— Ça ne me dérange pas, murmure Andrew.
Pardon ? Qu’est-ce qui ne le dérange pas ? Le fait de m’embrasser ? Le fait d’arriver en retard à Boston ? J’opte pour la seconde solution, plus flatteuse pour mon ego.
Il s’approche encore. Je commence à loucher.
— Moi non plus, je murmure, les lèvres pratiquement immobilisées par les siennes.
Qu’attend-il ? L'autorisation d’atterrir ?
Ses lèvres. Sur les miennes. Immobiles.
Et flûte ! Je franchis le micron qui nous sépare — un gouffre — et je l’embrasse.
Incroyable. Je l’embrasse ! Je suis en train d’embrasser Andrew Mackenzie sur la bouche ! Alleluiah !
Ensuite, je ne me souviens de rien. J’ai dû m’endormir.
La sonnerie du téléphone me tire le lendemain vers 8 heures du coma profond où je suis plongée.
— Grhywbrzjk ?
Monhj intuitiohk me ditzh que c’est Timfh.
Pardon, je reprends. Mon intuition me dit que c’est Tim.
— Babe ! C'est toi… Tu… mort d’inquiétude.
J’éprouve quelques difficultés à le comprendre car je me rendors à intervalles réguliers pendant qu’il parle.
— Dieu merci… nouvelles à la radio… ton train… mort d’inquiétude… ne m’as-tu pas appelé ?
C'est bon, j’émerge. Presque. Donc, c’est bien Tim. Quand j’ai consulté mon répondeur cette nuit, il indiquait dix messages. De Tim. Apparemment, il a téléphoné chez Bubbe Hannah, qui lui a expliqué que j’avais écourté mon séjour. Comment a-t-il eu son numéro, au fait ?
— Je vais très bien.
Je vais très bien, sauf que je crois que je n’aime plus Tim, que je ne sais plus si j’aime Jeremy et que je me demande si j’aime Andrew.
— Je me suis fait un sang d’encre. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai besoin de te parler. Ne bouge pas, j’arrive.
Marrant, il enfile les clichés comme des perles. C'est un nouveau jeu ? Moi aussi, je veux jouer.
— Non, ne viens pas. C'est mieux pour nous deux.
— Mais pourquoi, Jackie ?
— Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, Tim.
Un silence me répond. Tim va-t-il exploser de colère ? M’insulter ? Fondre en larmes ? Me raccrocher au nez ? Si je peux donner mon avis, je préférerais la dernière hypothèse. Mais je l’entends répondre d’une voix grave :
— Est-ce qu’on peut en parler ?
C'est précisément ce qu’on fait, non ?
— Je suis fatiguée, je voudrais dormir.
— Et le réveillon du 31 ? Tu ne seras pas avec moi ?
— Non.
Nouveau silence prolongé. Si prolongé que je me demande si je ne me suis pas rendormie.
— Comme tu voudras. Au revoir, Jackie.
— Adieu, Tim.
Il paraît qu’on apprend beaucoup de ses échecs sentimentaux. Pour ma part, je retiendrai de cette rupture que si je ne fais pas carrière chez Cupidon, je pourrai toujours me recycler comme dialoguiste pour Les Feux de l'Amour.
Plus tard, je suis de nouveau réveillée par la sonnerie du téléphone. Dire qu’il m’arrive de passer des week-ends entiers sans que personne ne se souvienne de mon existence !
— Je t’ai appelée chez ton père mais tu n’y étais pas ! retentit une voix désagréablement accusatrice.
Iris ? Mon mensonge est découvert !
— Pas de souci, je sais garder un secret, reprend-elle. Je t’ai appelée chez ton père pour te souhaiter une bonne année. Quand il m’a demandé si on passait de bonnes vacances toi et moi, j’ai tout compris. Mais j’ai été obligée d’improviser. Il fallait bien que j’aie une raison de l’appeler alors que tu étais censée être avec moi ! Je me suis souvenue qu’il vendait des manteaux, ou un truc comme ça, alors je lui ai dit que j’adorais ta veste et je lui ai demandé s’il lui en restait à vendre. Il a répondu qu’il était d’accord mais qu’il ne se rappelait pas du modèle que tu avais, alors j’ai décrit la veste de mes rêves, et il s’est écrié qu’il s’en souvenait maintenant et que oui, il allait m’en envoyer une et qu’il serait ravi de me l’offrir, et quelle était ma taille ? C'est vraiment un amour. Avoue que je t’ai sauvé la mise ! En échange, je veux savoir où tu étais. Hein ? Hein, dis ?
— Je suis allée voir Wendy, mais si j‘apprends que tu as dit à…
— Devine quoi ? m’interrompt-elle d’une voix surexcitée. Je suis sur Kyle.
J’essaie de comprendre ce qu’elle veut dire, en vain. Ses paroles n’ont aucun sens. A cause de mon état de fatigue, ou parce qu’elles n’ont réellement aucun sens ? Veut-elle dire qu’elle est physiquement sur lui ? Au risque de passer pour une antiquité, je lui demande de préciser.
— C'est une expression, Jackie. Laisse tomber. Je veux juste dire qu’on a passé du temps ensemble, lui et moi.
Je bondis dans mon lit.
— Tu n’as pas couché avec lui, j’espère ?
— Mais non, relax, frangine.
— Si c’était le cas, tu me le dirais ?
— Mais oui !
Voilà un mensonge qui ne lui coûte pas cher ; Iris sait aussi bien que moi que je n’ai aucun moyen de vérifier.
— Tu veux venir passer le réveillon avec moi ? reprend-elle. On va s’éclater toute la nuit.
— Non merci.
C'est idiot, je n’ai plus aucun plan pour le réveillon maintenant que j’ai largué Tim, et ça me ferait plaisir de voir Iris. Puis le visage d’Andrew s’imprime devant moi. Pourquoi ne m’a-t-il pas encore appelée ? S'il m’aimait, il aurait déjà décroché son téléphone pour m’inviter pour le réveillon, ou au moins pour prendre de mes nouvelles après le drame de cette nuit. Je parle du train, pas du baiser.
— Les fossiles partent en Arizona, j’ai la maison pour moi toute seule.
— Tu n’as pas l’intention d’organiser une…
— Bien sûr que j’ai l’intention de faire une boum. Maman est d’accord.
— Alors ça, ça m’étonnerait.
— Elle a dit qu’elle préférait me savoir à la maison que dans les rues.
Evidemment, vu sous cet angle…
— Et tu lui as parlé de Kyle ?
— Tu es folle ?
Entre nous, il m’arrive de me poser la question.
— Ecoute, reprend Iris, un point partout. Pas un mot sur Kyle, et en échange je la boucle sur ton escapade à New York.
Bref, tout se négocie. Et c’est ça qu’elle appelle savoir garder un secret ? Elle est belle, la jeunesse d’aujourd’hui !
Je me réveille pour la troisième fois, en proie à une étrange sensation. Je ne suis pas seule. Je ressens une présence non loin de moi. Je garde les yeux fermés pour mieux me concentrer. Incroyable ! On dirait que j’ai développé des pouvoirs extra-sensoriels nouveaux depuis l’incendie du train. Il paraît que beaucoup de gens ayant frôlé la mort voient une grande lumière blanche. Certains partent dans un tunnel, d’autres retrouvent des gens qu’ils ont perdus, et quand ils reviennent à la vie, ils savent parler aux morts. Ou guérir les verrues. Ou programmer leur magnétoscope.
Mais dans mon cas, le processus s’est déroulé un peu différemment parce que je n’avais pas mes lentilles de contact. Je n’ai donc pas pu voir la lumière blanche, ce qui a complètement modifié les données de mon expérience. Ça ne me dérange pas, de toute façon je n’ai rien à dire aux morts, je n’ai pas de verrues et je sais déjà programmer mon magnétoscope.
En revanche, j’ai acquis la faculté de sentir la présence des gens avant de les voir ou de les entendre.
Entendons-nous bien : quand je dis que je la sens, ce n’est pas une question d’odorat (ça, c’est déjà le cas. Avec Lorenzo, par exemple.) En réalité, je ressens l’énergie vitale de la personne qui cherche à me contacter.
Je comprends à présent pourquoi j’ai senti que c’était Tim qui m’appelait. C'était la manifestation de mes nouveaux pouvoirs psychiques. Et le fait qu’il m’ai
t laissé dix messages au cours des heures précédentes n’a rien à voir avec ma nouvelle clairvoyance. Pas plus que le fait que j’entende la respiration de quelqu’un à côté de moi, d’ailleurs.
Enfin, je suppose.
J’ouvre les yeux en demandant :
— Qu’est-ce que c’est ?
Sam est assise sur mon lit.
— Quand même, tu te réveilles. Alors comme ça, tu étais dans ce train qui a explosé ?
— Quelle heure est-il ?
— Tard. Je viens de te voir aux actualités de midi.
Je bondis hors de mon lit.
— Je passe à la télé ? La prise de vues était bonne ? On me voit avec Andrew ? Tu m’as enregistrée ?
Combien de fois les actualités diffusent-elles un même reportage avant de considérer qu’il n’en est plus (d’actualité) ? Deux fois ? Trois fois ? Au moins quatre, peut-être. Super ! Jeremy va me voir avec Andrew !
— Pour l’enregistrer, il aurait d’abord fallu que je sache que tu passais à la télévision, me rappelle Sam. Je ne t’ai pas entendue rentrer cette nuit. Il était tard ?
— 4 heures environ. J’ai partagé un taxi avec quelqu’un qui habite par ici.
Le maître nageur. Rien que pour voir la tête de Pretty Woman : une belle revanche !
Je glisse une cassette dans le magnétoscope et je programme l’enregistrement pour l’heure du prochain journal. Quelques heures plus tard, le reportage est enfin diffusé. C'est tout ? On me voit approximativement une demi-seconde, assise par terre, fixant l’obscurité d’un air hagard. J’ai l’air d’une parfaite idiote. Où sont les images romantiques d’Andrew et moi, main dans la main sur fond de train en flammes ?
— Que tu as l’air triste ! dit Sam en me tapotant la main d’un geste consolateur.
Il y a de quoi. C'est ça, mon heure de gloire télévisuelle ? Ce n’est pas possible. Il faut qu’on me revoie, et mieux que ça ! Je zappe sur une autre chaîne. Les mêmes images ou presque se succèdent, trop rapidement. Le train en feu. Les bulldozers ouvrant un sentier dans les bois enneigés. Les bus. Des gens vus de dos. Une interview de la fiancée de Frankenstein. Pourquoi elle et pas moi ? Elle a deux minutes, et moi un rôle muet de trente secondes. Parce qu’en plus, elle cause ! Puis c’est au tour de Pretty Woman de donner son avis. « J’étais terrifiée, confie-t-elle au reporter, les flammes nous entouraient de toutes parts ! »
Je ne peux pas retenir une exclamation de stupeur.
— Menteuse ! Il n’y a pas eu le feu dans notre wagon. Et elle n’était pas terrifiée mais toute émoustillée par la présence du maître nageur. Tiens, je parie qu’il l’a sautée dans le bus. Garce !
— Tu la connais ? Tu connais la femme qui passe à la télévision ?
D’un geste, je la fais taire. Je n’ai pas encore renoncé à voir apparaître ma silhouette sur l’écran. Mais il faut accepter la réalité dans toute sa cruauté, mon triomphe cathodique n’est pas encore pour ce soir. Je hais la télé.
Cupidon a fermé ses portes pour la période des fêtes. Dommage, pour une fois que j’avais une raison en or pour me faire porter pâle… Est-ce que je peux prétexter un contrecoup la semaine prochaine ? Ce n’est pas tous les jours qu’on frôle la mort !
Ce soir, Andrew vient visionner mon enregistrement du journal télévisé. Sur ma proposition, j’ai le regret de devoir le préciser. Puis nous regardons une vidéo. Speed 2. Andrew est à une extrémité du canapé, moi à l’autre. Cherchez l’erreur.
— Jess m’a appelé hier soir, dit-il finalement, sans cesser de regarder l’écran.
Je me fige. Pourquoi me parle-t-il de son ex ? Pour me dire qu’elle ne l’est plus (ex) ? Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça du tout. Je choisis de réagir par l’humour.
— Ah ? Elle est encore plus amoureuse de toi depuis qu’elle connaît ta phobie de l’engagement ?
Il me jette un coussin à la tête.
— Je n’ai aucune phobie de l’engagement. Mais je n’ai pas de temps à perdre avec une fille qui n’est pas la femme de ma vie. C'est pour ça que je n’ai jamais eu de relation durable.
C'est une façon de me prévenir qu’il ne veut pas avoir de relation avec moi ? Et d’abord, qui a dit que moi j’en voulais une avec lui ? Il se prend pour qui ?
— Tu n’as jamais eu une vraie relation ?
Notez le subtil glissement sémantique : de durable, je passe à vraie. Et admirez au passage mon art de la casuistique.
Andrew laisse échapper un soupir pathétique.
— Les femmes me considèrent comme un homme-objet.
— C'est bien connu, les femmes ont horreur de s’engager ! Tout ce qu’elles veulent, c’est prendre du bon temps !
— J’en ai parfois l’impression. Je devrais peut-être lire un guide, genre La Drague pour les nuls.
— Je pourrais l’écrire.
A cette nuance près que mon livre s’intitulerait plutôt La Drague par des nuls.
— A quoi consacrerais-tu le premier chapitre ? demande Andrew.
— Au premier rendez-vous, bien sûr. Je te plante le décor. Boston, un samedi soir.
— Un samedi soir ? Quel crétin sacrifierait un samedi soir pour un premier rencard qui ne donnera peut-être rien ?
— Un type bien, justement. Maintenant écoute bien ; je commence mon bouquin par un quizz. Première question. Tu viens de garer ta voiture en bas de chez moi. Que fais-tu ?
Il se gratte la tête d’un air concentré.
— Heu… je klaxonne ?
— Réflexe de beauf. Ça commence mal. Deuxième question. Une fois que je suis dans la voiture, que me dis-tu ?
Nouveau grattement de tête.
— Bonsoir ?
— Mais non ! Il faut me complimenter ! Je viens de passer trois heures dans ma salle de bains à me cramer les cheveux au Babyliss et à essayer la moitié de ma garde-robe en gémissant que j’ai vingt kilos à perdre ; j’attends au moins une remarque gentille !
— Bof ! de toute façon je préfère les filles qui restent naturelles. Je te demanderais d’oublier le fer à friser la prochaine fois.
A défriser, dans mon cas. Mais peu importe.
— Bon, je t’accorde un point. Question suivante : où m'emmènes-tu ?
Cette fois-ci, la réponse fuse.
— Dîner ! Dans un restaurant de grillades.
— Bravo ! Tu te rattrapes. Et que fais-tu quand je fouille dans mon sac à main ?
— Pour quoi faire ?
— Pour prendre mon portefeuille au moment de l’addition.
— Si tu proposes de payer, c’est que tu en as envie, non ?
Hem…
— Mais bien entendu. Et je serais gênée que tu insistes. N’oublie pas que je suis une fille moderne, et que j’ai horreur de jouer les princesses.
Son visage s’éclaire. Ouf ! il a gobé mes salades ! Je me hâte de quitter ce terrain glissant.
— Et ensuite, en sortant du restaurant ?
— Je te prends par la main pour te guider vers la voiture.
Il prend ma main.
— Et… ensuite ?
— Ensuite, je te dis que j’ai passé une super soirée, bébé.
— Pas mal, à part bébé.
— Toutes les filles adorent qu’on les appelle bébé.
— Je ne suis pas n’importe quelle fille.
— Non, dit-il, soudain très sérieux. Tu n’es pas n’importe quelle fille.
Il n’a pas lâché ma main. Il n’a pas lâché ma main. Pourquoi n’a-t-il pas lâché ma main ?
Un bruit de clés dans la serrure me fait sursauter.
— Youpi ! L'école est finie ! chante (faux) Sam en entrant dans la pièce.
Andrew lâche ma main.
Merci, Samantha. Je te revaudrai ça. Je lui jette un regard noir, mais elle ne semble même pas le remarquer. Elle a les joues roses et les cheveux en bataille.
— D’où viens-tu ?
— De chez Philip.
— Et ce soir ?
— Je découch
e ! Ben m’a invitée à passer la soirée avec lui.
— Voilà ce que j’appelle une femme débordée, commente Andrew en insistant sur débordée.
Et en plus, il a de l’humour. C'est officiel, je suis amoureuse.
— Le problème, dit-elle, c’est que je ne sais pas lequel embrasser le soir du 31.
— Embrasse les deux, suggère Andrew.
— On a des projets pour le 31 ?
— L'Orgasme.
Dans quel sens du terme, Sam ?
— Ils organisent la grosse fiesta. C'est là que ça va bouger. Mais il faut réserver l’entrée.
— Combien ?
— 100 dollars.
Oups ! Il va falloir piocher dans mon budget psychothérapie.
— Je parie que les boissons ne sont pas comprises. On pourrait prendre l’apéritif ici ?
— Bonne idée. Qui invite-t-on ?
Je louche discrètement vers Andrew.
— Pas trop de monde. Juste nous quatre.
Je guette la réaction de l’intéressé. Serais-je allée trop loin ? Va-t-il en déduire que je considère qu’on est ensemble, lui et moi ? Est-ce que ça m’ennuie qu’il le fasse ?
— Au fait, tu as ouvert ton paquet? demande Samantha.
Quel paquet ?
— Quel paquet ?
— Le gros cadeau qui a été livré par FedEx ce matin quand tu dormais. Tu ne l’as pas vu ?
Je balaie la pièce du regard.
— Non. Où est-il ?
— Je l’ai mis dans ma chambre. Je ne voulais pas te réveiller.
Je me rue dans la chambre de Sam. Un énorme paquet emballé dans du papier cadeau imprimé de sapins de Noël est appuyé contre son lit. Une petite carte est glissée dans un pli du papier.
« Je t’interdis de le refuser. Joyeux Noël. Tim. »
Impatiente, je déchire le papier. Je vois apparaître une reproduction de D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
Qu’il est gentil ! Comment ai-je pu être aussi dure avec lui ? Il faut que je l’appelle dès demain pour le remercier.
— Eh bien ? demande Andrew lorsque nous retournons dans le salon. Qu’y avait-il dans ce paquet ?
— Un cadeau d’un admirateur de Jackie, répond Samantha en se laissant tomber sur le canapé.
Juste entre mon cavalier potentiel pour le réveillon du 31 et moi.
City Girl Page 26