses immeubles. J’ai effectué quelques travaux pour lui.
— La moitié de Santa Barbara lui appartient et il passe ses journées ici ?
Merrick hausse les épaules.
— C'est un personnage. Une fois, il s’est battu à coups de poing avec John Wayne.
Il me raconte l’histoire, mais je n’écoute pas vraiment. Je finis ma bière et attrape la sienne, mais il la met hors de portée. Je ne suis pas fière. Je boude jusqu’à ce qu’il m’en offre une autre.
Quand j’ai fini la seconde, je louche légèrement. Mais reste malgré tout vive et charmante. Je reprends ma respiration, et Maya fait promettre à Merrick de me reconduire chez moi.
— Je ne suis pas si ivre que ça…
Et c’est vrai. Je suis juste nerveuse.
— … Raccompagnez-moi jusqu’à ma voiture. Je suis garée à deux rues d’ici. Le temps d’y arriver, je me sentirai très bien.
— Elle… commence Maya.
— Si je ne suis pas bien à ce moment-là, Merrick me ramènera chez moi.
Vu mon comportement, j’aurais pensé qu’elle était prête à me voir mourir de mort violente.
En me raccompagnant à ma voiture, Merrick parle de l’amitié qui nous lie, Maya et moi.
— Ma meilleure amie. Depuis le jour où j’ai fichu une raclée à Ricky Parker en cinquième, parce qu’il l’avait traitée de « grosse ».
Je manque tomber à cause d’un trou dans le trottoir. Merrick me rattrape, me retient contre lui et je tourne mon visage dans son cou.
— Vous sentez bon.
— Vous êtes sûre que ce n’est pas la pizza que vous sentez ? dit-il avec un sourire comme nous passons devant une pizzeria.
Je m’écarte, paniquée.
— Oh ! mon doggie bag !
— Il est là.
Dans son autre main. Il est vraiment super. Et architecte. Et doué avec le riz.
— Vous me plaisez, je déclare en me nichant contre lui.
Il m’embrasse. Un doux baiser léger. Délicieux. Nous nous embrassons encore, et marchons, et j’ai la tête qui tourne.
— Ma voiture est juste là.
Est-ce que je dois lui demander de venir chez moi ? J’ai envie d’être serrée dans des bras. Je lève les yeux vers lui, et tente d’ignorer ses cheveux infernaux qui m’éblouissent.
— Dans ce parking-là ? Celui avec la sortie cadenassée ?
Je me retourne. Une chaîne bloque la sortie.
— C'était ouvert quand je me suis garée.
Il effleure ma tempe de ses lèvres et murmure à mon oreille.
— Laissez-moi vous ramenez chez vous.
— S'il vous plaît.
— Vous êtes certaine que votre maison est par ici ? demande-t-il tandis que nous traversons le jardin en trébuchant.
— Bien sûr que j’en suis sûre, je rétorque.
Mon ardeur amoureuse s’est atténuée à l’idée de sa tête quand il va découvrir le trolley.
Il a l’air sceptique. Puis il l’aperçoit.
— C'est un trolley ?
— Un trolley aménagé.
— Je n’avais encore jamais vu de trolley transformé en appartement…
Il paraît plus intrigué que dégoûté.
— Ça vous va bien.
— Dans quel sens ?
Il se colle contre moi et ses lèvres suivent une mèche le long de mon cou.
— C'est unique…
Il m’embrasse encore.
— … Ça me plaît.
Nous allons faire l’amour. Louis Merrick, architecte aux cheveux roux à faire peur est le premier autre homme avec qui je vais faire l’amour en six ans. Est-ce une bonne idée ? Et si, pitoyablement, je n’agissais que par dépit ? Ce n’est pas vraiment le début d’une relation, mais si j’agis par dépit, c’en est la fin à coup sûr. D’un autre côté, j’ai envie de faire l’amour.
— Je ne sais pas, dis-je.
— Qu’est-ce que vous ne savez pas ?
Sa main se promène dans mon dos, taquine mes oreilles.
— Mmmm.
Il descend la fermeture Eclair de ma robe et la fait glisser sur mes épaules. Le désir me submerge — en partie dû à Merrick, en partie au chianti, et en partie au fait que je porte un soutien-gorge La Perla. Avec slip assorti. Il enroule l’une de mes anglaises autour de son doigt.
— Comment faites-vous pour les boucler ainsi ?
— C'est naturel, je murmure.
Est-ce que le lit a des draps propres ?
Sa main glisse sur mes seins dont les pointes se dressent.
— Eux aussi sont naturels ?
Pour toute réponse, mon dos se cambre. Je passe mes bras autour de lui et le touche partout,
ses bras, son dos, ses épaules, ses fesses.
— Entrons, dit-il. La clé ?
Qui se soucie de draps propres ? La vue brouillée par la luxure, je farfouille dans mon sac à la recherche de ma clé et la lui tends. Je continue de le caresser tandis qu’il se débat avec la serrure. Il ouvre la porte à la volée et allume les lumières.
— Le sol est couvert de merde.
— Ce n’est pas bordélique à ce point-là, dis-je en m’attaquant à sa fermeture Eclair.
Il intercepte ma main baladeuse.
— Au sens propre du terme.
Je m’écarte de lui et pénètre à l’intérieur.
— Si ce sale gosse a laissé les chiens…
Mais il ne s’agit pas de crottes de chien. Je suppose qu’effectivement, les gargouillements en provenance des toilettes tentaient de transmettre un message.
— On dirait que vos toilettes sont bouchées, dit obligeamment Merrick, en sécurité sur le pas de la porte.
Deux centimètres d’eaux de latrines ont envahi le secteur cuisine et la salle de bains. Pour mon premier rendez-vous amoureux postLouis, je me retrouve les seins à l’air dans un trolley de merde. Il ne me reste plus qu’à glisser et tomber dans les eaux d’égouts — mon humiliation serait complète. En me faisant cette réflexion, je m’agrippe au mur, afin d’anticiper ce cauchemar.
— Ouah, dit Merrick. Attention.
Je le soupçonne de se retenir de rire.
— Ce n’est pas drôle ! Mes toilettes — mes toilettes débordent.
— C'est chiant, Sherlock, dit-il, le rire frémissant sur ses lèvres.
— Fichez le camp !
— Pardon…
Il a l’air contrit.
— Laissez-moi vous aider à nettoyer.
— Partez, dis-je, m’accrochant au mur tout en tentant de réintégrer ma robe.
— Vous êtes sûre ? Je peux…
— Partez !
Il part. Je reste pétrifiée, sonnée, à évaluer l’horreur. Il réapparaît un moment plus tard, et je ne glisse pas ni ne tombe de surprise.
— Doggie bag, explique-t-il en le déposant sur le comptoir. Je vous appellerai.
C'est sûr. Qui ne rappellerait pas une fille qui vit dans une fosse septique ?
A 6 h 55 le lendemain matin, M. Petrie répond à mes coups frénétiques à sa porte. Il répare les toilettes tandis que je m’assieds dehors et picore du melon et du jambon.
Il émerge une heure plus tard. Je me répands en remerciements et en louanges, dans l’espoir de le convaincre de me laisser rester. Le trolley est maintenant officiellement un trou merdique, non ? Qui d’autre voudrait y habiter ?
— Alors… sans rancune ? dis-je après dix minutes de démonstrations de gratitude. A propos de… euh… ce truc des ballons à eau ?
J’explique que c’est la faute de Dennis la Menace, et que M. Petrie devrait parler à ses parents.
— Encore que je n’ai pas vu ce petit salaud dans les environs ces jours-ci.
— Le petit salaud était en visite chez ses grands-parents, dit M. Petrie. Il est rentré à Bakresfield, maintenant, chez ses parents.
— Alors, sans rancune ?
— Bien sûr que non.
Je me concentre de toutes mes forces pour lui faire dire que, étant donné les circonstances, je peux rester.
— Etant donné les circonstances, entre la plomberie et le plancher abîmé, vous pouvez dire adieu à votre caution…
Je reste la bouche ouverte.
— … et je transmettrai à mon petit-fils vos salutations.
19
Depuis presque deux semaines, j’appelle Sheila chez Top Job tous les matins. Elle a cessé de m’appeler « ma petite » dès le troisième jour.
J’ai encore raté une série d’appels de Carlos. Pas de nouvelles de Merrick. Je suis déçue. Non seulement je suis en rupture de stock de tout aliment non cultivé dans une rizière, mais j’espérais qu’il m’offrirait le job d’assistante, ne serait-ce que par charité. Mais peut-être craint-il que je n’empuantisse ses locaux. Qui engagerait Peggy la cochonne comme réceptionniste ?
Douze jours auparavant, on m’a notifié mon expulsion du trolley. Je n’ai pas trouvé de nouvel appartement. Ai dépensé soixante-quinze dollars pour récupérer ma voiture. Dépensé cent vingt dollars en serviettes, pour remplacer celles qui ont servi à éponger la grande débâcle. A la réflexion, je n’aurais peut-être pas dû choisir du coton égyptien. Mais aigue-marine c’est joli, et puis les couleurs bon marché délavent et déçoivent toujours. Ces serviettes-là dureront toute ma vie.
En plus de serviettes neuves, j’ai cent quatre-vingt-trois dollars.
Je dois environ quatre mille dollars en cartes de crédit, plus mille cinq cents sur ma carte IKEA.
Je demande à Maya si je peux habiter chez elle et Brad quand je serai fichue dehors. Elle me répond très gentiment mais sans enthousiasme.
J’appelle mon père. Il ne me rappelle pas. Je me demande parfois si j’ai vécu avec Louis par manque de figure masculine dans ma vie.
J’appelle ma mère. Elle me rappelle. Et mentionne de nouveau le job de serveuse dans le café d’à côté. En fait, je pense à le prendre, mais ne le prends pas, sous prétexte que les choses ne peuvent pas être pires. J’ai touché le fond. Je ne peux que remonter.
Comme si l’univers conspirait à me prouver que j’ai raison, le téléphone sonne.
— Eleanor Medina, dit la voix latino sexy.
— Elle-même, dis-je, le souffle coupé.
— C'est Carlos Neruda.
— Carlos.
— J’ai gardé tous vos messages. Absolument charmants. La moitié des hommes dans mon bureau sont amoureux de vous.
J’étais désolée de le rater continuellement, aussi ai-je laissé quelques messages à son intention sur ma boîte vocale. Juste parce que… Enfin vous voyez. Juste parce que. Il rappelait toujours durant mes absences, aussi en ai-je laissé un autre. Oh, rien d’important. Trois messages. Peut-être quatre.
— Oh… dis-je. Vous êtes un ami de Brad ?
— Je suis désolé, Elle. Je ne suis pas un ami de Brad. Je suis votre pire cauchemar.
— Vous appelez de l’Iowa ?
Il rit.
— Je ne peux pas dire ça.
— Alors vous êtes mon second pire cauchemar.
— Vous me rendez les choses très difficiles. Si vous pouviez vous montrer assez désagréable pour que je vous déteste, ça m’aiderait beaucoup.
— Désagréable ?
Il soupire.
— Vous avez le couteau sous la gorge, Elle. Trois banques, qui, pour une raison qui m’échappe, vous ont accordé des cartes de crédit, ont perdu espoir d’être payées un jour et ont confié votre dossier à un organisme de recouvrement. C'est-à-dire moi.
— Un organisme de recouvrement ? je couine. Comment… Comment m’avez-vous trouvée ?
— Le concessionnaire Volkswagen. Quand vous avez fait une nouvelle demande de crédit. Encore une.
— Oh non !
— Oh si. A partir de maintenant, c’est entre vous et moi, pour une dette d’un montant d’environ six mille quatre cent quatre-vingt-dix-sept dollars et quarante-trois cents.
— Oh non.
— Oh si.
— Vous pourriez arrêter de dire ça ? Que dois-je faire ?
— Vous avez un emploi ?
— Non.
Il me pose quelques autres questions auxquelles la réponse est invariablement « non ».
— Seigneur, Elle, dit-il finalement. Où aviez-vous la tête ?
— Je ne sais pas. Mon fiancé aurait dû payer mes dettes, une fois que nous aurions été mariés, mais…
Je lui raconte toute l’histoire.
Il écoute bien. Quand j’ai terminé, il compatit.
— Bon, il va me falloir ce qu’on appelle un paiement, prouvant la bonne foi. C'est ça, ou les huissiers qui viennent saisir votre voiture et vos vêtements. Combien pouvez-vous envoyer ?
Je calcul
e.
— Vingt-cinq dollars.
Il rit. D’un rire à la séduction toute latine et, bien qu’il rie à mes dépens, je me dis que j’aimerais peut-être bien un petit ami Latino. Un petit ami qui ne saurait pas que je me roule dans les égouts.
— Il faudrait au moins quatre cents dollars.
— Quatre cents ! Mais je…
— Je vais vous dire où envoyer le chèque.
— Non, non, Carlos, je ne peux pas…
Il m’ignore. Je note soigneusement l’adresse et les dates d’échéance au dos d’un menu des Pizza Rusty. Il me dit combien il a été heureux de parler avec moi, et nous raccrochons.
Je contemple le jardin de Mme Petrie par la fenêtre. Déçue que mon admirateur latino soit de la police bancaire. Mais une pensée me requinque — au moins il n’a pas parlé de ma carte IKEA.
20
On frappe à la porte du trolley. Ce doit être Maya, venue me distraire de ma dernière catastrophe. Hier, je lui ai parlé du coup de fil de Carlos, et, pour une raison quelconque, elle le considère comme un problème. En fait, je suis d’accord. Je crois toucher le fond, et tout de suite après, je tombe encore plus bas. D’accord, l’univers conspire contre moi.
Je traîne les pieds jusqu’à la porte, mes cheveux à demi nattés en désordre, mon pyjama imprimé de cochons volants. Maya, bien sûr, sera comme d’habitude, blonde et adorable. J’ouvre la porte. Un bouquet d’iris blancs vole à ma rencontre, puis s’écarte dans un bruissement, et Ga-Ga Sublime apparaît. Joshua Franklin, le faux voleur ! Monsieur « je gagne cinq mille billets en un après-midi et toi tu te fais virer. »
— Hé ! dis-je.
La fureur me rend éloquente.
— Hé !
Il me lance un sourire contrit, et paraît — difficile à croire — encore plus séduisant.
— Je présume que cela signifie que vous vous souvenez m’avoir rencontré chez Super 9 ?
— Ga.
C'est tout ce dont je suis capable. Je remonte mon pantalon de pyjama et tire sur le haut. Pourquoi ne suis-je pas au moins vêtue d’un adorable kimono, les cheveux noués à la mode japonaise ?
— Vous vous demandez probablement ce que je fais ici. J’ai obtenu votre adresse par l’agence de détectives Ross. Enfin, mon avocat l’a obtenue. Il voulait vous obliger à témoigner, obtenir un témoignage écrit. Je lui ai dit qu’il était ridicule de vous harceler… Je suis tellement désolé de ce qui est arrivé.