by Lee Nicols
— Oui.
Je sais qu’elle ment.
— Allez chercher une feuille et un crayon, Janet. Bruissements. Elle revient.
— Mais je l’aime. Je l’aime vraiment.
— C'est O.K. Ce n’est pas le problème. Je ne vous dis pas ce que vous devez faire, ou ressentir, rien de tout ça, mais d’appeler et de parler avec ces gens qui savent ce que c’est… Des gens qui vous comprendront. Ils ne vous forceront à rien. Ils écouteront simplement, ce dont, je crois, vous avez besoin. Si ce qu’ils vous disent ne vous plaît pas, raccrochez.
Nouveau silence.
— D’accord. Quel est le numéro ?
Cet après-midi, je suis de nouveau près de Ian, le type aux cheveux bleus. J’essaie de lire Vogue, mais les bavardages érotiques me distraient. Je me trémousse dans mon siège. Ça me fait peut-être un léger effet. Comment est-ce possible ? Cet homme ne m’attire pas du tout, il prétend être une femme qui ne m’intéresse vraiment pas, parle à un homme qui pense qu’il est réellement une femme. Donc, ça ne peut pas me faire d’effet. Ce doit être le jour de mon ovulation.
Possible aussi que Joshua me manque. Je lui ai laissé trois messages, et ai finalement été récompensée d’un message en retour.
« Salut, Elle, tu me manques aussi. J’ai été débordé, mais nous nous reverrons bientôt. »
Il faut que je m’envoie en l’air sous peu. Ian m’adresse un large sourire, sans interrompre pour autant ses descriptions salaces. Comme s’il savait que ça me fait de l’effet. Il ne peut pas le savoir, n’est-ce pas ? Dieu seul sait quel genre de perception extra-sexuelle vous finissez par développer quand vous racontez des cochonneries au téléphone huit heures par jour.
Darwin m’aperçoit et s’extrait de son box à la hâte, en buvant à la paille sa tasse de chez Starbuck.
— Adèle, appelle-t-il. On fait une pause ?
Adèle surgit deux allées plus loin, des runes à la main. Son regard passe de lui à moi, et elle acquiesce. Ils se rassemblent au-dessus de mon bureau pour une conférence chuchotée.
— Ils vérifient les appels vers l’extérieur, Elle, dit Darwin.
— Qui ça ? Quels appels vers l’extérieur ?
— Comme un appel de vingt-sept minutes en Géorgie ce matin ? dit Adèle.
— Oh mon Dieu ! Ils vérifient ça ?
— Ils vérifient tout. C'était un client ?
— Eh bien, oui. Je veux dire, elle a commencé par appeler ici.
— Merde, Elle, dit Darwin. C'est un cas de renvoi.
— Ne sois pas toujours si pessimiste, lui dit Adèle. Nous l’avons intercepté.
— Qu’est-ce que tu entends par « intercepté » ? je demande.
Mon téléphone sonne mais nous l’ignorons tous.
— La contrôleuse du standard a cru que c’était mon poste, dit Adèle. Je lui ai dit que c’était un appel personnel, et que je pensais que c’était toi, mais que je n’en étais pas sûre. Le pire qu’ils puissent te faire pour un appel personnel, c’est de déduire le coût de ta paye. Ils ne te virent pas, pas comme pour le braconnage.
— Le braconnage ? Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? Je me suis glissée dans les forêts du roi pour tuer un foutu daim ?
— Ne nous dis rien, dit Darwin. Nous sommes de ton côté. Mais la direction… Le règlement veut qu’on se débarrasse des braconniers.
— Le règlement, je siffle, est juste un autre mot pour…
Un type d’un autre département passe devant nous. Adèle se redresse.
— Voilà, c’est comme ça qu’on repère les traces de soucoupes volantes, dit-elle d’une voix forte. C'est ton téléphone qui sonne ?
Je décroche. C'est Nyla.
— Je pense à arrêter la pilule.
Je prends une profonde respiration, m’exhortant au calme. Virée pour braconnage. Je ne peux pas me faire virer. J’ai besoin de ce boulot. J’aime ce boulot. Que Dieu bénisse Adèle et Darwin.
— Vous pensez à quoi ?
— Si je suis enceinte, il devra m’épouser.
— Nyla, avez-vous fait la liste des carrières qui vous plaisent ? De cinq carrières ?
— J’allais le faire, mais ce truc de pilule…
— Pas d’excuses. Nous ne pourrons pas parler avant que vous ayez établi cette liste. Appelez-moi quand ce sera fait. Je serai là demain toute la journée.
— Mais…
— Et n’arrêtez pas de prendre la pilule. Pensez à l’allure que vous auriez en Roberto Cavalli avec un corps d’hippopotame.
Je raccroche.
Darwin et Adèle me regardent les yeux ronds. La bouche d’Adèle est assez grande ouverte pour que je puisse voir que ses dents du fond ont des couronnes.
— Quoi ? Je n’appellerai plus, c’est promis.
— Tu as raccroché au nez d’un client, dit Darwin.
— Oh, ça. Ça fait partie de mon plan.
— Tu n’es pas censée raccrocher la première, Elle, dit Adèle.
— Eh bien, j’ai réfléchi. Se contenter de parler n’est pas suffisant. Des exercices à effectuer, voilà ce qu’il leur faut. Leur donner une liste d’exercices, et quand ils ont fini, ils rappellent pour rendre compte.
— Malgré ce qu’on dit, dit Darwin, parler n’est pas gratuit. Pas à quatre dollars la minute. Parler paie les factures, Elle.
Je me tourne vers Adèle.
— Notre secteur est-il celui du règlement des factures ou celui du conseil intuitif ?
— C'est une bonne question.
Adèle tire sur son gilet arc-en-ciel crocheté, et je détourne le regard de cette horreur.
— La vérité réside entre les deux. Nous sommes à la fois une industrie de services avec, euh…
Elle fait semblant d’entendre sonner son téléphone deux allées plus loin, lève le doigt, pour signifier qu’elle aurait préféré rester à discuter, mais qu’elle doit prendre cet appel. Comme si ce stratagème m’était inconnu.
Je me fiche de ce qu’ils pensent. Je sais que j’ai raison. Je vais devenir la star de Connexion extralucide. Ils mettront une photo de moi à côté de la porte d’entrée. C. Burke m’inondera de compliments et de primes.
Et en parlant d’exercices et de C. Burke…
Cinq minutes plus tard. Je suis dans le saint des saints, le bureau de C. Burke. Je suis consciente d’être une réincarnation de Calamity Jane, aussi me montré-je incroyablement prudente. Je ferme la porte silencieusement derrière moi. J’ai mal au ventre. Je fouille dans les dossiers.
Quand je rentre à la maison, Merrick est dans l’entrée. Neil, le nounours enragé, se trouve avec lui, des outils accrochés à la taille, et il martèle une porte. Maya m’a dit qu’il était charpentier et travaillait beaucoup pour Monty. C'est aussi le meilleur ami de Merrick.
Qu’est-ce que les mecs ont avec leurs meilleurs amis ? Même le mec le plus normal du monde traîne toujours ce meilleur ami complètement bizarre. Qu’ils appartiennent à des planètes opposées ne change rien. Ils ne le remarquent même pas. On voit ça tout le temps. Un type à peu près normal dont le meilleur ami est une ordure de Wall Street, un jongleur moitié clodo, un veilleur de nuit dépressif, ou que sais-je encore. C'est vraiment bizarre.
Bien entendu, la meilleure amie de Maya, c’est moi.
Enfin, bon. Merrick est assis sur les marches, une bouteille de bière entre les genoux. Il est vêtu d’une chemise de coton verte et d’un jean.
— Je les dissimulerai derrière les palmiers, dit Neil. On ne les verra même pas.
— On ne verra même pas quoi ? je demande.
— Les maisons pour les abeilles, dit Merrick. Chez moi.
— Ici ?
— Mon autre chez moi.
— C'est super pour la pollinisation, dit Neil, et pense à tout le miel qu’on récolte.
— Les maisons pour les abeilles sont laides, Neil. Elles vont gâcher le paysage…
— Je crois qu’on les appelle des ruches, dis-je.
Merrick m’ignore.
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br /> — … et je suis allergique aux piqûres d’abeilles.
— Tu n’es pas allergique, dit Neil.
— D’habitude non. Mais si tes abeilles te ressemblent un tant soit peu, ce seront des abeilles tueuses.
— Africanisées. Ce sont des abeilles africanisées. Pas des abeilles tueuses. C'est une invention des medias, et non seulement c’est incorrect, mais c’est stupide. Réfléchis ! Des variétés africaines croisées avec des variétés locales, c’est ça ? C'est ça ?
— Neil. Nous ne sommes pas chez Shika.
— Pardon.
Il prend une profonde respiration.
— J’aime consommer une large variété de miel. Je vais les mettre chez toi, j’appellerai le miel, « miel de la mer ».
— Vous habitez sur la plage ? je demande.
— Tu ne lui as pas montré ta maison ? dit Neil, bizarrement surpris.
— Et si vous possédez réellement une maison, pourquoi n’y vivez-vous pas ? je continue mon interrogatoire.
Merrick lance un coup d’œil à Neil.
— Elle n’est pas finie. Je vous ai dit que j’avais des problèmes.
Neil rigole et recommence à taper avec son marteau.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? je demande.
— Rien, dit Merrick. Rien de drôle. Comment s’est passée votre journée ? Comment va le monde du conseil ?
— Bien.
On dirait que j’ai pris des leçons avec cette infirmière du planning familial. Plus court que « bien », je n’aurais rien dit.
Il me déshabille du regard. Je porte un jean, avec un pull jaune pâle et des tongs. De tous les vêtements, le jean est celui qui me fait paraître la plus potelée. A travailler chez Connexion extralucide, je suis devenue un véritable épouvantail.
— Pas de tenue requise dans ce truc de conseil, hein ?
Il me trouve grosse. Moi au moins, j’ai des cheveux normaux.
— Non.
Neil cesse son martelage.
— Quel genre de conseil ?
— Diversifié, dit Merrick. Comme toi avec ton métier de charpentier. Aucune commande n’est trop petite ou trop importante.
— Ouais, dit Neil. Vous êtes spécialisée en quoi ?
— Ce n’est pas mon téléphone ? Je crois que c’est mon téléphone.
Je me précipite en haut. Je crois que j’entends l’un deux faire « hmm-hmm » à la vue de mon énorme derrière. Mais c’est un « hmm-hmm » comme on en fait devant un milk-shake au chocolat, alors c’est tout bon !
30
— Et pourquoi pas celui-là à la place ?
Je laisse un petit berger australien noir et blanc lécher mes doigts à travers le grillage. Je me trouve au refuge animalier du comté, une organisation moins stricte que la SPA. Ils n’ont aucune instruction à propos des périmètres de sécurité. Par contre, ils insistent pour vous trouver le chien qui vous correspond. La bénévole, une femme agréable de la petite soixantaine, m’interroge sur mon mode de vie et ma maison, et me guide vers ce qu’elle pense être le meilleur choix. Un genre de conseillère de look personnel. Mais je préfère ce berger au chien qu’elle m’a choisi.
— Il a besoin de trop de dressage, dit-elle. De quelqu’un qui prendra vraiment le temps — pas seulement de l’aimer, mais de le dresser.
Ça se défend.
— Ce labrador-là, alors. Comment s’appelle-t-elle ? Pixie! Elle est adorable… Ooooh, qui c’est, ma chérie ?
Pixie est une balle hyperactive d’énergie cinétique qui ricoche dans sa cage comme une boule de flipper.
— Pas Pixie. Je crois vraiment que le premier chien que nous avons vu serait…
— Et ce petit-là ? dis-je en apercevant un mignon petit chien marron et blanc. Il est chou !
— C'est un terrier ratier.
Sa façon de le dire signifie clairement non.
Je soupire.
— Alors, c’est le premier ou rien ?
— C'est la chouchoute du personnel. Elle est adorable.
Nous rebroussons chemin jusqu’au premier chien, qui nous regarde avec de tristes yeux marron.
— Vous avez vu sa bouille, dit la bénévole. Comment ne pas l’aimer ?
C'est un boxer pure race. Et si vous faites abstraction des huit centimètres de bave qui s’échappent de l’une de ses bajoues, elle a une gentille bouille toute noire. Le problème, c’est sa fourrure. Inexistante depuis le haut de sa tête jusqu’à la base de son minuscule bout de queue. Sa peau est noire et squameuse, et on peut compter ses côtes de loin. Je n’arrive pas à décider si elle ressemble plus à un lézard ou à un rat — dans un cas comme dans l’autre, elle donne l’impression de se trouver à trois jours d’être enterrée dans le jardin. En haut de sa fiche d’information est écrit « Pustule ».
— Vous l’appelez Pustule ?
— Quand elle est arrivée, nous avons dû lui enlever un paquet de pustules. Frank a commencé à l’appeler Pustule, et c’est resté. Mais vous pouvez l’appeler comme vous le désirez.
Elle me sourit.
— Cette jeune demoiselle veut rentrer à la maison avec vous. Je commence les papiers ?
Je suis désolée. Je sais que je devrais dire oui. Je sais que c’est ce qu’on attend de moi. Mais adopter un chien dépressif, chauve, squameux et baveux n’est pas raisonnable. Pas pour moi. Je suis surfacielle, et à la surface, ce chien est vraiment amoché. Et puis, je suis sûre qu’un tas d’amoureux des boxers vont vouloir l’adopter.
— Non, dis-je — je jure que les yeux de la chienne s’attristent — Non.
De retour chez moi, j’appelle Joshua. Nous devrions pouvoir discuter de ce genre de choses ensemble, non ? Je veux dire, parler de ma honte d’avoir rejeté un chien squameux. Et d’autres choses, aussi, comme de ne pas vouloir voler des papiers au bureau.
Je tombe sur son répondeur.
— Allô, Joshua ! C'est moi. Tu n’es jamais là. J’allais prendre ces papiers et tout, mais en fait, quand j’y pense, je ne m’en sens pas capable, si tu vois ce que je veux dire. Enfin, je suis de nouveau allée dans un refuge, mais je n’ai pas encore adopté un chien. Je pensais que nous pourrions peut-être y aller ensemble, tu pourrais m’aider à en choisir un. Hmm… Alors, appelle-moi ? Bisous.
Il ne rappelle pas ce jour-là. Ni le jour suivant. Ni le jour d’après.
Il ne rappellera jamais.
Je tente de noyer mon chagrin dans le travail. Les consultations avec exercices à effectuer se développent et portent leurs fruits. Bourgeonnent, éclosent, fleurissent, etc. Divers clients ont été convertis en habitués, et il est désormais offert aux appels quotidiens davantage que de la sympathie et de la spiritualité de bas étage.
Les cartes disent à Ann de Sacramento d’inviter elle-même son beau collègue timide. Elle rappelle deux jours plus tard. Il a répondu non, il a une copine. Mais il a aussi un copain…
L'énergie aurique informe Steph de Dubuque de garder les genoux serrés jusqu’à l’étape numéro quatre. Elle tient jusqu’à l’étape numéro deux. C'est un début.
Les chiffres et les signes, les runes, le cristal et le don — tous proposent des exercices à tout le monde : se rendre au bureau à pied, s’offrir soi-même des fleurs, aller au cinéma tout seul, lui dire ce que vous ressentez, ne pas lui dire ce que vous ressentez, mettre cinquante dollars de côté par semaine, lui demander ce qu’elle préfère, arrêter d’appeler un numéro en 08, acheter cette jolie robe au rayon femmes fortes de Super 9 pour seulement quarante-neuf dollars, porter ce porte-jarretelles qui lui plaît tant, adhérer à un club d’ornithologie.
Je perds quelques clients banals, mais ainsi va la vie. On ne peut pas plaire à tout le monde tout le temps. Je le sais parce que c’est exactement ce que j’ai dit à Darlene de Bâton Rouge.
Quand je ne suis pas au téléphone, je prêche ma théorie des exercices à effectuer parmi mes collègues. Ils paraissent abasourdis et ont tendance à m’éviter. Je m’en moque. Ça marche. Je rédige un manifeste. Darwin se met à m
’appeler « camarade ». Je m’éclate vraiment. Au boulot du moins.
Le téléphone sonne. Une voix d’homme :
— Elle… Vos pouvoirs surnaturels peuvent-ils deviner qui je suis ?
La voix m’est familière. Mais ce n’est pas un client, pourtant. Ni Carlos, Dieu merci.
— Joshua ? Je suis heureuse que tu aies appelé !
— Joshua ? Non. C'est Louis.
— Louis ? Comment diable as-tu obtenu ce numéro ? Si c’est au sujet de ta foutue collection de timbres…
— Merrick. C'est Merrick.
— Ooooh, Merrick. Oh. Bonjour. Que voulez-vous ? Comment avez-vous eu ce numéro de téléphone ?
— Maya me l’a donné.
Dois tuer Maya.
— Alors, vous allez me lire l’avenir ?
— Bien sûr. Laissez-moi tirer les cartes.
Je feuillette mon magazine.
— Hmm… Je vois des ennuis. Des ennuis chez vous. Votre appartement va être inondé quand la locataire du dessus va boucher sa baignoire par inadvertance et laisser l’eau couler toute la journée.
— Non, pour de bon, Elle. Imaginez que je suis un client normal. Que me diriez-vous ?
— D’abord, je prendrai votre adresse pour notre magazine gratuit sur la voyance.
— Vous connaissez mon adresse.
— Laissez-moi remplir le formulaire…
Je finis en un clin d’œil, car je suis bonne pour remplir les papiers. Je ne sais pas si je l’ai déjà signalé.
— C'est fait.
— Et maintenant ?
— Ce que vous voulez. Vous êtes le client.
— Eh bien… Vous ne devriez pas me dire quelque chose à propos de moi-même ?
— Je ne peux pas. Je vous connais. Ça ne marche qu’avec les gens que je ne connais pas.
Il rit.
— Vous ne me connaissez pas si bien que ça.
— Bon, posez une question. Nous verrons ce qu’on peut faire.
— D’accord. Dînerez-vous avec moi vendredi ?
— Oh. Ouah. Vous savez je… je vois quelqu’un.
Oui. Peut-être que le répondeur de Joshua est cassé. Ou bien il est en voyage pour ses affaires, quelles qu’elles soient. Ou bien il fait des galipettes avec Jenna. Non. Non, il n’est pas avec Jenna.