Bohemian Flats

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Bohemian Flats Page 4

by Mary Relindes Ellis


  — Si c’est une fille, lui dit Magdalena, je voudrais qu’on l’appelle Rose.

  Le jour de son septième anniversaire, elle découvrit que sa mère lui avait fait un autre mensonge : on ne vivait pas deux vies, mais trois. Ce jour-là, elle accompagnait sa mère à la Fuggerei, quartier constitué de logements pour les pauvres au sein de la ville d’Augsbourg et édifié presque quatre siècles auparavant par Jakob Fugger, riche négociant et fervent catholique. Elles pénétrèrent dans cette enclave par la porte en voûte située dans Jakobstraße et arrivèrent dans la principale rue pavée, dite Herrengaße. C’était en tout début de matinée, par un jeudi froid mais ensoleillé du mois de février. Il n’y avait personne, hormis un unijambiste assis sur un banc de pierre, non loin de la place du Marché. Cet homme portait un chapeau mou et le manteau en tricot de laine marron typique de la classe ouvrière. Au lieu d’avoir un pantalon de la même couleur que son manteau ou semblable au pantalon de costume que mettait le père de Magdalena, l’homme portait des hauts-de-chausses, jadis blancs, mais rendus tout gris par l’usure et le passage du temps. La moitié droite des hauts-de-chausses était repliée et épinglée près de l’aine, faute d’une jambe pour la remplir. Mais la jambe gauche de l’homme témoignait de l’aspect qu’avait pu avoir le membre absent. Les hauts-de-chausses étaient tendus sur une longue cuisse musclée, tandis que le mollet et le pied étaient pris dans une botte de cuir noir découpée plus bas à l’arrière et dont l’avant comportait un large revers recouvrant le genou. Une botte comme cela, elle en avait déjà vu lors d’une visite en famille à Berlin, l’automne précédent, où ils avaient assisté entre autres à un défilé militaire : une botte de cuirassier. Elle se demanda ce qu’il était advenu du reste de l’uniforme, du casque à plumes et de l’épée rutilante.

  — Josef ! Il fait trop froid pour rester assis dehors habillé comme ça ! lança la mère de Magdalena.

  — J’ai assez chaud, répondit-il.

  Il regarda Magdalena et sourit comme s’il la connaissait.

  — Bonjour princesse, dit-il. Tu es aussi charmante que ta maman.

  Magdalena décida qu’il était plus âgé que son père, mais pas aussi vieux que son grand-père Richter.

  — Nous ne sommes pas ici pour faire joli. Nous sommes ici pour aider, répondit Adelinde.

  Et sa mère souleva le grand sac rempli de livres qu’elle avait prévu de répartir entre les enfants de la Fuggerei.

  — Mais c’est son anniversaire, dit l’homme. Elle doit avoir la permission de jouer également.

  — Elle l’aura, une fois que nous aurons terminé notre travail.

  Leur travail consistait à passer trois demi-journées par semaine à distribuer des vêtements usagés mais propres, ou bien du pain frais, des légumes, des fruits ou de la viande – des chapelets de saucisses ou un jambon. Sa mère apprenait aussi à lire et à écrire, aux petits comme aux grands. Magdalena aimait bien jouer avec les autres enfants de ce quartier populaire. Ici, elle n’avait pas le sentiment qu’on l’observait ni qu’elle était différente ; aucun des habitants ne semblait lui en vouloir d’être issue d’une famille prospère.

  — N’y manquez pas. Tous les enfants doivent avoir du temps pour jouer, dit-il en souriant de nouveau à Magdalena.

  Une idée lui traversa soudain l’esprit. Comment cet homme savait-il que c’était son anniversaire ? Elle ne l’avait jamais vu auparavant dans le quartier et n’avait pas non plus entendu parler de lui par son père ou sa mère. Adelinde dit au revoir à Josef et continua à longer la rue. Sentant le regard de l’homme posé sur elles, Magdalena s’arrêta pour se retourner. Ce qu’elle vit alors, ce ne fut pas celui avec lequel elles venaient de parler, assis bien droit sur le banc, mais le soldat qu’il avait été, gisant au sol, gémissant, agrippant d’une main sa jambe ensanglantée et repliée selon un angle inhabituel. Il y a avait des voix, des ombres – des ombres d’autres hommes étendus autour de lui. Elle entendit hennir un cheval qui s’écroulait, mais ne le vit pas. En revanche, elle vit Josef prendre un pistolet à l’intérieur de sa cuirasse et le porter à sa tête. C’est alors que sa mère la saisit par le bras.

  — Magdalena ! C’est grossier de fixer les gens !

  Elle n’aurait su dire ce qui se passait, seulement que le contact et la voix de sa mère la firent sursauter. Elle cligna les yeux. Josef était assis sur le banc, exactement comme avant. Il lui fit un signe de la main. Adelinde le salua à son tour en articulant silencieusement : Je suis désolée.

  Sa mère attendit qu’elles aient disparu du champ de vision de Josef pour s’arrêter une nouvelle fois. Les sourcils froncés, elle appliqua la main contre le front de Magdalena, puis contre sa joue.

  — Josef t’a-t-il fait peur ?

  — Non.

  — Tu as l’air tellement pâle. Tu te sens bien ?

  — Oui… Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Magdalena.

  — Josef était soldat pendant la guerre contre la France. Il était à la bataille de Gravelotte. Une bataille terrible, l’une des pires pour les deux camps. Josef a reçu une balle dans la jambe et elle lui a brisé l’os. On l’a laissé pour…

  Sa mère s’interrompit, s’empara du sac de livres et mit un terme à la conversation.

  — Suffit. Nous avons du travail à faire avant de rentrer fêter ton anniversaire.

  Une heure et demie plus tard, elles quittaient une maison de l’Ochsengasse, après avoir distribué le dernier livre. Elles étaient à mi-chemin de la rue principale du quartier lorsqu’elles rencontrèrent une femme à la mine fatiguée, dont les cheveux bruns parsemés de gris étaient lâchement rassemblés en un chignon tout simple sur sa nuque. Son visage s’illumina quand elle aperçut Magdalena et sa mère.

  — Adelinde ! Quel plaisir de vous voir ! Merci pour la ravissante batiste que vous avez laissée la semaine dernière. Et voici donc votre fille aînée, non ?

  Comme la femme se penchait pour embrasser Magdalena sur les deux joues, Adelinde hocha la tête et se mit à rire. Puis toutes deux commencèrent à discuter non pas en allemand ni en hongrois, mais en roumain. Sa mère ne parlait que rarement roumain en public et guère plus souvent à la maison. Mais suffisamment pour que Magdalena reconnaisse cette langue, sans pour autant bien la comprendre. Le manteau de la femme était élimé par endroits, avec, au bout des manches et sur le col, une fourrure miteuse qui donnait l’impression d’avoir été mordillée par un petit chien, mais elle sentait la cardamome et la cannelle, et non le savon pour la lessive ou la sueur du travail manuel, comme la plupart des femmes de la Fuggerei. À cet instant, un rayon de soleil l’aveugla et elle ferma les yeux pour s’en protéger. C’est alors qu’elle vit, dans la nuit de ses paupières closes, les mains jointes de la femme entourées de chapelets, sa tête baissée et sa bouche solennelle. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la femme parlait de nouveau en allemand et leur disait au revoir. Elle embrassa Magdalena une fois encore ; sa respiration était hachée et sifflante. Durant quelques secondes, Magdalena fut submergée par la sensation de panique et de vertige qui émanait de sa personne. Sa mère et elle attendirent que la femme ait regagné son logis et lui firent encore signe de la main avant qu’elle ne referme sa porte.

  — Qui était-ce ? demanda-t-elle.

  — Frau Mueller. La femme de Josef. Elle travaille à la boulangerie du marché et confectionne des robes de communion pour les familles qui n’ont pas les moyens d’en acheter. Elle a eu une vie difficile, à travailler et à s’occuper de son mari.

  — Elle va mourir, dit Magdalena.

  Sa mère blêmit.

  — Comment le sais-tu ? demanda-t-elle sèchement.

  — Je l’ai vu.

  Sa mère demeura pétrifiée, comme saisie d’effroi. Puis elle lui prit la main et, faisant demi-tour, elles repartirent là d’où elles venaient, près de l’extrémité de l’Ochsengasse.

  — Sais-tu ce qui s’est passé ici en 1625 ? demanda sa mère en désignant la maison du garde.

  Magdalena secoua la tête.

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bsp; — Une femme du nom de Dorothea Braun habitait ici avec sa fille. Elle était infirmière à l’hôpital de la Fuggerei. Pour des raisons qu’on ignore, la fille a prétendu que sa mère pratiquait la sorcellerie. Tu sais ce que c’est ?

  — Oui. C’est ce que font les sorcières.

  — Exactement, dit sa mère avant de s’arrêter pour reprendre son souffle. On a cru la fille et torturé la mère en la forçant à avouer être une personne qu’elle n’était pas. On l’a condamnée, décapitée et ensuite on a brûlé son corps.

  Adelinde s’agenouilla, prit Magdalena par les épaules et poursuivit :

  — Ils n’avaient aucune preuve, juste les paroles d’une fillette de onze ans probablement fâchée contre sa mère pour une broutille. Mais ce sont ces mêmes paroles qui l’ont tuée.

  — C’était il y a longtemps, répondit Magdalena.

  Elle ne savait pas très bien pourquoi sa mère lui racontait une vieille histoire qui ne les concernait pas. Après tout, elles n’étaient pas des sorcières, elles.

  — Les gens ne changent pas beaucoup. Dans les temps difficiles, comme on en connaît depuis dix ans, ils ont besoin de rejeter la faute sur quelque chose ou quelqu’un. Et ils s’en prennent souvent à des individus qui ont l’air différent, ou qui sont plus intelligents. Ou qui tiennent des propos apparemment suspects, ajouta sa mère.

  — Mais je l’ai vu.

  Sa mère serra fort son menton.

  — Tu n’as rien vu, dit-elle.

  Frau Mueller succomba à une pneumonie deux semaines plus tard. Éperdu de douleur suite à la mort de son épouse, Josef Mueller se tira une balle dans la tête au lendemain des funérailles.

  *

  * *

  Lui aussi était un fils cadet. Voilà ce que Herr Professor-Doktor Richter fit remarquer à Albert le jour où il alla chez lui prendre sa première leçon particulière.

  — Ce n’est pas facile d’être le deuxième homme de la famille. La première place est déjà prise. On attend beaucoup de nous, les fils cadets, sans pour autant nous donner de directions précises. Il nous faut réussir notre vie nous-mêmes. Mais, dit-il en affichant un sourire complice, cela nous pousse à faire des choix, à prendre le contrôle de notre vie. Et avec un cerveau comme le tien, le monde regorge de possibles.

  Puis il lui tapota affectueusement le crâne.

  D’habitude, Richter ne donnait pas de leçons particulières à son domicile après l’école, mais il trouvait qu’Albert était un élève exceptionnel. Recevoir des leçons d’un érudit aussi prestigieux était pour celui-ci à la fois un honneur insigne et une bataille durement gagnée contre son père, qui prêtait foi aux rumeurs concernant Richter et son épouse.

  Albert avait treize ans lorsque, les jambes en coton, il frappa à la porte massive de la maison de Maximilanstraße afin de recevoir sa première leçon.

  Ce ne fut pas la bonne, mais Frau Richter qui lui ouvrit.

  — Bonjour, Albert ! Bienvenue au château !

  Il pénétra dans le vestibule d’un pas mal assuré, incapable de coordonner ses pieds et ses mains. Frau Richter lui prit son cartable.

  — Cela ne me plaît pas de vivre dans une si grande maison, dans une rue si illustre, mais c’est comme ça, dit-elle en feignant de ne pas remarquer sa nervosité.

  Puis Richter apparut et, après avoir écarté deux gros chiens, il fit entrer Albert dans son bureau.

  — Ma femme peut bien l’appeler un château, déclara-t-il une fois installé à sa table de travail ; moi, je l’appelle un cirque. Ces deux ours devant la porte n’en sont qu’une partie. Nous avons également six canaris et deux chats.

  Il soupira et passa la main dans sa chevelure clairsemée.

  — Comme tu le verras, mon épouse et mes filles ont beaucoup d’affection pour les animaux. Un de ces jours, en rentrant, je vais trouver un singe suspendu au lustre du vestibule.

  Ce n’était pas seulement un monde de possibles, mais tout un univers qui se révélait à Albert, le mardi et le jeudi. Le mercredi et le vendredi, jours qui suivaient les soirées passées à prendre ces leçons particulières, il travaillait dur pour suivre le chemin de la connaissance. Méfiant de ce qu’il pouvait bien apprendre chez le professeur, son père lui posait des questions. Mais Heinrich le sous-estimait : il était incapable de s’apercevoir que l’obstination qu’on lui prêtait existait aussi chez son fils. Albert feignait d’ignorer ce qui se passait dans la maisonnée des Richter. Plus son père cherchait à savoir, plus la loyauté d’Albert envers le professeur se trouvait renforcée et confortée, car ce n’était pas seulement une instruction formelle qu’il recevait chez Richter, mais aussi une éducation libérale et pleine d’affection de la part de sa famille.

  Au dîner, les Richter parlaient. Leurs quatre filles étaient encouragées à exprimer leurs pensées et leurs opinions, à commenter les événements qui avaient marqué leur journée. Albert écoutait, bouche bée, les décisions auxquelles on aboutissait au terme de discussions parfois enflammées, mais toujours sans colère. Il semblait n’exister aucun sujet qu’on ne puisse évoquer : politique, religion, histoire, l’administration de la ville, les six canaris de Frau Richter, la question de savoir s’il fallait prendre un troisième chien ou non. Richter ne manquait jamais de demander à celle de ses filles qui avait lancé un débat en particulier : « Pourquoi penses-tu cela ? » afin de la contraindre à fournir une réponse judicieuse et logique pour défendre son point de vue.

  Albert trouvait Frau Richter tout particulièrement fascinante. Prononcé à voix haute, son seul prénom – Adelinde – était une mélodie. Ses yeux en amande étaient aussi foncés que les grains de café qu’elle broyait et faisait infuser pour le dessert. À la lueur du crépuscule, ses cheveux paraissaient noirs mais, au soleil, on y voyait un reflet irisé de multiples couleurs identique à celui dont brillent les ailes du sansonnet. Elle les portait souvent en un chignon tressé. Pour les grandes occasions, elle les retenait par une barrette au sommet de son crâne, si bien qu’une cascade de boucles enveloppait ses épaules. Parfois, elle les roulait avant de les emprisonner sur sa nuque dans une résille ornée de perles. Et chaque jour elle arborait des boucles d’oreilles, des pendentifs en cristal qui mettaient en valeur son long cou. Quand elle se tournait pour s’adresser à ses filles, il voyait dans son profil celui des reines de l’Égypte ancienne qu’il avait étudiées à l’école. Sa silhouette juvénile évoquait un sablier : contrairement aux autres femmes qui avaient porté plus d’un enfant, elle ne s’était pas épaissie, la taille tout juste marquée par une légère compression au moyen de corsets tellement renforcés qu’ils auraient pu tenir lieu de plastrons à quelque guerrière. Lorsqu’il lui fit part de ses impressions concernant Adelinde, sa mère lui répondit avec une admiration non feinte :

  — C’est une beauté. Si la joliesse ne peut durer qu’un temps, la vraie beauté chez une femme dure jusqu’à sa mort. Plus important encore, Frau Richter est aimable et généreuse.

  Adelinde Richter lisait la même quantité de journaux et de livres que son mari, et parlait couramment quatre langues. Elle régalait Albert des récits de leurs séjours à Budapest, Rome, Paris, Berlin, Moscou et Londres. L’art et l’histoire de l’art constituaient ses principaux centres d’intérêt. Elle fit visiter leur demeure à Albert, lui montra des œuvres originales de peintres inconnus et des répliques de toiles célèbres accrochées dans le salon privé de la famille

  — Il faut du courage pour exprimer la vérité à travers un tableau, dit-elle. Ce sont les peintres qui ont le plus grand pouvoir, parce qu’ils touchent ceux qui ne savent pas lire, mais qui voient. Et que vois-tu ici ?

  Elle désigna d’un grand geste les tableaux accrochés au mur. Il contempla longuement les répliques de la Bethsabée de Rembrandt, de Léda et le cygne de Vinci, de La Naissance de Vénus de Botticelli et de La Résurrection de Lazare, du Caravage.

  — Il y a quelque chose qui ne va pas, dit-il en considérant de plus près chacune des toiles. C’est comme quand on vous raconte trop d’histo
ires à la fois. Et Lazare est le seul homme.

  — Ah, quel adorable garçon tu fais ! répondit Frau Richter. J’ai dit la même chose à Immanuel. Ces thèmes sont contradictoires. Il y a la naissance, la mort, l’adultère, le viol et la résurrection dans une même pièce. Et quant à Lazare, tu as tout à fait raison. J’ai demandé à Immanuel de le décrocher.

  Ce dernier apparut justement sur le seuil, une bouteille d’anis à la main.

  — Au contraire, dit-il. Ce sont les thèmes qui illustrent la réalité et les croyances humaines. Le bien et le mal.

  — Pourquoi ne pas mettre à la place un autre Caravage ? La Mort de la Vierge ? suggéra Albert. Là, au moins, ces thèmes et ces réalités seraient tous incarnés par des femmes. À l’exception du cygne dans le tableau de Vinci, évidemment, puisqu’il représente Zeus.

  — C’est une très bonne suggestion. Même si Zeus est présent, ses actions sont comme une forme de mise à mort de la femme. Tu vois ce que je veux dire ? demanda Frau Richter à son mari.

  Albert resta un moment perplexe. Puis il se rappela une phrase que sa mère avait dite un jour.

  — « Le viol, c’est la mort », déclara-t-il.

  — Exactement ! Je crois qu’Albert est ton élève le plus brillant, s’exclama Frau Richter.

  — En effet, répondit son mari.

  Toujours au côté d’Albert, il examinait les tableaux.

  — Hem. Il semble bel et bien que Lazare soit l’homme de trop.

  Frau Richter différait de son mari en ceci que, d’après elle, la raison et les faits ne suffisaient pas toujours à établir la vérité. Il y avait des discussions au cours desquelles Frau Richter répondait invariablement : « Certaines questions ne peuvent trouver de réponse dans les faits ni dans la logique, seulement dans l’intuition. » Richter levait alors les bras au ciel et se plaignait en riant d’être le seul homme dans une maison pleine de femmes. Cependant, c’était bien souvent l’intuition de Frau Richter qui l’emportait. Albert l’entendit émettre, non sans une apparente désinvolture, quelques spéculations sur les heurs et malheurs d’une autre famille. Et quand ses hypothèses se vérifiaient, elle ne disait pas grand-chose ; tout juste exprimait-elle sa joie pour cette famille quand la fortune lui souriait, sinon sa compassion lorsqu’elle vivait des moments difficiles ou qu’elle était frappée par une tragédie. C’était aussi Frau Richter qui décidait des lieux où passer les vacances, voire des dates auxquelles entreprendre les voyages. En outre, tout comme sa propre mère, elle disposait d’une pièce adjacente à la cuisine et dans laquelle elle mettait à sécher des herbes, accrochait des chapelets d’ail, d’oignons et d’autres plantes cueillies près du mur d’enceinte du jardin à l’arrière de la maison. Il n’y avait guère prêté attention, jusqu’au jour où il arriva fiévreux et tout pantelant chez les Richter. Frau Richter lui mit alors un cataplasme d’ail et de moutarde sur le torse, et lui fit aussi boire un bouillon de poule dans lequel avait trempé un petit sachet de mousseline contenant des herbes prises dans son garde-manger. En se réveillant le lendemain matin, il eut l’impression de ne pas avoir été malade. Jamais il ne parla à ses parents de cet épisode ni de sa subite guérison, pas plus qu’il ne leur fournit de renseignements susceptibles d’étayer les rumeurs concernant les dons divinatoires d’Adelinde. Il trouvait curieux que Richter et ses filles ne parlent jamais des singuliers talents de Frau Richter, mais comme il sentait que ce silence n’avait rien de fortuit, il ne posait pas de questions.

 

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