Cinq Semaines En Ballon

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Cinq Semaines En Ballon Page 27

by Jules Verne


  " Nous n'echapperons donc pas! fit Kennedy avec rage.

  —Jette notre reserve d'eau-de-vie, Joe, s'ecria le docteur, nos instruments, tout ce qui peut avoir une pesanteur quelconque, et notre derniere ancre, puisqu'il le faut! "

  Joe arracha les barometres, les thermometres; mais tout cela etait peu de chose, et le ballon, qui remonta un instant, retomba bientot vers la terre. Les Talibas volaient sur ses traces et n'etaient qu'a deux cents pas de lui.

  " Jette les deux fusils! s'ecria le docteur.

  Pas avant de les avoir decharges, du moins, " repondit le chasseur.

  Et quatre coups successifs frapperent dans la masse des cavaliers; quatre Talibas tomberent au milieu des cris frenetiques de la bande. Le Victoria se releva de nouveau; il faisait des bonds d'une enorme etendue, comme une immense balle elastique rebondissant sur le sol.

  Etrange spectacle que celui de ces infortunes cherchant a fuir par des enjambees gigantesques, et qui, semblables a Antee, paraissaient reprendre une force nouvelle des qu'ils touchaient terre! Mais il fallait que cette situation eut une fin. Il etait pres de midi. Le Victoria s'epuisait, se vidait, s'allongeait; son enveloppe devenait flasque et flottante; les plis du taffetas distendu grincaient les uns sur les autres.

  " Le ciel nous abandonne, dit Kennedy, il faudra tomber! "

  Joe ne repondit pas, il regardait son maetre.

  " Non! dit celui-ci, nous avons encore plus de cent cinquante livres a jeter.

  —Quoi donc? demanda Kennedy, pensant que le docteur devenait fou.

  —La nacelle! repondit celui-ci. Accrochons-nous au filet! Nous pouvons nous retenir aux mailles et gagner le fleuve! Vite! vite!

  Et ces hommes audacieux n'hesiterent pas a tenter un pareil moyen de salut. Ils se suspendirent aux mailles du filet, ainsi que l'avait indique le docteur, et Joe, se retenant d'une main, coupa les cordes de la nacelle; elle tomba au moment ou l'aerostat allait definitivement s'abattre.

  " Hourra! hourra! " s'ecria-t-il, pendant que le ballon deleste remontait a trois cents pieds dans l'air.

  Les Talibas excitaient leurs chevaux; ils couraient ventre a terre; mais le Victoria, rencontrant un vent plus actif, les devanca et fila rapidement vers une colline qui barrait l'horizon de l'ouest. Ce fut une circonstance favorable pour les voyageurs, car ils purent la depasser, tandis que la horde d'Al Hadji etait forcee de prendre par le nord pour tourner ce dernier obstacle.

  Les trois amis se tenaient accroches au filet; ils avaient pu le rattacher au-dessous d'eux, et il formait comme une poche flottante.

  Soudain, apres avoir franchi la colline, le docteur s'ecria:

  " Le fleuve! le fleuve! le Senegal! "

  A deux milles, en effet, le fleuve roulait une masse d'eau fort etendue; la rive opposee, basse et fertile, offrait une sure retraite et un endroit favorable pour operer la descente.

  " Encore un quart d'heure, dit Fergusson, et nous sommes sauves! "

  Mais il ne devait pas en etre ainsi; le ballon vide retombait peu a peu sur un terrain presque entierement depourvu de vegetation. C'etaient de longues pentes et des plaines rocailleuses; a peine quelques buissons, une herbe epaisse et dessechee sous l'ardeur du soleil.

  Le Victoria toucha plusieurs fois le sol et se releva; ses bonds diminuaient de hauteur et d'etendue; au dernier, il s'accrocha par la partie superieure du filet aux branches elevees d'un baobab, seul arbre isole au milieu de ce pays desert.

  " C'est fini, fit le chasseur.

  —Et a cent pas du fleuve, " dit Joe.

  Les trois infortunes mirent pied a terre, et le docteur entraena ses deux compagnons vers le Senegal.

  En cet endroit, le fleuve faisait entendre un mugissement prolonge; arrive sur les bords, Fergusson reconnut les chutes de Gouina! Pas une barque sur la rive; pas un etre anime.

  Sur une largeur de deux mille pieds, le Senegal se precipitait d'une hauteur de cent cinquante, avec un bruit retentissant. Il coulait de l'est a l'ouest, et la ligne de rochers qui barrait son cours s'etendait du nord au sud. Au milieu de la chute se dressaient des rochers aux formes etranges, comme d'immenses animaux antediluviens petrifies au milieu des eaux.

  L'impossibilite de traverser ce gouffre etait evidente; Kennedy ne put retenir un geste de desespoir.

  Mais le docteur Fergusson, avec un energique accent d'audace, s'ecria:

  " Tout n'est pas fini!

  —Je le savais bien, " fit Joe avec cette confiance en son maetre qu'il ne pouvait jamais perdre.

  La vue de cette herbe dessechee avait inspire au docteur une idee hardie. C'etait la seule chance de salut. Il ramena rapidement ses compagnons vers l'enveloppe de l'aerostat.

  " Nous avons au moins une heure d'avance sur ces bandits, dit-il; ne perdons pas de temps, mes amis, ramassez une grande quantite de cette herbe seche; il m'en faut cent livres au moins.

  —Pourquoi faire? demanda Kennedy.

  —Je n'ai plus de gaz; eh bien! je traverserai le fleuve avec de l'air chaud!

  —Ah! mon brave! Samuel! s'ecria Kennedy, tu es vraiment un grand homme!

  Joe et Kennedy se mirent au travail, et bientot une enorme meule fut empilee pres du baobab.

  Pendant ce temps, le docteur avait agrandi l'orifice de l'aerostat en le coupant dans sa partie inferieure; il eut soin prealablement de chasser ce qui pouvait rester d'hydrogene par la soupape; puis il empila une certaine quantite d'herbe seche sous l'enveloppe, et il y mit le feu.

  Il faut peu de temps pour gonfler un ballon avec de l'air chaud; une chaleur de cent quatre-vingts degres [100 degrees centigrades,] suffit a diminuer de moitie la pesanteur de l'air qu'il renferme en le rarefiant; aussi le Victoria commenca a reprendre sensiblement sa forme arrondie; l'herbe ne manquait pas; le feu s'activait par les soins du docteur, et l'aerostat grossissait a vue d'eil.

  Il etait alors une heure moins le quart.

  En ce moment, a deux milles dans le nord, apparut la bande des Talibas; on entendait leurs cris et le galop des chevaux lances a toute vitesse.

  " Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy.

  —De l'herbe! de l'herbe! Joe. Dans dix minutes nous serons en plein air!

  —Voila, Monsieur. "

  Le Victoria etait aux deux tiers gonfle.

  " Mes amis! accrochons-nous au filet, comme nous l'avons fait deja.

  —C'est fait, " repondit le chasseur. "

  Au bout de dix minutes, quelques secousses du ballon indiquerent sa tendance a s'enlever. Les Talibas approchaient; ils etaient a peine a cinq cents pas.

  " Tenez-vous bien, s'ecria Fergusson.

  —N'ayez pas peur, mon maetre! n'ayez pas peur! "

  Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantite d'herbe.

  Le ballon, entierement dilate par l'accroissement de temperature, s'envola en frolant les branches du baobab.

  " En route! " cria Joe.

  Une decharge de mousquets lui repondit; une balle meme lui laboura l'epaule; mais Kennedy, se penchant et dechargeant sa carabine d'une main, jeta un ennemi de plus a terre.

  Des cris de rage impossibles a rendre accueillirent l'enlevement de l'aerostat, qui monta a plus de huit cents pieds. Un vent rapide le saisit, et il decrivit d'inquietantes oscillations, pendant que l'intrepide docteur et ses compagnons contemplaient le gouffre des cataractes ouvert sous leurs yeux.

  Dix minutes apres, sans avoir echange une parole, les intrepides voyageurs descendaient peu a peu vers l'autre rive du fleuve.

  La, surpris, emerveille, effraye, se tenait un groupe d'une dizaine d'hommes qui portaient l'uniforme francais. Qu'on juge de leur etonnement quand ils virent ce ballon s'elever de la rive droite du fleuve. Ils n'etaient pas eloignes de croire a un phenomene celeste. Mais leurs chefs, un lieutenant de marine et un enseigne de vaisseau, connaissaient par les journaux d'Europe l'audacieuse tentative du docteur Fergusson, et ils se rendirent tout de suite compte de l'evenement.

  Le ballon, se degonflant peu a peu, retombait avec les hardis aeronautes retenus a son filet; mais il etait douteux qu'il put at
teindre la terre, aussi les Francais se precipiterent dans le fleuve, et recurent les trois Anglais entre leurs bras, au moment ou le Victoria s'abattait a quelques toises de la rive gauche du Senegal.

  " Le docteur Fergusson! s'ecria le lieutenant.

  —Lui-meme, repondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. "

  Les Francais emporterent les voyageurs au dela du fleuve, tandis que le ballon a demi degonfle, entraene par un courant rapide, s'en alla comme une bulle immense s'engloutir avec les eaux du Senegal dans les cataractes de Gouina.

  " Pauvre Victoria! " fit Joe.

  Le docteur ne put retenir une larme; il ouvrit ses bras, et ses deux amis s'y precipiterent sous l'empire d'une grande emotion

  CHAPITRE XLIV

  Conclusion.—Le proces-verbal.—Les etablissements francais.—Le poste de Medine.—Le Basilic.—Saint-Louis.—La fregate anglaise.—Retour a Londres.

  L'expedition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait ete envoyee par le gouverneur du Senegal; elle se composait de deux officiers, MM. Dufraisse, lieutenant d'infanterie de marine, et Rodamel, enseigne de vaisseau; d'un sergent et de sept soldats. Depuis deux jours, ils s'occupaient de reconnaetre la situation la plus favorable pour l'etablissement d'un poste a Gouina, lorsqu'ils furent temoins de l'arrivee du docteur Fergusson.

  On se figure aisement les felicitations et les embrassements dont furent accables les trois voyageurs. Les Francais, ayant pu controler par eux memes l'accomplissement de cet audacieux projet, devenaient les temoins naturels de Samuel Fergusson.

  Aussi le docteur leur demanda-t-il tout d'abord de constater officiellement son arrivee aux cataractes de Gouina.

  " Vous ne refuserez pas de signer un proces-verbal? demanda-t-il au lieutenant Dufraisse.

  —A vos ordres, " repondit ce dernier.

  Les Anglais furent conduits a un poste provisoire etabli sur le bord du fleuve; ils y trouverent les soins les plus attentifs et des provisions en abondance. Et c'est la que fut redige en ces termes le proces-verbal qui figure aujourd'hui dans les archives de la Societe Geographique de Londres:

  " Nous, soussignes, declarons que ledit jour nous avons vu arriver suspendus au filet d'un ballon le docteur Fergusson et ses deux compagnons Richard Kennedy et Joseph Wilson [Dick est le diminutif de Richard, et Joe celui de Joseph.]; lequel ballon est tombe a quelques pas de nous dans le lit meme du fleuve, et, entraene par le courant, s'est abeme dans les cataractes de Gouina. En foi de quoi nous avons signe le present proces-verbal, contradictoirement avec les sus nommes, pour valoir ce que de droit. Fait aux cataractes de Gouina, le 24 mai 1862.

  " SAMUEL FERGUSSON, RICHARD KENNEDY, JOSEPH WILSON DUFRAISSE, lieutenant d'infanterie de marine; RODAMEL, enseigne de vaisseau; DUFAYS, sergent; FLIPPEAU, MAYOR, PELISSIER, LOROIS, RASCAGNET, GUILLON, LEBEL, soldats. "

  Ici finit l'etonnante traversee du docteur Fergusson et de ses braves compagnons, constatee par d'irrecusables temoignages; ils se trouvaient avec des amis au milieu de tribus plus hospitalieres et dont les rapports sont frequents avec les etablissements francais.

  Ils etaient arrives au Senegal le samedi 24 mai, et, le 27 du meme mois, ils atteignaient le poste de Medine, situe un peu plus au nord sur le fleuve.

  La les francais les recurent a bras ouverts, et deployerent envers eux toutes les ressources de leur hospitalite; le docteur et ses compagnons purent s'embarquer presque immediatement sur le petit bateau a vapeur le Basilic, qui descendait le Senegal jusqu'a son embouchure.

  Quatorze jours apres, le 10 juin, ils arriverent a Saint-Louis, ou le gouverneur les recut magnifiquement; ils etaient completement remis de leurs emotions et de leurs fatigues. D'ailleurs Joe disait a qui voulait l'entendre:

  " C'est un pietre voyage que le notre, apres tout, et si quelqu'un est avide d'emotions, je ne lui conseille pas de l'entreprendre; cela devient fastidieux a la fin, et, sans les aventures du lac Tchad et du Senegal, je crois veritablement que nous serions morts d'ennui! "

  Une fregate anglaise etait en partance; les trois voyageurs prirent passage a bord; le 26 juin, ils arrivaient a Portsmouth, et le lendemain a Londres.

  Nous ne decrirons pas l'accueil qu'ils recurent a la Societe Royale de Geographie, ni l'empressement dont ils furent l'objet; Kennedy repartit aussitot pour Edimbourg avec sa fameuse carabine; il avait hate de rassurer sa vieille gouvernante.

  Le docteur Fergusson et son fidele Joe demeurerent les memes hommes que nous avons connus. Cependant il s'etait fait en eux un changement a leur insu.

  Ils etaient devenus deux amis.

  Les journaux de l'Europe entiere ne tarirent pas en eloges sur les audacieux explorateurs, et le Daily Telegraph fit un tirage de neuf cent soixante-dix-sept mille exemplaires le jour ou il publia un extrait du voyage.

  Le docteur Fergusson fit en seance publique a la Societe Royale de Geographie le recit de son expedition aeronautique, et il obtint pour lui et ses deux compagnons la medaille d'or destinee a recompenser la plus remarquable exploration de l'annee 1862.

  ________

  Le voyage du docteur Fergusson a eu tout d'abord pour resultat de constater de la maniere la plus precise les faits et les relevements geographiques reconnus par MM. Barth, Burton, Speke et autres. Grace aux expeditions actuelles de MM. Speke et Grant, de Heuglin et Munzinger, qui remontent aux sources du Nil ou se dirigent vers le centre de .l'Afrique, nous pourrons avant peu controler les propres decouvertes du docteur Fergusson dans cette immense contree comprise entre les quatorzieme et trente-troisieme degres de longitude.

 

 

 


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