Bohemian Flats

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Bohemian Flats Page 39

by Mary Relindes Ellis


  — Le massif de bouleaux sur la falaise. Il y allait quand il avait envie d’être seul. Je le trouvais souvent assis sur cette dalle de calcaire.

  À présent, c’est elle qui a du mal à respirer. Elle revoit le massif de bouleaux comme si les arbres étaient devant elle. Exactement comme en cette fameuse journée de janvier, il y a quelques mois de cela. Elle avait fait une marque sur le calendrier ce jour-là, le 12, parce qu’elle croyait être enceinte. Elle avait été persuadée que sa vision du massif de bouleaux signifiait qu’elle avait été pardonnée. Mais ses règles étaient survenues deux semaines plus tard et elle était restée incapable de comprendre le sens de cette vision. Elle recule d’un pas.

  — Il était au courant, pour le bébé ?

  — Non. Je suis pratiquement sûr que non. Il disait seulement qu’il trouvait l’endroit paisible. Au début, quand je le voyais là-bas, j’étais un peu perplexe.

  — Quel jour de janvier est-il mort ?

  Raymond hésite.

  — Le 14 janvier.

  Il lève la main, tend le bras, puis passe un doigt sur le visage de Magdalena. Il caresse lentement ses mâchoires, son nez, ses sourcils et ses joues, avant de s’arrêter au milieu de son front.

  — Eberhard était très fier de te ressembler, dit-il.

  Elle lève la main et écarte celle de Raymond, troublée par son geste. Peut-être est-ce une sorte de bénédiction qu’il est seul à comprendre. Elle baisse les yeux ; son regard se pose sur les pieds de Raymond.

  — Tu vas avoir des engelures, dit-elle.

  Elle passe son bras sous le sien et ils regagnent la maison.

  *

  * *

  Tous sont rassemblés sur la rive et écoutent le père Boland et le pasteur luthérien de l’église baptiste conduire la messe. Albert observe le prêtre : celui-ci paraît dans son élément, debout devant le Mississippi. Par sa seule présence, le prêtre évoque la grâce et la prière, si bien que tout lieu dans lequel il se trouve devient sacré. Tel avait été l’accord passé avec Raymond : Albert voulait que le père Boland prononce et dirige la prière pour les catholiques. Il avait cru que le prêtre de l’église Sainte-Élisabeth serait là aussi, mais ce dernier avait refusé de dire la messe s’il n’officiait pas à l’intérieur d’une église. Albert s’était adressé au père Boland parce qu’il avait connu Eberhard, parce qu’il n’ignorait pas leur douleur et parce qu’il n’est pas aussi rigide dans ses croyances quant au lieu où Dieu réside et où l’on peut faire appel à Lui.

  Le père Boland conclut cette messe improvisée en les incitant à réciter le Notre Père et le Je vous salue Marie. Hilda et l’un des plus jeunes fils de Honza apportent une grande croix de paille dans laquelle sont glissées des plaquettes de cuivre : sur chacune d’elles figure le nom d’un de leurs proches qui a été tué. Ils longent la jetée en bois et s’arrêtent, le temps que le prêtre asperge la croix d’eau bénite. Ils la balancent trois fois et, à la quatrième, la précipitent dans le fleuve. La foule la regarde dériver vers le sud jusqu’à ce qu’elle disparaisse tout à fait.

  Aino s’avance à l’extrémité de la jetée. Debout face au fleuve, elle se met à chanter en finnois ; sa voix de soprano est si pure qu’elle paraît s’élancer tout droit dans le ciel au-dessus de leur tête. Tous éprouvent un mélange d’admiration et de respect en entendant ainsi s’exprimer leur plainte, qui pénètre même l’âme des plus réservés d’entre eux. La solennité du père Boland est trahie par les larmes qui ruissellent sur son visage et qu’il n’essuie pas. Albert sent la présence de Frank et de Raymond auprès de lui. Il passe un bras autour de chacun d’eux pour les soutenir. Magdalena a le visage enfoui dans son tablier, les bras encore saupoudrés de farine : elle a pétri le pain toute la matinée.

  C’est Honza qui se décide enfin à égayer l’atmosphère. Il s’avance à la rencontre d’Aino et la soulève dans ses bras. Puis il se campe devant l’assemblée :

  — Aujourd’hui, c’est la Morena. Tous les jeunes gens qui ne sont plus là voudraient que nous la célébrions. Que nous mangions, buvions et dansions, non dans la tristesse, mais pour se souvenir d’eux et leur rendre hommage. Que la fête commence !

  Albert s’étonne de l’éloquence de Honza, même si sa voix est toujours marquée par le chagrin.

  — C’est toi qui l’as aidé à faire ce discours ? chuchote-t-il à Raymond.

  — Non, c’est moi, répond Frank.

  Vers le soir, lorsqu’ils ont bien dansé, bien ri et bien bu, Sergueï Demidov sort sa balalaïka. Kyle, Aino, Honza, Žena, le père Boland, tous s’assoient autour de la table pour l’écouter. Cette musique ne ressemble à rien qu’Albert ait jamais entendu : elle est obsédante et mélancolique, mais néanmoins entraînante. Il regarde Honza, assis en face de lui : le grand Tchèque est en larmes.

  — Voilà bien la preuve que l’âme ne meurt pas, dit-il lorsque Sergueï finit de jouer.

  * * *

  1. Spécialité scandinave à base de poisson séché.

  2. Certificat obligatoire sur le territoire britannique pour tout ressortissant d’un pays avec lequel le Royaume-Uni était alors en guerre.

  3. Il signifie en effet : « Deux couteaux ».

  4. « C’est nous ! »

  Le dernier combat

  * * *

  1923-1950

  IL SE RÉVEILLE AVEC UN GOÛT DE SABLE et de fange dans la bouche, comme s’il s’était baigné dans le fleuve. Contrairement à un nouveau songe dont les détails n’affleurent pas la conscience, ce rêve-ci, Raymond l’a déjà fait, et il est plus angoissant parce qu’il persiste, parce qu’il peut s’en rappeler chaque instant. Ce rêve est toujours le même depuis ces huit derniers mois. Il ne faut pas qu’il oublie de le noter dans son journal. La dernière fois qu’il l’a fait, c’était deux mois plus tôt, durant la nuit qui avait suivi les funérailles.

  Il se lève, puis se rend péniblement à la cuisine. Il ravive les braises incandescentes en rajoutant du bois dans le poêle, remplit d’eau la cafetière en émail bleu et y jette une poignée de café moulu avant de la mettre à chauffer. En attendant que l’eau boue, il s’assied à la table, dont la surface est tiède et jaune à la lumière qui filtre par la fenêtre.

  Il croyait pouvoir retrouver, du moins en grande partie, la vie qu’il menait avant la guerre. Mais il n’est rentré d’une guerre que pour se retrouver confronté à une autre : s’il est reconnaissant envers Frank de l’avoir aidé à revendiquer la propriété de la maison, les autorités municipales s’obstinent : elles prétendent que la majorité des habitants des Flats occupent les lieux sans titre aucun et qu’ils n’ont pas payé de loyer depuis des années.

  — Je paie le loyer, fulmine Honza, mais le propriétaire change tous les ans. Le propriétaire, je ne le vois jamais. Une année, c’était une certaine Mary Leland. Maintenant, c’est un dénommé Smith.

  — Je croyais que ce que je payais, c’étaient des impôts, dit Mme O’Flaherty. On est venus ici et on a travaillé la terre parce que c’était gratuit. Aucun habitant de la ville ne voulait de ce terrain. Et voilà que tout à coup ils nous le réclament ? Pour quoi faire ?

  — Le loyer ! J’ai acheté ma maison il y a vingt-cinq ans, dit Joseph Novák. À un dénommé Bolaug.

  Malheureusement, comme tant d’autres qui ont acheté leur maison à ce mystérieux individu, il n’a aucun document pour le prouver. Raymond, lui, a des documents valables. On ne peut par conséquent l’expulser, mais cela n’empêche pas la municipalité de faire pression sur lui pour qu’il vende sa maison. Il s’est adressé à un avocat pour lui-même, mais aussi pour d’autres habitants des Flats désireux de rester. Pas plus tard qu’hier, la municipalité s’est manifestée en lui faisant une autre offre.

  — Ma réponse est non, a dit Raymond à son avocat. Ils ne comprennent donc pas ? Je me moque de la somme qu’ils me proposent. Je suis ici chez moi et c’est ici que je mourrai.

  Il se lève et se verse une tasse de café. Dans sa réponse à la dernière offre de la ville, il
a rappelé que ces squatters ont eu des fils morts au combat et qu’ils sont aussi américains que n’importe qui. Il n’arrive pas à saisir l’intérêt financier que représentent soudain les Flats aux yeux de l’administration de Minneapolis, à moins qu’elle n’ait l’intention de construire une route le long du fleuve pour relier le sommet de la falaise à la rive du Mississippi.

  — Ça leur coûterait une jolie somme, a fait remarquer Ian Brock. Il faudrait qu’ils apportent des tonnes de terre pour construire une couche solide qui supporterait la circulation urbaine.

  Raymond n’a rien dit. Il sait que cette somme, la ville est prête à la dépenser.

  Comme il se rassied, il voit Žena qui s’approche : elle lui apporte son petit déjeuner. Les habitants des Flats avaient été bouleversés en constatant sa maigreur lorsqu’il était revenu. Il était l’incarnation de tout ce qu’ils avaient imaginé de la guerre – non pas des cadavres ensanglantés et criblés de balles, car aussi pénibles que fussent ces images, elles n’étaient que trop faciles, mais une silhouette émaciée, un visage squelettique. Les yeux enfoncés, vides, la peau parcheminée. L’absence de sourire. Du sommet de son crâne à ses pieds décharnés, il représentait la douleur. Le jour de son retour, les hommes étaient restés autour de lui, stupéfaits, au bas de l’escalier en bois. Mais les femmes, elles, n’avaient pas craint de parler.

  — On va commencer par un bon porridge, avait dit Mme O’Flaherty en posant une main frêle sur sa poitrine. Ensuite, si tu le gardes, un œuf dur.

  *

  * *

  En mai 1923, la ville fait progresser sa requête. Raymond est dans son bureau de l’université lorsque éclate l’émeute : un propriétaire dont il n’a jamais entendu parler a fait venir des policiers munis d’une décision de justice ordonnant l’évacuation de quinze familles.

  Katrina, fille de Larissa et de Ian Brock, apparaît devant sa porte, terrifiée et hors d’haleine. Raymond lui donne un verre d’eau et, après quelques minutes, elle parvient enfin à lui raconter ce qui se passe.

  — La police a essayé d’entrer de force chez Žena et Honza. Mais Žena a bloqué sa porte et s’est mise à hurler. En l’entendant, on a accouru là-bas. Ils sont en train de charger leurs meubles sur un chariot. Quand la police aura fini chez eux, elle viendra chez nous.

  — Retournes-y immédiatement et dis-leur que j’arrive. Rassemble les femmes et ensuite restez devant chez eux.

  Il appelle son avocat pour lui explique la situation. L’avocat promet de le retrouver sur les Flats avec une décision ordonnant de suspendre la procédure d’expulsion. Puis Raymond traverse l’université à toutes jambes et regagne les Flats.

  Devant la maison de Honza, les femmes refoulent les policiers à coups de poing, de bâton, de balai et même avec des torchons à vaisselle qu’elles ont entortillés pour en faire des fouets.

  — Arrêtez ! hurle-t-il.

  Il se fraie un chemin parmi elles, tout en priant pour que son avocat arrive le plus vite possible.

  — Vous ne pouvez pas faire ça, reprend-il. Il y a erreur.

  Il fait savoir aux policiers qu’une interruption de la procédure va avoir lieu d’un moment à l’autre. Mais Žena est si bouleversée qu’elle perd connaissance et s’écroule sur les marches de sa maison.

  — Si elle meurt, ce sera votre faute, dit Raymond.

  C’est un mensonge, mais il est content que Žena se soit évanouie à l’instant même. Les policiers reculent mais ne partent pas : ils s’assoient près du chariot et attendent. L’avocat de Raymond finit par arriver une heure plus tard, muni de l’ordre d’interruption de la procédure.

  Ce soir-là, Honza lève sa bière à leur succès.

  — Nom de Dieu ! J’aurais payé cher pour voir leur tête, à ces salauds, braille-t-il. Quelle erreur de venir pendant la journée ! Et ils s’imaginaient qu’ils éviteraient les hommes !

  *

  * *

  Au printemps 1928, on commence des travaux sur la partie inférieure des Flats. Les maisons reposeront maintenant sur des plateformes elles-mêmes montées sur pilotis, fort semblables à celles que l’on trouve dans les bayous, en Louisiane. Ainsi, les habitants de Wood Street n’auront pas à subir l’inondation de leur rez-de-chaussée, voire de leur maison tout entière, chaque printemps. Mais au même moment, la ville de Minneapolis entame la procédure de condamnation des lieux. Les voisins de Raymond placent toute leur confiance en lui, et il est certain de pouvoir gagner la bataille. Il est certain de pouvoir sauver les Flats.

  — Les Flats sont un lieu historique vivant, a-t-il fait valoir au tribunal.

  — Les Flats sont un lieu de déchets vivants, a rétorqué l’un des avocats de l’accusation.

  Ce dernier ajoute que le site est insalubre et qu’il est impropre à l’habitation. Mais pour Raymond, les autorités tentent de leur faire accroire qu’elles œuvrent au nom de la santé publique.

  — Je ne crois pas que ce soit cela, Ray, dit son avocat. De toute évidence, il y a autre chose, ils tiennent vraiment à récupérer la rive ouest. À ce qu’ils disent, c’est pour agrandir le terminal des péniches et transformer le reste en parc.

  — Un terminal de péniches et un parc ? Vous ne trouvez pas que c’est une combinaison étrange ?

  La vérité, il la connaît. Il sait ce dont la ville les accuse réellement : les habitants des Flats ne se sont pas fondus dans l’uniformité de la vie américaine. Ils sont une preuve d’assimilation, au contraire : un exemple vivant de l’existence de nombreuses ethnies vivant côte à côte. Littéralement. La seule chose qui manque, ce sont d’autres peuples encore. Raymond se rend bien compte que seul le fait d’être blancs leur a permis de résister aussi longtemps. Les Flats auraient été rayés de la carte dix ans plus tôt s’il y avait vécu des Noirs, des Chinois ou encore des Indiens.

  *

  * *

  En 1935, quand Raymond est fait membre du conseil de l’université, il est toujours engagé dans la bataille judiciaire qui l’oppose à la ville. À cinquante-six ans, c’est le plus jeune professeur à jamais avoir reçu ce titre. Pourtant, cet honneur ne donne aucun poids à ses déclarations selon lesquelles les Flats sont une communauté authentique. Cette même année, Honza abandonne la lutte : lui et sa famille ne peuvent davantage se battre.

  — J’ai des petits-enfants, maintenant. Il faut que je pense à leur avenir.

  Debout à l’entrée de la maison, il tord son bonnet entre ses mains. La scierie pour laquelle avait travaillé Honza a fermé ses portes en 1932. Par chance, comme la Prohibition s’est achevée à peu près au même moment, de nouveaux emplois ont été créés du jour au lendemain dans les brasseries locales. Honza travaille désormais à la brasserie Hamm de Saint Paul.

  — Où allez-vous partir ? demande Raymond.

  — À Saint Paul. J’ai trouvé une maison avec des écuries dans le quartier de Phalen, près de la brasserie.

  Les larges épaules de Honza sont voûtées sous le poids du malheur et de l’embarras. De l’épuisement, aussi.

  — Il n’y a pas de honte à partir, Honza, dit Raymond. Vous avez fait tout votre possible. Vous avez raison. Il faut penser à l’avenir de sa famille.

  — Ray, pourquoi tu ne déménages pas avec nous ? Tu ne peux pas lutter contre la ville. Quand elle veut quelque chose, elle se sert. Partout il y a des tsars et des rois. Tôt ou tard, ils t’auront.

  — Alors le plus tard possible.

  *

  * *

  Vers 1945, seuls demeurent quelques habitants sur les Flats. La lutte de Raymond contre la ville fait la une des journaux :

  UN PROFESSEUR D’UNIVERSITÉ REFUSE

  DE QUITTER SA MAISON DES FLATS.

  Cette publicité lui attire quelque sympathies, mais les habitants de Minneapolis prennent majoritairement parti pour la ville. Encore grisés par la victoire de la Seconde Guerre mondiale, ils ne veulent pas voir ce qui leur rappellerait le passé. Progrès : voilà le terme en vogue. Le président de l’université implore discrètement Raymond d’a
ccepter le règlement à l’amiable proposé par la ville, mais il refuse de céder. Le vieux M. Novák et lui-même sont les seuls habitants qui restent, les autres étant partis plus tôt dans l’année. Certains jours, il entend la voix d’Alžběta : Tu nous représenteras. À travers toi, ils sauront que nous sommes des gens bons et intelligents. Dans son désespoir, il revisite le passé, suffisamment pour croire quelque temps à un miracle et prier afin qu’il advienne. Il récite le Je vous salue Marie tous les soirs avant d’aller se coucher.

  *

  * *

  Mais le miracle n’a pas lieu et, en 1950, il capitule dans la douleur. Il a récemment pris sa retraite et ne peut plus nier la futilité de son combat. Depuis la mort de M. Novák, un an auparavant, Raymond est désormais la seule personne à habiter sur les Flats. Sa maison se dresse, solitaire, au milieu des décombres de celles que l’on a déjà rasées au bulldozer. Il accepte de partir, à une condition : que le déménagement se fasse le lendemain de son anniversaire.

  Quand Raymond se réveille ce matin-là, il n’est pas trempé de sueur. Ils se redresse et éprouve une douleur si aiguë à l’épaule qu’il se sent un instant étourdi. Hier, ils ont fêté ses soixante et onze ans. Alors qu’il prenait les verres à vin dans le placard, il a perdu l’équilibre et il est tombé de tout son poids sur son épaule gauche. Magdalena l’a examiné en tâtant prudemment son épaule. Elle a insisté pour qu’il aille à l’hôpital, mais il a refusé. Il a toutefois pris l’aspirine qu’elle lui a donnée et l’a laissée lui mettre de la glace sur l’épaule.

  Des pas retentissent dans le couloir, puis on frappe tout doucement à la porte.

  — Albert ? Entre et referme derrière toi.

  Tandis que son frère pénètre dans la chambre, Raymond déboutonne le haut de son pyjama, dévoilant une épaule.

  — Bon Dieu, laisse échapper Albert avec une grimace.

 

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