Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment
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La peinture des van Velde a d’autres secrets, qu’il serait facile de réduire (á l’impuissance) au moyen de ce qui précède. Mais je n’entends pas tout perdre.
Je n’ignore pas combien de tels développements doivent paraítre arbitrages, schématiques et peu conformes aux images qui en furent l’occasion et l’aliment, aux images des images. Leur conférer des airs plus décents, plus persuasifs, à grand renfort de restrictions et de nuances, ne serait pas impossible sans doute. Mais ce n’est pas la peine.
Il n’a d’ailleurs été question à aucun moment de ce que font ces peintres, ou croient faire, ou veulent faire, mais uniquement de ce que je les vois faire.
Je tiens à le répéter, de crainte qu’on ne les prenne pour des cochons d’intellectuels.
Or on ne peut concevoir une peinture moins intellectuelle que celle-ci.
A. van Velde, en particulier, ne doit commencer à se rendre compte de ce qu’il a fait qu’envirn dix ans après. Entendons-nous. Il sait chaqué fois que ça y est, á la façon d’un poisson de haute mer qui s’arréte á la bonne profondeur, mais les raisons lui en sont épargnées.
Cela semble vrai aussi pour G. van Velde, avec les restrictions (nous y voilà) qu’impose son attaque si differente.
Ils me font penser á ce peintre de Cervantès qui, à la demande ‘Que peignez-vous?’, répondait: ‘Ce qui sortirà demon pinceau’.
Pour finir parlons d’autre chose, parlons de l’ ‘humain’.
C’est là un vocable, et sans doute un concept aussi, qu’on rèserve pour les temps des grands massacres. Il faut la pestilence, Lisbonne et une boucherte religieuse majeure, pour que les étres songent á s’aimer, à foutre la paix au jardinier d’à côté, à étre simplissimes.
C’est un mot qu’on se renvoie aujourd’hui avec une fureur jamais égalée. On dirait des dum-dum.
Cela pleut sur les milieux artistiques avec une abondance toute particulière. C’est dommage. Car l’art ne semble pas avoir besoin du cataclysme, pour pouvoir s’exercer.
Les dégáts sont considérables déjà.
Avec ‘ce n’est pas humain’, tout est dit. A la poubelle.
Demain on exigera de la charcuterie qu’elle soit humaine.
Cela, ce n’est rien. On a quand même l’habitude.
Ce qui est proprement épouvantable, c’est que l’artiste lui-même s’en est mis.
Le poéte qui dit: Je ne suis pas un homme, je ne suis qu’un poéte. Vite le moyen de faire rimer amour et congés payés.
Le musicien qui dit: Je donnerai la sirène á la trompette bouchée. Ça fera plus humain.
Le peintre qui dit: Tous les hommes sont frères. Allons, un petit cadavre.
Le philosophe qui dit: Protagoras avait raison.
Ils sont capables de nous démolir la poésie, la musique, la peinture et la pensée pendant 50 ans.
Surtout ne protestons pas.
Voulez-vous de l’existant sortable? Mettez-lui un bleu. Donnez-lui un sifflet.
L’espace vous intéresse? Faisons-le craquer.
Le temps vous tracasse? Tuons-le tous ensemble.
La beauté? L’homme réuni.
La bonté? Étouffer.
La vérité? Le pet du plus grand nombre.
Que deviendra, dans cette foire, cette peinture solitaire, solitaire de la solitude qui se couvre la téte, de la solitude qui tend les bras?
Cette peinture dont la moindre parcelle contient plus d’humanité vraie que toutes leurs processions vers un bonheur de mouton sacré.
Je suppose qu’elle sera lapidée.
Il y a les conditions éternelles de la vie. Et il y a son coût. Malheur à qui les distinguerà.
Après tout on se contentera peut-étre de huer.
Quoi qu’il en soit, on y reviendra.
Car on ne fait que commencer á déconner sur les frères van Velde.
J’ouvre la sèrie.
C’est un honneur.
3. Peintres de l’Empêchement
J’ai dit tout ce que j’avais à dire sur la peinture des frères van Velde dans le dernier numéro des Cahiers d’Art (à moins qu’il n’yen ait eu un autre depuis). Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit à cet endroit. C’était peu, c’était trop, et je n’ai rien à y ajouter. Heureusement il ne s’agit pas de dire ce qui n’a pas encore été dit, mais de redire, le plus souvent possible dans l’espace le plus réduit, ce qui a été dit déjá. Sinon on trouble les amateurs. Cela d’abord. Et la peinture moderne est déjà assez troublanteen elle-même sans qu’on veuille la rendre plus troublante encore, en disant tantót qu’elle est peut-être ceci, tantót qu’elle est peut-être cela. Ensuite on se trouble soi-même, sans nécessité. Et on est déjà assez troublé, de nécessité, et non seulement par la peinture moderne, sans vouloir se troubler davantage, en essayant de dire ce qui n’a pas encore été dit, à sa connaissance. Car céder à l’ignoble tentation de dire ce qui n’a pas encore été dit, à sa connaissance, c’est s’exposer à un grave danger, celui de penser ce qui n’a pas encore été pensé, qu’on sache. Non, ce qui importe, si l’on ne veut pas ajouter à son trouble et à celui des autres devant la peinture moderne et autres sujets de dissertation, c’est d’affirmer quelque chose, que ce soit sans précédent ou avec, et d’y rester fidèle. Car en affirmant quelque chose et y restant fìdèle, quoi qu’il arrive, on peut finir par se faire une opinion sur presque n’importe quoi, une bonne opinion bien solide capable de durer toute la vie. Et les opinions de cette sorte, faites pour résister aux siécles, ne sont pas à dédaigner, ne le furent sans doute jamais, même au premier Moyen Age. Et cela semble être tout particu-lièrement vrai des opinions ayant trait à la peinture moderne, sur laquelle il n’est pas possible de s’en faire une, même fragile, par les mêthodes ordinaires. Mais en affirmant, un beau jour, avec fermeté et puis encore le lendemain, et le surlendemain, et tous les jours, de la peinture moderne qu’elle est ceci, et ceci seule-ment, alors dans l’espace de dix, douze ans on saura ce que c’est que la peinture moderne, peut-étre même assez bien pour pouvoir en faire profiter ses amis, et sans avoir eu à passer le meilleur de ses loisirs dans des soi-disant galeries, étroites, encombrées et mal éclairées, á l’interroger des yeux. C’st-à-dire que l’on saura tout ce qu’il y a à savoir sur la formule adoptée, ce qui constitute la fin de toute science. Savoir ce qu’on veut dire, voilà la sagesse. Et le meilleur moyen de savoir ce qu’on veut dire, c’est de vouloir dire la même chose tous les jours, avec patience, et de se familiariser ainsi avec la formule employée, dans tous ses sables mouvants. Jusqu’à ce que finalement, aux colles classiques sur l’expression-nisme, l’abstraction, le constructivisme, le néo-plasticisme et leurs antonymes, les réponses se fassent tout de suite, complètes, définitives et pour ainsi dire machinates. La sécurité esthétique et le sentiment de bien-être qui en résultent se laissent avantageuse-ment étudier dans la société des peintres modernes eux-mêmes, qui vous diront, pour peu qu’on le leur demande, et même sans qu’on leur demande rien, en quoi exactement la peinture moderne consiste, et en quoi exactement elle ne consiste pas, mais de préférence en quoi exactement elle ne consiste pas, à toute heure du jour et de la nuit, et qui réduiront à néant tout ce qui résiste à cette démonstration en moins de temps qu’il ne leur en faut pour décrire un cercle, ou un triangle. Et leur peinture proprement dite, qu’il ne faut tout de même pas confondre avec leur conversation, porte avec allégresse la même marque de certitude et d’irréfragabilité. A tel point que des deux choses, la toile et le discours, il n’est pas toujours facile de savoir laquelle est l’oeuf et laquelle la poule.
Nous apprenons à l’heure qu’il est, non seulement par la bouche des crocodiles habituels, un oeil plein de larmes et l’autre vissé sur le marché, mais par celle des connaisseurs les plus sérieux et respectables, que l’École de Paris (sens à déterminer) est finie ou presque, que ses maîtres sont morts ou mourants, ses petits maîtres aussi, et les épigones perdus dans les ruines des grands refus.
/> Cela doit signifier soit que l’effort, les efforts du dernier demi-siécle de peinture en France sont liquidés, les problémes résolus, la route fermée, soit que l’affaire a tourné court faute d’exécutants. Ou il ne reste plus rien à faire dans le sens de ces efforts, ou ce qu’il reste à faire ne se fait pas, parce qu’il n’y a personne pour le faire.
Je suggère que la peinture des van Velde est une assurance que l’Ecole de Paris (cf. l’heure de Greenwich) est encore jeune et qu’un bel avenir lui est promis.
Une assurance, une double assurance, car le même deuil les méne loin l’un de l’autre, de deuil de l’objet.
L’histoire de la peinture est l’histoire de ses rapports avec son objet, ceux-ci évoluant, nécessairement, d’abord dans le sens de la largeur, ensuite dans celui de la pénétration. Ce qui renouvelle la peinture, c’est d’abord qu’il y a de plus en plus de choses à peindre, ensuite une façon de les peindre de plus en plus posses-sionnelle. Je n’entends pas par là une première phase touteen épanouissement, suivi d’une seconde toute en concentration, mais seulement deux attitudes liées Fune à l’autre, comme le repos à l’effort. Le frisson primaire de la peinture en prenant conscience de ses limites porte vers les confins de ces limites, le secondaire dans le sens de la profondeur, vers la chose que cache la chose. L’objet de la représentation résiste toujours à la représtentation, soit à cause de ses accidents, soit à cause de sa substance, et d’abord à cause de ses accidents, parce que la connaissance de l’accidént précède celle de la substance.
Le premier assaut donné à l’objet saisi, indépendamment de ses qualités, dans son indifférence, son inertie, sa latence, voilà une définition de la peinture moderne qui n’est sans doute pas plus ridicule que les autres. Elle a l’avantage, sans être en rien un jugement de valeur, d’exclure les surréalistes, dont la préoccupation, portant uniquement sur des questions de répertoire, reste aussi éloignée de sa grande contemporaine que les Siennois Sassetta et Giovanni di Paolo de l’effort en profondeur de Massaccio et de Castagno. Giovanni di Paolo est un obscurantiste charmant. Elle exclut également ces estimables abstracteurs de quintessence Mondrian, Lissitzky, Malevitsch, Moholy-Nagy. Et elle exprime ce qui est commun à des indépendants aussi divers que Matisse, Bonnard, Villon, Braque, Rouault, Kandinsky, pour ne mentionner qu’eux. Les Christ de Rouault, la nature morte la plus chinoise de Matisse, un conglomérat du Kandinsky de 1943 ou 1944, sont issus du même effort, celui d’exprimer en quoi un clown, une pomme et un carré de rouge ne font qu’un, et du même désarroi, devant la résistance qu’oppose cette unicité à étre expriméc. Car ils ne font qu’un en ceci, que ce sont des choses, la chose, la choseté. Il semble absurde de parler, comme faisait Kandinsky, d’une peinture libérée de l’objet. Ce dont la peinture s’est libérée, c’est de l’illusion qu’il existe plus d’un objet de représentation, peut-étre même de l’illusion que cet unique objet se laisse représenter.
Si c’est là le dernier état de l’École de Paris, après sa longue poursuite moins de la chose que de sa choseté, moins de l’objet que de la condition d’etre, alors on est peut-être en droit de parler d’une crise. Car que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la representation?
Il reste à représenter les conditions de cette dérobade. Elles prendront l’une ou l’autre de deux formes, selon le sujet.
L’un dira: Je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce qu’il est ce qu’il est. L’autre: Je ne peux voir léobjet, pour le représenter, parce que je suis ce que je suis.
Il y a toujours eu ces deux sortes d’artiste, ces deux sortes d’empêchement, l’empêchement-objet et l’empêchement-oeil. Mais ces empêchements, on en tenait compte. Il y avait accommodation. Ils ne faisaient pas partie de la représentation, ou à peine. Ici ils en font partie. On dirait la plus grande partie. Est peint ce qui empêche de peindre.
Geer van Velde est un artiste de la première sorte (à mon chancelant avis), Bram van Velde de la seconde.
Leur peinture est l’analyse d’un état de privation, analyse empruntant chez l’un les termes du dehors, la lumière et le vide, chez l’autre ceux du dedans, l’obscurìté, le plein, la phosphorescence.
La résolution s’obtient chez l’un par l’abandon du poids, de la densité, de la solidité, par un déchirement de tout ce qui gâche l’espace, arréte la lumière, par l’engloutissement du dehors sous les conditions du dehors. Chez l’autre parmi les masses inébranlables d’un être écarté, enfermé et rentré pour toujours en lui-même, sans traces, sans air, cyclopéen, aux brefs éclairs, aux couleurs du spectre du noir.
Un dévoilement sans fin, voile derrière voile, plan sur plan de transparences imparfaites, un dévoilement vers l’indévoilable, le rien, la chose à nouveau. Et l’ensevelissement dans l’unique, dans un lieu d’impénétrables pmximités, cellule peinte sur la pietre de la cellule, art d’incarcération.
Voilà ce à quoi il faut s’attendre quand on se laisse couillonner à écrire sur la peinture. A moins d’être un critique d’art.
La peinture des van Velde sort, libre de tout souci critique, d’une peinture de critique et de refus, refus d’accepter comme donné le vieux rapport sujet-objet. Il est évident que toute oeuvre d’art est un rajustement de ce rapport, mais sans en être une critique dans le sens où le meilleur de la peinture moderne en est une critique qui dans ses dernières manifestations ressemble fort à celle qu’on adresse, avec un bâton, aux lenteurs de l’âne mort.
A partir de ce moment il reste trois chemins que la peinture peut prendre. Le chemin du retour à vietile naiveté, à travers l’hiver de son abandon, le chemin des repentis. Puis le chemin qui n’en est plus un, mais une dernière tentative de vivre sur le pays conquis. Et enfin le chemin en avant d’une peinture qui se soucie aussi peu d’une convention périmée que des hiératismes et préciosités des enquétes superflues, peinture d’acceptation, entre-voyant dans l’absence de rapport et dans l’absence d’objet le nouveau rapport et le nouvel objet, chemin qui bifurque déjà, dans les travaux de Bram et de Geer van Velde.
4. Three Dialogues
I
Tal Coat
B. — Total object, complete with missing parts, instead of partial object. Question of degree.
D. — More. The tyranny of the discreet overthrown. The world a flux of movements partaking of living time, that of effort, creation, liberation, the painting, the painter. The fleeting instant of sensation given back, given forth, with context of the continuum it nourished.
B. — In any case a thrusting towards a more adequate expression of natural experience, as revealed to the vigilant coenaesthesia. Whether achieved through submission or through mastery, the result is a gain in nature.
D. — But that which this painter discovers, orders, transmits, is not in nature. What relation between one of these paintings and a landscape seen at a certain age, a certain season, a certain hour? Are we not on a quite different plane?
B. — By nature I mean here, like the naivest realist, a composite of perceiver and perceived, not a datum, an experience. All I wish to suggest is that the tendency and accomplishment of this painting are fundamentally those of previous painting, straining to enlarge the statement of a compromise.
D. — You neglect the immense difference between the significance of perception for Tal Coat and its significance for the great majority of his predecessors, apprehending as artists with the same utilitarian servility as in a traffic jam and improving the result with a lick of Euclidian geometry. The global perception of Tal Coat is disinterested, committed neither to truth nor to beauty, twin tyrannies of nature. I can see the compromise of past painting, but not that which you deplore in the Matisse of a certain period and in the Tal Coat of today.
B. — I do not deplore. I agree that the Matisse in question, as well as the Franciscan orgies of Tal Coat, have prodigious value, but a value cognate with those already accumulated. What we have to consider in the case
of Italian painters is not that they surveyed the world with the eyes of building contractors, a mere means like any other, but that they never stirred from the field of the possible, however much they may have enlarged it. The only thing disturbed by the revolutionaries Matisse and Tal Coat is a certain order on the plane of the feasible.
D. — What other plane can there be for the maker?
B. — Logically none. Yet I speak of an art turning from it in disgust, weary of its puny exploits, weary of pretending to be able, of being able, of doing a little better the same old thing, of going a little further along a dreary road.
D. — And preferring what?
B. — The expression that there is nothing to express, nothing with which to express, nothing from which to express, no power to express, no desire to express, together with the obligation to express.
D. — But that is a violently extreme and personal point of view, of no help to us in the matter of Tal Coat.
B. —
D. — Perhaps that is enough for today.
II
Masson
B. — In search of the difficulty rather than in its clutch. The disquiet of him who lacks an adversary.
D. — That is perhaps why he speaks so often nowadays of painting the void, ‘in fear and trembling’. His concern was at one time with the creation of a mythology; then with man, not simply in the universe, but in society; and now … ‘inner emptiness, the prime condition, according to Chinese esthetics, of the act of painting’. It would thus seem, in effect, that Masson suffers more keenly than any living painter from the need to come to rest, i.e. to establish the data of the problem to be solved, the Problem at last.
B. — Though little familiar with the problems he has set himself in the past and which, by the mere fact of their solubility or for any other reason, have lost for him their legitimacy, I feel their presence not far behind these canvases veiled in consternation, and the scars of a competence that must be most painful to him. Two old maladies that should no doubt be considered separately: the malady of wanting to know what to do and the malady of wanting to be able to do it.