Bohemian Flats

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Bohemian Flats Page 5

by Mary Relindes Ellis


  Magdalena, la fille aînée des Richter, fréquentait également le lycée. Elle y adoptait une attitude discrète et, sans sa ressemblance frappante avec sa mère, elle aurait été invisible. Pleine d’entrain en famille, elle demeurait en retrait et plutôt distante avec lui. C’était uniquement sur les instances de sa mère qu’elle lui tenait compagnie le mardi et le jeudi après dîner. Un soir, ils mirent leur manteau et allèrent se promener dans l’enceinte du grand jardin à l’arrière de la maison.

  — Tu as de la chance d’habiter Maximilanstraße.

  — Pourquoi ? demanda-t-elle en passant ses longs doigts sur le mur de briques.

  — Parce que ce lieu est historique. C’est une ancienne route construite par les Romains.

  — Qui ont conquis les Germains, dit-elle sans le regarder. Les barbares.

  — C’est ce que tu crois que nous sommes ? Des barbares ? dit-il tout en se demandant à quoi ressemblait sa chevelure, le soir, une fois brossée, les tresses défaites.

  Magdalena se tourna vers lui.

  — Non. C’est ce que vous pensez de nous. Les Romains, c’est vous.

  Il lui fallut une seconde pour comprendre qu’elle faisait allusion à cette fameuse lignée dont son père prétendait descendre. Elle avait aussi utilisé le vous du pluriel, ce qui l’incluait dans le reste de la société d’Augsbourg.

  — Je ne suis pas romain, rétorqua-t-il, vexé. Je suis allemand, comme toi.

  Puis il s’interrompit en songeant à ses discussions avec le professeur Richter sur l’histoire de l’Allemagne.

  — Quoi que cela signifie.

  Face à face, silencieux, ils exhalaient de petits nuages blancs. Il n’appréciait guère d’être assimilé à ceux qui tenaient pour suspecte la famille de Magdalena, mais il comprenait sa méfiance. Magdalena se protégeait.

  Elle fit un pas en avant, les bras croisés.

  — Maintenant, tu as vu comment nous vivons, comment nous sommes. Il y a du vrai dans ce qu’on dit. Maman est catholique, mais non pratiquante. Elle ne croit pas au péché originel ni à la virginité de Marie. Et je pense que tu as remarqué qu’elle est un peu spéciale. Mais ça ne veut pas dire qu’elle soit tzigane.

  — Oui, j’ai remarqué. Est-ce que tu as…

  — Et c’est vrai que papa est athée, poursuivit-elle en ignorant son interruption. Il va à l’église uniquement pour que les gens nous fichent la paix.

  — Mais il connaît la Bible mieux qu’un prêtre.

  — Parce que c’est un érudit. Il respecte la Bible en tant qu’œuvre littéraire, mais sans pour autant croire qu’il s’agit de la parole de Dieu. Toi, tu es ici parce que mon père te fait confiance. Il se moque de ce que les gens pensent de lui, mais il s’inquiète pour maman et nous. Tu pourrais nous nuire avec ce que tu sais.

  C’était vrai. Albert n’ignorait pas ce que son propre père ferait de ce genre d’informations : il le retirerait du lycée, le soustrairait à cette existence précieuse qu’il goûtait deux jours par semaine.

  — Je ne suis pas mon père, dit-il. Et elle me plaît, votre façon de vivre.

  À son grand embarras, il fondit en larmes. Des années plus tard, il dirait à sa petite-fille que ç’avait été comme si Magdalena avait pris sa tête entre ses mains, lu le contenu de ses pensées, puis qu’elle lui avait fracturé le crâne, le soulageant de la pression d’avoir vécu dans le chaos jusqu’à cet instant. Magdalena sourit, tendit le bras et serra sa main dans la sienne. Puis elle le conduisit vers la maison.

  — Non, tu n’es pas ton père, dit-elle. Maman a raison. Tu es comme ta mère.

  Après le dessert, Magdalena et Albert se retrouvèrent dans le bureau de Richter. Magdalena prit trois énormes livres sur une étagère, ouvrit le premier et s’assit sur le petit canapé.

  — Ça, ce sont des tableaux de Goya.

  Elle souriait très largement, tandis que les joues d’Albert rosissaient de plus en plus à chaque page.

  — Papa a beaucoup de livres d’art érotique ici : Degas, Courbet, Bouguereau. On sait qu’il les regarde quand maman dit : « Ne dérangez pas votre père, il est avec ses dames. »

  — C’est vrai ?

  Magdalena éclata de rire.

  — Ne t’inquiète pas. Il aime beaucoup maman. Papa dit que la fonction du corps n’est pas uniquement de travailler, mais d’être aussi un instrument au service de l’amour et que ce n’est donc pas quelque chose dont il faut avoir honte.

  Avant qu’elle ait pu ouvrir le livre suivant, il attrapa son recueil de Goethe, qu’il avait laissé sur le bureau de Richter, et le posa sur ses cuisses.

  — Comme ça, je ne l’oublierai pas, expliqua-t-il.

  Au supplice, il écoutait Magdalena lui parler des deux autres livres. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, il prétexta la fatigue et prit congé. Il monta à toute allure dans sa chambre et, après avoir fermé la porte, il déboutonna son pantalon, puis se masturba. Ensuite, il se déshabilla entièrement et fit couler un bain chaud. Il regarda son pénis dans l’eau, érigé et dur pour la seconde fois. Tout ce qu’on lui avait enseigné au sujet de la famille, des hommes et des femmes, mais aussi de toutes les possibilités de sa propre vie avait été bouleversé. Même si un tel libéralisme n’existait pas chez lui, ses parents étaient progressistes pour leur époque : on ne parlait jamais de sexe chez les Kaufmann, mais l’acte y était entendu comme une chose naturelle. Le prêtre pouvait bien faire de longs discours sur les maux induits par la masturbation, leur père ne les mentionnait qu’en passant et les tournait immédiatement en plaisanterie. De temps à autre, leur mère disait à Raimund et Albert de ne pas trop « se préoccuper de soi-même », mais ce n’était pour elle qu’un sujet d’inquiétude mineur. Albert et ses frères ne souffraient pas, comme certains de leurs camarades à qui l’on attachait les mains aux montants du lit ou qui devaient rester à genoux toute la journée sur un sol rugueux, à réciter des prières. Toutefois, n’ayant jamais assisté à aucune démonstration d’affection entre ses parents, il ne pouvait les imaginer nus en train d’avoir des rapports sexuels ; sans compter qu’ils s’étaient mis à faire chambre à part le soir où sa mère avait battu son père à coups de tisonnier.

  Chez les Richter, c’était différent. Le sexe et la nudité étaient de l’art ; ils devaient être honorablement appréciés, sinon évoqués dans la conversation.

  — « Un instrument au service de l’amour », reprit-il à voix haute.

  Il était heureux de pouvoir penser à lui-même sans aucune honte. Quand un homme et une femme s’unissaient l’un à l’autre débutait une symphonie qu’eux seuls pouvaient entendre. C’était du moins l’image qu’il s’en faisait et l’existence d’une symphonie entre Richter et sa femme ne faisait aucun doute : il lui tenait la main ou passait le bras autour de son épaule ; elle lui effleurait la joue du bout des doigts quand ils se croisaient dans le couloir.

  Il sortit de la baignoire, se sécha, mit son pyjama et alla se coucher, non sans la conscience déprimante qu’il serait de retour chez lui le lendemain soir.

  *

  * *

  Tout comme son frère l’avait prédit, la taille de Raimund et celle de son pénis commencèrent à se développer alors qu’il avait douze ans, ce qui le soulagea de la crainte de ne pas être un vrai Kaufmann : grand, musclé et surtout bien membré. Au seuil de l’adolescence, il avait un moral solide et une curiosité dans le domaine sexuel qui non seulement égayait sa vie intérieure, mais l’incitait aussi à s’ouvrir au monde.

  Le jour de ses treize ans, Ernst Geringer, propriétaire de la forge et de la quincaillerie adjacente, lui donna deux cartes postales, qu’il accompagna d’un clin d’œil.

  — Ce que raconte le prêtre n’est pas vrai. Tu ne vas pas devenir aveugle et ta main ne va pas noircir et tomber. Mais ne dis jamais où tu as eu ces cartes.

  Lorsqu’il rentra chez lui ce soir-là, Raimund mentit à sa famille et déclara qu’il lui fallait passer plus de temps tout seul dans le grenier à foin pour étudier, car la maison était trop
bruyante. On lui accorda cette intimité en raison de ses résultats éblouissants à l’école et de son fidèle service comme enfant de chœur. Puis, entouré de l’odeur aphrodisiaque du foin fraîchement coupé, Raimund se masturba en regardant les deux femmes nues. Trois semaines plus tard, alors qu’il nettoyait la brasserie et le petit bureau qui s’y trouvait, il tomba sur l’abondante collection de cartes postales pornographiques de son père, dissimulée dans une caisse sous les pieds en acier du coffre. Il en déroba quelques-unes au hasard et les fourra sous sa chemise avant l’arrivée de Heinrich. Ensuite, quand il les regarda dans le grenier à foin, il fut à la fois excité et épouvanté : ces femmes n’avaient rien des incarnations virginales, blondes aux yeux bleus, de la féminité allemande que prônait Heinrich pour ses trois fils : elles avaient l’œil souligné de khôl et du rouge sur les lèvres. La couleur de leur peau allait du fauve à l’olivâtre, en passant par l’acajou, et leurs cheveux bruns ou noirs étaient ébouriffés, comme si elles venaient d’émerger du sommeil. Elles avaient la taille fine, les hanches lourdes et des seins fermes aux mamelons aussi abondamment couverts de rouge que leurs lèvres. La seule exception était une rousse dont la peau avait la nuance ivoire de la crème fermentée. Raimund les regarda en se demandant si son père fréquentait toujours une Freudenhaus et si les femmes qui y vivaient ressemblaient à leurs doubles sur cartes postales.

  — Décris-les, lui demanda Ernst lorsqu’ils se retrouvèrent quelque temps plus tard.

  Il était alors en train de ferrer un cheval ; Raimund et lui étaient en nage à cause de la chaleur de la forge. Raimund s’exécuta, non sans préciser que la seule femme à la peau claire avait les cheveux roux et que, pour son père, les cheveux roux étaient la marque du diable.

  — Ce sont celles qu’on croit maléfiques qui sont le plus excitantes, observa Ernst.

  Il enfonça un clou dans le dernier fer, puis il se leva et s’essuya le visage sur sa chemise.

  — Du moins pour certains hommes. Ces cartes, j’en vends, ajouta-t-il après un silence. Mais ton père ne m’en a jamais acheté.

  Raimund regarda Ernst mener le cheval à une stalle, le nourrir et l’abreuver. À trente ans, Ernst était encore célibataire et s’occupait de ses parents âgés. D’après sa mère, si une femme pouvait passer outre à certains de ses aspects physiques, elle trouverait en lui un époux gentil et loyal. Si elle commençait par regarder ses pieds et levait lentement les yeux une femme aurait pu avoir un agréable aperçu de sa personne. Il avait de longues jambes musclées, une taille étroite qui se déployait en un large torse, et des épaules qui l’étaient elles aussi. En dépit de son métier de forgeron, il possédait de belles mains, aux longs doigts, et les ongles propres, de forme ovale. En revanche son visage était celui d’un bouledogue : large, massif, avec des bajoues que l’on voyait habituellement chez les vieillards ; ses sourcils formaient une seule ligne qui s’étirait vers le bas, de chaque côté de son visage – un torrent de poils se déversant dans un océan de barbe. Fils unique de parents âgés qui se trouvaient tout en bas de l’échelle des commerçants, il avait cessé d’aller à l’école dès l’âge de douze ans.

  — Quel dommage, disait toujours la mère de Raimund lorsqu’elle rencontrait le forgeron.

  Elle faisait également remarquer que c’était un homme intelligent et curieux. Il lisait constamment afin de s’instruire. Il faisait venir des publications et des articles d’autres parties du monde. Un jour, Raimund lui demanda d’où venaient ses cartes postales de nus.

  — De France, répondit-il. Parfois d’Angleterre ou d’Autriche, mais c’est en France qu’on trouve les plus belles.

  Albert, Raimund et Leo s’arrêtaient souvent à la boutique d’Ernst en rentrant de l’école. Un jour, Ernst vendit à Albert les romans d’aventures de Karl May, qui se passaient au Far West.

  — Voici la vie que tu devrais chercher à avoir un jour, lui dit-il. Sans contraintes.

  Il laissa Leo et Raimund examiner les cartes postales – licites – qui étaient exposées et sur lesquelles figuraient des villes du monde entier : New York, La Nouvelle-Orléans, Paris, Bruxelles, Vienne, Londres, Prague et même Shanghai. Sur l’une de ces cartes figurait un dessin de la statue de la Liberté. La légende disait : « Une puissante femme brandissant une torche1 ».

  Une fois qu’il en eut terminé la lecture, Albert donna à Raimund les romans de Karl May. L’imagination de ce dernier se déploya pour s’attarder sur le chaos et les canyons, les Indiens et les cow-boys, les flèches et les fusils, le sable et la sauge, et, par-dessus tout, la liberté. À l’école, ses professeurs le punissaient de plus en plus souvent pour son inattention. Ils lui donnaient des coups de règle sur les phalanges et se concertaient à son propos. Cependant, ils ne pouvaient faire valoir leur opinion sur son livret ni dans une lettre à son père, car Raimund finissait toujours ses devoirs avec une exactitude totale et personne ne désirait de confrontation avec Heinrich Kaufmann. Raimund avait la chance de posséder une grande agilité intellectuelle et il était capable de répondre sitôt qu’on l’interrogeait, alors même qu’il était plongé au cœur de sa rêverie, au grand étonnement de ses professeurs, tel un magicien qui aurait porté la main derrière son oreille pour y trouver non une pièce de monnaie ou un œuf, mais une réponse incontestable.

  Raimund commença néanmoins à se replier sur lui-même. Il se montrait plus judicieux quand il posait des questions, ce dont ses frères et sœurs se trouvaient soulagés. Seule sa mère était troublée par son changement, lui qui avait été un enfant si bavard. Elle l’interrogea afin de le faire sortir de sa réserve et finit par déclarer qu’elle le croyait en proie à la mélancolie.

  — Je vais bien, maman. C’est seulement que je réfléchis, dit-il.

  Mais il n’ignorait pas que cette réponse la contrariait, car un oncle à elle s’était suicidé, en plus du frère de son époux.

  Par bonheur, avoir treize ans signifiait qu’il allait entrer au lycée et devenir l’élève de Herr Professor-Doktor Richter, tout comme Albert. Celui-ci vouait un culte à son professeur et passait beaucoup de temps chez lui à prendre des leçons particulières. Raimund savait que Richter tenait son frère pour un garçon d’un sérieux et d’une intelligence rares. Mais, pour sa part, ainsi que Richter le lui dirait par la suite, Raimund constituait un défi à l’enseignement : il représentait un mélange explosif de désirs et d’aptitudes phénoménaux qui, s’ils étaient guidés convenablement, l’élèveraient bien au-dessus du conformisme et de la médiocrité pour réaliser de grandes choses. Toutefois, Richter ne dit pas ce qui adviendrait si Raimund n’était pas guidé convenablement.

  Un midi où, au lieu d’aller déjeuner, Raimund était resté dans la classe à regarder par la fenêtre, Richter lui demanda :

  — À quoi penses-tu ?

  — Je ne comprends pas mon père, répondit-il. Je ne l’ai jamais compris. Il me dit toujours d’être un bon Allemand. Mais lui-même n’est pas toujours bon. Qu’est-ce qu’un bon Allemand ? Qu’est-ce qui fait que c’est si différent d’être un bon Suédois, un bon Français, un bon n’importe qui ?

  — Viens dans mon bureau, lui dit Richter.

  Raimund le suivit jusqu’au milieu de la pièce. Le professeur prit alors deux livres dans l’un des tiroirs de sa table et lui mit tout d’abord un mince volume entre les mains.

  — Ce sont des essais de l’historien romain Tacite sur la Germanie. Lis-les au moins deux fois.

  Puis il lui donna le second livre, que Raimund reconnut tout de suite. C’était La Nation armée du baron von der Goltz.

  — Lis également celui-là et nous en parlerons ensemble dans une semaine.

  Raimund lut le premier livre le soir même, dans le grenier à foin, puis celui du baron von der Goltz le soir suivant. Plutôt que de l’endoctriner, cet ouvrage fut une nouvelle révélation, et surtout, il confirma les observations de Tacite. La phrase la plus célèbre du baron – « Nous avons acquis notre position grâce au tranchant de notre épée, non grâce au trancha
nt de notre esprit » – résumait le mode de pensée qui avait façonné l’esprit de son père et dominé toute l’Allemagne. Mais c’était Tacite qui lui parlait. Il relut le volume le troisième soir, allongé sur un lit de paille près de la lucarne du grenier, après s’être acquitté des corvées de la ferme. De temps à autre, il levait les yeux de son livre afin de regarder son père inspecter son domaine. Et, pour la première fois, il put le voir sous un jour plus personnel et plus ancien.

 

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