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Bohemian Flats

Page 20

by Mary Relindes Ellis


  Il est fatigué. Plus fatigué que jamais et peut-être aussi un peu fou. Albert et lui ont manqué plusieurs jours de travail, ce qui risque de leur causer des difficultés financières. Mais les choses auraient pu être pires. Ils auraient pu tous mourir et ils ont survécu, grâce à Magdalena. Raymond ne pouvait donc rejeter sa demande, aussi mal à l’aise ou hésitant fût-il.

  — Qu’avez-vous dit à votre frère ? finit par dire Aino, brisant le silence.

  Raymond lance un bref regard à Magdalena avant de répondre.

  — Je lui ai dit que j’allais en ville rendre visite à une amie. Il ne l’a pas bien pris. Il a répondu qu’à baiser dans tous les coins, je salissais la mémoire de ma nièce – je suis désolé.

  C’est une gêne adolescente qu’on lit sur le visage de Raymond, les excuses pour un mot que, selon lui, ils ne devraient entendre ni connaître. Magdalena se couvre la bouche, tente d’étouffer un rire, mais cet effort la fait trembler. Elle s’appuie contre Aino.

  — Vous croyez qu’on ne connaît pas ce mot-là ? « Baiser » ? C’est drôle, le langage que les hommes emploient entre eux et dont ils s’imaginent ensuite qu’on ne le connaît pas.

  — Aino a raison, dit Magdalena avant de prendre une profonde inspiration.

  Raymond les regarde fixement, il ne sait pas très bien comment réagir. Il est incapable de dire si les larmes de Magdalena sont de rire ou de chagrin.

  — Je sais que c’est atroce de rire, dit Magdalena. Mais je ne peux plus pleurer.

  — Pourquoi ne devriez-vous pas rire ? demande Aino. Raymond, n’ayez pas l’air si choqué. Réfléchissez. Nous avons enterré le bébé aujourd’hui et ce soir, nous l’avons exhumé. Nous sommes montés jusqu’ici dans les bois, nous sommes assis dans le noir, et votre frère croit que vous êtes chez des putains. Si je n’avais pas vécu cette épreuve trois fois, je n’aurais pas compris non plus. Quelque chose doit remplir l’espace évacué par les pleurs. Il y a certaines choses qu’on ne peut pas réfréner. On doit rire pour les combattre. C’est un signe de vie. Baiser aussi.

  Elle parle d’une voix neutre, mais non sans se rappeler la frénésie sexuelle qui les a emportés, Kyle et elle, dans leur chagrin.

  — Ce n’est pas une si mauvaise chose à faire, après toutes les morts du mois écoulé. Ça veut dire que vous êtes en vie. Vous aussi, vous avez failli mourir. Donc c’est quelque chose de tout à fait normal.

  — Rire ou baiser ? demande Raymond.

  — Les deux, répond-elle.

  Il frissonne. Voilà ce qu’il veut faire : aller en ville, coucher sans conséquence et se perdre dans des sentiments autres que le chagrin.

  — Je suis désolé qu’Albert ait passé ses nerfs sur toi, dit Magdalena. Je trouverai quelque chose à lui dire. Néanmoins, c’était le meilleur prétexte que tu pouvais lui fournir puisque c’est là que tu vas le soir, la plupart du temps.

  — J’aimerais que ce soit vrai, avoue-t-il. C’est exactement ce que j’aimerais pouvoir faire. Mais je ne suis pas vraiment dans mon assiette.

  — Impossible de sortir les couverts, hein ? dit Aino.

  Leur rire hystérique retentit jusqu’au bas de la falaise et vers les digues, ce qui fera ensuite dire aux gens qu’ils ont entendu des loups, avant que Honza ne leur explique que puisque l’on n’a plus vu de loups sur les Flats depuis des années, c’étaient forcément des coyotes.

  — Saviez-vous, dit Raymond, qu’Alžběta racontait des blagues pendant les enterrements ? J’avais oublié qu’elle faisait ça. Elle savait aussi choisir son moment, pile quand les gens avaient besoin de rire.

  Il s’interrompt pour incliner la tête en arrière et regarder le ciel nocturne.

  — Elle jurait comme un charretier quand elle était vraiment en colère. Je veux dire folle de rage. La première fois que je l’ai entendue, j’ai cru que mes oreilles allaient tomber.

  — C’est vous qui étiez à l’origine de sa colère, la première année que vous étiez là, fait remarquer Aino.

  — Je sais.

  Raymond laisse retomber sa tête entre ses genoux. Sa voix se brise.

  — Elle disait : « Qu’est-ce que tu croyais ? Mais qu’est-ce que tu croyais donc ? Comment peux-tu être aussi malin et aussi bête à la fois ? »

  À présent, il leur dissimule son visage. Il se rappelle ce jour où Alžběta et lui se tenaient sur la rive gelée. C’était quatre mois plus tôt. Elle avait désigné les bâtiments de l’Université, de l’autre côté du fleuve.

  — Ne travaille pas à l’usine pendant le restant de tes jours. Albert et toi, vous êtes trop intelligents pour ça. Mais lui, sa passion, c’est le travail de la terre. Toi, c’est le savoir. Tu es fait pour être l’un d’entre eux : un érudit.

  — Je ne quitterai jamais les Flats, avait-il répondu.

  Elle l’avait giflé.

  — Est-ce je t’ai dit de t’en aller ? Ne sois donc pas stupide. Tu peux toujours vivre ici, bien qu’ils puissent trouver ça étrange. Un homme instruit au milieu de pauvres Bohêmiens. Mais d’après moi, ce sera très bien. Tu nous représenteras. À travers toi, ils sauront que nous sommes des gens bons et intelligents.

  Au moment où le ciel nocturne devient gris, ils se mettent à creuser. Le sol recèle de nombreux cailloux. Quand Raymond fatigue, Aino prend la relève. Puis, à la première lueur du soleil levant, Magdalena couche sa petite fille dans sa nouvelle tombe et dépose une mèche de ses propres cheveux sur le petit corps emmailloté. Ils restent debout, sans savoir quelle prière dire, jusqu’à ce qu’Aino prononce quelque chose en finnois. Ils remettent alors la terre en place, sans oublier de recouvrir le monticule de feuilles et de branches afin de lui donner l’apparence d’un amas naturel de broussailles.

  — Kyle va emprunter un cheval à Honza pour aller jusqu’aux grottes, un peu plus tard dans la matinée ; il emportera un pic et un marteau et prendra des plaques de calcaire pour notre four d’été, dit Aino. Il en rapportera une et la mettra ici pour que les animaux ne puissent pas atteindre le corps. Ensuite, il la recouvrira de nouvelles branches. Il sait comment faire.

  Sur ces mots, elle passe le bras autour de la taille de Magdalena.

  Hormis cet événement, hormis ce qu’ils ont fait, rien n’a changé. Le vert tout neuf des branches de bouleau se reflète sur leur visage et donne au fleuve un aspect neuf également. Magdalena ne trouvant rien à dire, elle se tourne vers Raymond, appuyé contre un arbre : il penche la tête, met un doigt sur ses lèvres et désigne le ciel. Le bruit, d’abord faible, s’amplifie et retentit comme un grincement de métal rouillé.

  — Elles vont au nord faire leur nid, dit Aino quand le vol devient visible.

  Les oies réduisent leur altitude, comme pour se poser sur le fleuve. Ils les regardent quelques minutes avant de se séparer : Raymond grimpe plus haut sur la falaise afin de pouvoir la traverser en son sommet et redescendre l’escalier comme s’il rentrait d’une nuit en ville ; Aino et Magdalena regagnent les Flats, prêtes à expliquer qu’elles cherchaient des morilles de printemps. Mais le village est plongé dans le silence.

  — C’est dimanche, dit Aino. Vous allez à l’église ?

  — Non, répond Magdalena.

  Elle a récité ses prières durant cette longue nuit passée assise au milieu des arbres. Quand les oies sont apparues, elle a su que ce qu’elle avait fait était juste. Sa fille n’est pas perdue. Parmi les oiseaux sauvages, il n’est aucun dieu qui condamnera son enfant pour n’avoir pas été baptisée. La seule chose qui ternit son sentiment de paix est le secret qu’elle doit cacher à Albert pour le restant de ses jours. Tel est le compromis qu’elle a fait pour sauver l’âme de sa fille.

  Au retour, ils s’arrêtent devant la maison d’Alžběta. Quand la vieille femme s’était rendu compte qu’elle allait mourir, alors qu’elle pouvait encore s’exprimer clairement, elle avait envoyé chercher Procházka pour qu’il rédige son testament. Ils avaient alors appris qu’elle était propriétaire de sa maison, contrairement à la plupart des habitants des Flats, qui étaient locat
aires. Elle a légué à Magdalena et Albert sa demeure et tout ce qu’elle contenait. Quand ils s’en iront, ces biens devront revenir à Raymond.

  — Nous ne l’avons connue que sept mois et pourtant, on a l’impression que c’était depuis toujours, dit Magdalena.

  Cependant, elle a la certitude que la vieille femme n’est pas tout à fait partie : elle a senti sa présence toute la nuit.

  — Que va-t-on faire sans elle ? demande Aino.

  Elle a exprimé à haute voix la question que tous se posent.

  — Elle est ici, répond Magdalena. Nous ne restons pas sans elle.

  Ses paroles sont prophétiques. Nul ne saurait combler le manque de sagesse, de paillardise, de sainteté, d’autoritarisme et de pouvoir qu’Alžběta a laissé derrière elle. Ils ont beau être des réalistes endurcis, les habitants des Flats agissent au contraire de la réalité, préférant croire que s’ils parlent à Alžběta, elle les entendra, où qu’elle soit désormais. Les plus pratiquants d’entre eux ne peuvent s’imaginer la vieille femme au paradis ou en enfer ; ils décident donc qu’elle est toujours de ce monde, non pas physiquement, mais en esprit. On entend Larissa Zacharov parler tout haut à Alžběta pendant qu’elle gravit l’escalier qui mène à la ville et personne ne trouve cela étrange : tous font de même et s’adressent à Alžběta comme ils s’adressent à Dieu lorsqu’ils ont besoin d’aide. Parfois, les femmes oublient : souhaitant s’entendre dire la bonne aventure, elles frappent à la porte qui est désormais celle de Magdalena. Celle-ci leur offre du café et quelque chose à grignoter, tout en écoutant le récit de leurs malheurs et de leurs triomphes. Mais elle n’a pas besoin de leur confier ce qu’elle croit deviner de leur vie : il leur suffit de se trouver dans la cuisine d’Alžběta, d’y rester assises un quart d’heure ou une demi-heure pour se sentir mieux. À Albert, qui s’étonne, elle répond qu’ils peuvent au moins leur offrir ce peu de réconfort.

  Une semaine après la mort du bébé, Aino et Magdalena vont assister une jeune Slovaque de Mill Street dont l’accouchement se prolonge et qui, très affaiblie, ne tarde pas à succomber. Toutefois, son petit garçon survit. Incapable de pleurer ou de parler, le mari reste assis auprès d’elle, tenant ses deux autres enfants sur ses genoux. C’est alors que surgit un employé municipal : le nez et la bouche recouverts d’un grand mouchoir, cet homme est chargé de parcourir les Flats afin d’évaluer le nombre de décès dus à la typhoïde. Quand il recommande au mari de placer à l’orphelinat le bébé et ses deux frères, qui savent tout juste mettre un pied devant l’autre, Magdalena le refoule vers la porte.

  — On ne fait pas ça, ici.

  Puis, après avoir envoyé les deux frères chez Aino, elle prend le nouveau-né, détache l’étoffe qui lui bande les seins et commence à l’allaiter.

  C’est avec prudence qu’ils accueillent l’été. Suite à l’épidémie, la ville se retrouve finalement forcée d’installer une conduite d’eau qui relie les installations municipales au village bordant le fleuve. Et voici qu’en juillet, au terme de cinq ans passés sans concevoir, Aino apprend qu’elle est enceinte. Les dimanches sont étrangement paisibles : il n’y a plus de bagarres à propos de la vente ou de la consommation de bière.

  — Qui a envie de se battre après un printemps marqué par la mort ? demande Raymond

  Albert a enfin pardonné à son frère d’avoir disparu la nuit ayant suivi les funérailles du bébé. Mais son chagrin se manifeste de manière surprenante. Il attend que Magdalena soit physiquement consentante, puis il lui fait l’amour aussi souvent que possible après avoir envoyé les garçons chez Aino pour s’assurer un peu de temps et d’intimité. Un soir, il rentre si tard de la minoterie qu’il ne prend pas la peine de prendre un bain avant de lui faire l’amour. C’est seulement lorsqu’ils se retrouvent étendus, comblés, qu’il s’aperçoit que la chevelure noire de Magdalena est grise à cause de la farine ; ses poils pubiens aussi. Ils rient comme des fous en voyant cette poudre blanche qu’Albert semble exsuder. Mais, très vite, les rires d’Albert se transforment en sanglots.

  Cet été-là, d’autres immigrants s’installent sur les Flats. Parmi eux se trouve un natif des Cornouailles âgé d’environ vingt-cinq ans. Il est entré aux États-Unis en passant par le Canada, de peur que sa cécité à l’œil gauche lui vaille d’être refoulé à Ellis Island1. L’expression de Ian Brooks est presque lugubre, mais quand il sourit, son œil valide et tout le côté droit de son visage s’illuminent et font oublier son handicap, tout comme le soleil dissimule la lune. Et trois semaines après le début de sa nouvelle vie sur les Flats, son œil valide se concentre sur Larissa Zacharov. Ian lui fait une cour assidue et ils ne tardent pas à se fiancer. Comme il n’y a pas eu de Morena au printemps précédent, les noces de Ian et de Larissa, prévues pour le mois de septembre, en tiendront lieu. Zalman Sokoloff réalise le costume de Ian en guise de cadeau de mariage, tout comme Birgitta Andersson brode la robe de fête que Larissa s’est cousue elle-même. La célébration a lieu près du fleuve. Le père Hugues invoque la bénédiction à la fois d’Ivan et d’Alžběta : il est loin de se douter que, pour les habitants des Flats, le Russe et la Tchèque sont présents parmi eux dans l’assistance.

  En octobre, alors même que Magdalena sèvre le bébé dont la mère est morte en couches, le jeune père se remarie ; il y a donc de nouveau une femme dans sa maisonnée pour s’occuper des enfants. Puis, quand vient mars, Aino met au monde un petit garçon en pleine santé. Trois mois après, et plus tôt que prévu, est prononcé l’accord qu’attendait Kyle au sujet de la terre qu’il souhaitait acquérir ; les Takelo quittent alors les Flats pour aller s’installer dans le nord du Minnesota, dès le mois de juillet 1901.

  — Nous nous reverrons, dit Kyle.

  Ce dernier a en effet promis qu’il mettrait de l’argent de côté, quoi qu’il arrive, pour revenir leur rendre visite. Il aura sans doute besoin de passer chercher du matériel en ville de temps à autre, matériel nécessaire à l’exploitation du bois.

  — Écrivez-moi et je vous répondrai, dit Aino à Magdalena.

  Elle essuie son visage ruisselant de larmes, puis celui de Magdalena.

  — Je vous écrirai, répond Magdalena.

  Elle sait que c’est la vérité : un jour, elle reverra Aino.

  Quatre ans plus tard, en février 1905, Albert effectue son dernier paiement et acquiert une propriété dans le nord du Wisconsin, près de la ville de Chippewa Crossing. À la somme adressée au régisseur du domaine, il a ajouté une demande d’embauche de quatre ouvriers qualifiés pour l’aider à construire une maison en rondins avec un demi-étage semblable à celles que l’on peut voir en Pennsylvanie. Le travail doit débuter immédiatement après le 3 mai, jour de leur arrivée. Il demande aussi à ce qu’un homme de confiance achète un chariot à plateau et un bon attelage de chevaux, et vienne les accueillir à la gare. Enfin, la veille du jour où ils sont censés prendre le train, Albert tente de convaincre Raymond de venir avec eux.

  — Je ne suis pas fermier, lui répond Raymond, assis sur une malle prête à être emportée sur le chariot de Honza. Moi, ma vie est ici. Mais j’irai vous voir aussi souvent que possible.

  — Albert ! Raymond va encore à l’université, dit Magdalena sur un ton de reproche. C’est un érudit. Pourquoi gâcherait-il le fruit des années qu’il a passées à étudier ?

  Raymond lui est reconnaissant de son soutien. Il était entré en deuxième année à l’université du Minnesota à l’automne 1901, sur la recommandation de Richter, qui avait envoyé une lettre à son président et à un membre de la faculté du département d’Histoire. Afin d’étayer les propos de Richter sur son haut degré d’instruction, Raymond s’était volontairement soumis à l’examen de première année en langue, Histoire, littérature et mathématiques. Ensuite, il avait brillamment décroché sa licence en trois ans. À l’automne 1904, il avait été admis avec enthousiasme au département des études doctorales en Histoire.

  — Ne t’inquiète pas pour Albert, lui dit Magdalena une fois que son mari a
le dos tourné. Sa réaction est dictée par la peur. Ça n’a pas été facile pour lui, la première fois que tu es parti.

  Tout en parlant, elle regarde une photographie de sa propre famille ; son oncle Bernhardt mène la vie dure à Herr Richter en insistant pour qu’il reste à Augsbourg. Elle emballe la photographie encadrée dans du papier de soie et la range avec d’autres dans une boîte.

  — Que va nous apporter l’avenir, Maggie ? demande Raymond.

  — Ne me demande pas ça à moi. Je ne suis pas Alžběta, répond-elle d’une voix plus sèche qu’elle ne l’aurait voulu. Honnêtement, je ne sais pas. Des bienfaits, j’espère.

  *

  * *

  Après dîner, il sort de la maison en catimini et longe une piste de cerfs qui part du haut des Upper Flats et le mène à un massif de bouleaux noirs qu’il a découvert deux étés plus tôt. Là, il aperçoit des résidus de calcaire et une grande dalle, probablement abandonnée par Kyle ou un autre des hommes qui détachent de la pierre de la grotte voisine pour construire les fours qu’ils utilisent en été. Il s’assied sur cette grande dalle et donne libre court au chagrin du départ. Celui-ci pèse sur son cœur depuis plusieurs mois. Une fois passée la plus grande douleur, Eberhard s’essuie les yeux avec le bas de sa chemise et regarde le village qui s’étend au bord de l’eau, ses baraques et ses rues boueuses, adoucies par le voile de nuages horizontaux qui filtrent la lumière du soleil couchant. Cet endroit, c’est chez lui depuis qu’il a cinq ans.

  Il détache peu à peu une croûte de boue sur le genou de son pantalon. Il a dix ans maintenant. Et en cet instant, une évidence s’impose à lui : tous les cinq ans, sa vie change. Il avait presque cinq ans lorsqu’ils ont quitté l’Allemagne et il garde des souvenirs encore précis de la ferme de son père et de la maison familiale de sa mère à Augsbourg. Son père lui avait appris à marcher sur les murets de pierres qui entouraient la ferme et la divisaient en deux. À l’intérieur de la grange, il avait gravi tout seul l’échelle qui menait à la lucarne pour regarder le monde où s’était déroulée l’enfance de son père et de son oncle Ray. C’était depuis ces hauteurs, et à l’insu de ses parents, qu’il avait un jour assisté à une bagarre entre son père et l’oncle Otto. Son père respirait péniblement et avait la lèvre fendue, mais il restait vif et précis dans ses attaques. Son oncle Otto, lui, était plus grand et plus massif, les poings gros comme des rôtis de bœuf. Mais il était lent à bouger ; il commençait par grogner face aux poings de son père, puis il brayait comme un âne quand il n’arrivait pas à faire dévier les coups.

 

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