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Le Coucou

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by Madeleine Ruh

J’ai toujours pensé manquer de temps dans la vie. Et j’ai toujours voulu être papa. Toujours. Dès seize ans. J’adore les mômes, leur regard candide sur le monde, leurs petites moues bizarres.

  Je crois que si j’ai eu un défaut dans la vie, c’est de vouloir chercher la mère de mes enfants plutôt que ma femme. Ca s’explique. J’ai galéré avec mes parents. Lui, il est du genre égoïste, artiste, je réussi, je sors avec qui je veux, et en plus, il n’avait rien trouvé de mieux que de nous raconter à ma soeur et moi même ce qu’il faisait, pour qu’on lui serve d’alibi. J’ai pas lu Antigone, mais ma mère y ressemblait je crois. Une tragédie grecque incarnée. Maigre à en faire peur, Et puis la maladie l’a clouée dans un fauteuil. On n’a jamais eu grand chose à se dire avec ma mère. Trop blessée je pense.

  Ma soeur a beaucoup compté pour moi ces années là, même si on était séparé et en pensions. L’été, on adorait se servir du tracteur de mon père pour couper le foin. On faisait des virées, jusqu’au village. Il nous laissait faire. Ma mère nous prenait aussi une semaine. On partait en Grèce. Un petit port, toujours le même, avec des chats faméliques, des vieux sur les banquettes du café bleu, et des plages de nudistes qui nous faisait rire sous cape avec ma soeur.

  Je suis parti à seize ans de la maison je vous disais, pour gagner ma vie, en chef opérateur. Ah, c’était trop bon, le premier salaire, je m’étais acheté un couscous rue Montorgueil, sur mon propre argent. Chaque mois, j’invitais mes potes, qui poursuivaient leurs études eux, et qui me voyaient comme le nabab. Je continuais aussi à aller au club de natation.

  C’était la belle vie, les copains passaient souvent, et quand je me levais pas à l’aube, on s’ouvrait une petite bouteille de rouge, on se faisait du camembert sur pain frais du soir, et des assiettes de cochonnailles.

  Ma première copine s’appelait Claire, elle était blonde, un peu intello, petite et menue. Elle me prenait trop la tête avec l’histoire du couple de sa soeur et de l’un de mes amis, je les ai tous largués. Les ruptures dans la vie, ça fait du bien, c’est comme les déménagements, on change d’air, et on repart.

  Ma deuxième copine sérieuse, elle s’appelait Carole. J’aimais bien sa coupe à la Jane Seberg, je passais mon temps à lui passer la main dans la nuque. On s’est installé en un an dans un petit pavillon de banlieue, vers Garches si je me souviens bien. J’avais un parking à côté pour le camion avec le matos pour mes tournages. J’ai bricolé des week-ends entiers à nous installer notre chez moi. On avait un chat, le week-end, pelotonné dans le sofa mou, on regardait des vieux Renoir et des Western, je lui expliquais pourquoi Les sept mercenaires était mon film culte.

  Et puis un jour, je me suis aperçu que je ne la désirais plus, et que je m’ennuyais avec elle, j’avais envie de bouger, de sortir, comme prisonnier d’une vie qui n’était pas la mienne. Genre empruntée dans un catalogue. J’ai commencé à me branler dans les chiottes. C’était le début de la fin. Je l’ai plaqué par téléphone, en lui disant que j’arrêtais de payer le loyer, mais qu’elle pouvait garder le pavillon pendant quelques mois si elle trouvait pas autre chose. Elle arrêtait pas de laisser des messages sur mon répondeur avec une voix pleine de sanglots. J’étais indifférent, comme si je ne l’avais jamais touché, ni même aimé. Elle n’aurait pas pu être la mère de mes enfants. Elle était encore enfant, et moi je voulais pas être son père, non.

  Après j’ai vécu chez mon pote, Alex, on a vécu comme deux fêtards, lui venait de finir l’école de journalisme, et faisait des grandes thèses sur le sens de l’histoire, et pourquoi le communisme était juste mais s’il avait partout échoué. Bref, c’était de belles années. On vivait au jour le jour, je bossais beaucoup, je ne le savais pas mais j’étais au top de ma côte. J’avais trente ans.

  J’ai emménagé dans l’Atelier à Montparnasse, à peu près en même temps que j’ai rencontré Sacha en Ukraine. C’était un tournage sur la sidérurgie, et le groupe pour qui je bossais ce mois là m’avait envoyé là où ce serait le plus facile de filmer sans toutes les normes de sécurité. Les mecs devaient crever de chaud. J’ai détesté cet endroit. J’en ai retenu une idée de flammes et de fours béants, et par contraste, la grisaille de la ville, et les néons bruts des cafés qui rendaient tout le monde blafard.

  Je me trouvais vert dans le miroir le matin, et c’est dingue qu ‘elle m’ait rencontré et surtout que je lui ai plu. Elle était chauffeuse de taxi. Elle parlait à peine anglais et au départ, on se comprenait par geste. On a fait l’amour très vite. Sacha était grande, plus grande que moi, et n’avait pas seins. Quand je la prenais par derrière, j’avais l’impression de coucher avec un homme gracile, mais ses longs cheveux jusqu’à la taille et sa voix chantante me rassuraient. Elle adorait chanter sous la douche, des chansons gaies ou tristes selon les jours, que sa grand-mère lui apprenaient. J’ai fini par comprendre qu’elle sortait d’une sale histoire, au départ je croyais que c’était son meilleur ami, mais c’était son boyfriend, il avait refusé de payer à la mafia locale les taxes. Ils avaient fait sauter le bureau de sa petite entreprise, une boite d’import export, je ne sais pas trop de quoi. Le mois suivant, comme il refusait toujours, ils l’avaient abattus d’une balle dans la tête à la sortie d’une boite. Elle était là, elle avait tout vu.

  Carole était une femme enfant. Sacha avait le blues.

  Au départ en France, je ne me suis pas rendu compte de sa tristesse. Elle s’était mise à la couture et avait trouvé un petit job mal payé pour une troupe de théâtre, mais elle voyait des gens, et c’est ce qui comptait. Elle était lunaire, une fois au milieu de la nuit, elle est sortie, et elle avait oublié les clés, elle a du appeler mon pote, moi j’étais en Egypte pour un tournage sur le musée du Caire. C’était bien avant tous les évènements là-bas. Il était furax quand je suis rentrée, elle les avait réveillé en pleurant au téléphone à quatre heures du matin.

  Je l’ai quitté, mais on s’était marié entre temps, par amour pour moi, je crois aussi pour elle, et pour qu’elle puisse rester. Ca m’a bien pris la tête cette histoire, il fallait une boite pour recevoir le courrier et faire semblant de vivre ensemble. J’ai l’impression que c’était il y a une éternité. Le temps passe tellement vite. L’autre jour en rangeant ma malle à l’étage dans la salle de jeux, je suis tombée sur des poupées russes qu’elle m’avait offertes lors de mon premier départ, alors qu’elle restait là-bas.

  Je me demande en fait si on s’est aimé. C’est bizarre comme tout se flétrit très vite dans la vie. Elle n’aurait pas pu être la mère de mes enfants, trop lunatique, dangereuse, oui, intense comme les russes, mais à en aller mal, très mal, quelque fois.

  Alors j’ai renoncé à chercher, j’ai couché avec une réalisatrice iranienne. Elle avait la grosse tête, je pense avec le recul qu’elle n’en voulait qu’à ma bite, pardonnez moi l’expression. Elle m’a piqué une idée que je lui avais raconté sur l’oreiller, c’est devenu son troisième long métrage que j’ai vu dans une petite salle de cinéma d’art et d’essai. Une salope, et elle m’a même pas payé, mon avocat est toujours sur le versement des mois de travail sur le long métrage qui l’a lancée.

  C’était en plus le moment où la galère a commencé. J’ai changé d’appart, pour un petit studio dans le quinzième. L’éclairage faisait que j’aimais bien y être. Pas grand chose, ma collection de CD, mes bouquins, et mon canapé lit à côté d’une table et de deux chaises. Faut pas grand chose pour être heureux.

  J’ai eu pas mal d’histoires sans suite. Des tournages et des virées en provinces dans des hôtels glauques que la production pouvaient à peine se permettre, avec des papiers peints marrons à fleurs des années soixante dix qui donnait la nausée, des tâches de moisissures dans la salle de bains aux robinets qui grince, et des couvre- lits en synthétique moltonné en guise de couverture.

  J’ai baisé sur des lits qui grinçaient, avec de foutus lumières dans la gueule. Entre deux tournages, rares, je bouffais des pates, des boites de thon, dont je v
idais l’huile consciencieusement dans l’évier pour éviter les odeurs, ce qui me valait de le boucher régulièrement. Comme j’avais même pas le fric pour m’acheter du déboucheur liquide, je passais des heures à vider des casseroles d’eau bouillante dedans, remarque ça m’occupait. Chauffer l’eau, verser doucement, attendre, voir l’huile régurgiter, être satisfait car la ligne de graisse s’abaisse, ce qui veut dire que l’évacuation commence, recommencer.

  Cette année là, je me suis fait piqué tout mon matos dans mon camion. Et je me suis aperçu que j’étais mal assuré. Les connards. Deux ans d’économies foutues en l’air. J’avais pas les moyens de racheter une caméra. Aussi, quand les contrats tombaient, je devais m’organiser pour louer le matériel. C’était les années de galère, vraiment. J’avais peu de nouvelles de mes amis, tous en couples maintenant, avec leur petite vie. Ma soeur n’avait pas encore divorcé de son mari qui s’avéra la frapper plus tard, et elle était trop occupée par ses deux enfants pour compter plus dans ma vie qu’une conversation par mois, sur les chapeaux de roues. Chaque fois que je faisais l’effort de voir mon père, on finissait la soirée en se disputant. Ma mère se murait dans son silence et passait des heures à faire des tirages photos en noir et blanc dans son studio intégré. Mon grand père est mort cette année là, et c’était le seul censé de toute ma famille, qui m’avait donné mes valeurs, mes frappés de parents y ayant renoncé. Je passais parfois des semaines à ne voir personne, et à guetter les messages sur le répondeur téléphonique. Arnaud mon pote a eu une rupture d’anévrisme cette année là, qui l’a laissé diminué depuis, alors que c’était un gros fêtard. Il avait mon âge. J’avais l’impression d’être vieux. Et quand j’ai vu un matin ma silhouette devant la boulangerie pour acheter un pain pour me bourrer l’estomac, je me suis fait peur. J’étais vouté, j’avais le même teint gris qu’en Ukraine, et mon front grandissait dangereusement, à croire que je serais chauve, contrairement à mon père qui ressemblait à un vieux lion, et qui n’avait même pas été foutu de me donner au moins un gène utile.

  Je me souviens de la soirée où j’ai rencontré Catherine.

  C’était des amis d’amis, un couple que je connaissais mal. J’y allais pour éviter de me peler chez moi avec deux pulls enfilés, et trois paires de chaussettes, faute d’avoir de quoi payer le chauffage.

  Elle m’a vu, et son visage s’est éclairé. Elle m’a rappelé qu’elle m’avait écrit un mail deux mois auparavant, message resté sans réponse. Je lui demandais ce qu’elle avait écrit, pensant que c’était pile ma période de rupture avec l’iranienne bêcheuse. Un mail qui disait toute l’admiration qu’elle portait à mon oeuvre de photographe, site qu’elle avait découvert par hasard, étant amatrice de photographie contemporaine.

  Elle me rappela que nous nous étions rencontré vingt ans auparavant. Toussant légèrement, comme gênée, elle exprima que nous avions eu une histoire, brève. Une semaine, et puis elle était partie faire ses études hypo khân, et moi retrouver ma vie libre de vieux garçon avant l’âge.

  Je la regardais enfin. Petit nez, jolis yeux intelligents, cheveux serrés dans un chignon bas, un peu épaisse de taille à mon goût, mais mignonne.

  Le soir, on couchait ensemble, chez elle. C’était bien éclairé. Je lui en faisais la remarque. Elle rit, et dit que je lui avais fait une grande thèse sur les gens qui savaient éclairer, et les autres. Comme deux parties de la population bien distinctes. C’était vingt ans auparavant, mais elle n’avait pas oublié. Je me blottis contre son cou, et je dormis, me dit-elle plus tard, dix huit heures d’affilée.

  Quinze jours plus tard, elle m’apprenait qu’elle était enceinte. J’étais stupéfait. Pour la première fois de ma vie, je me laissais porter par une histoire, et un bébé me tombait dessus. Elle pleurait de joie, et me racontait à travers ses larmes qu’elle avait six années de test pour avoir un enfant avec son mec précédent. Tout semblait dire que cela venait d’elle. Il avait fini par la quitter à cause de cela. Elle avait renoncé à la pillule à ce moment là, se disant, que puisqu’elle était stérile, autant se passer de la lourdeur d’une contraception inutile. Et voilà.

  Au même moment, comme quoi la vie a des séries difficiles, et des dates où tout se retourne, j’ai eu des contrats de production à la pelle, j’ai même dû en refuser, et comble de joie, en refiler à mon père. On a emménagé dans une petite maison, on a l’étage qui donne sur le jardin, et on entend le bruit de la vaisselle des voisins quand ils font un barbecue les soirs d’été, et le brouhahas des conversations joyeuses. J’aime bien cet endroit. On n’y a mis une photo de moi dans chaque pièce. C’est Catherine qui a insisté. Nos deux bibliothèques prennent les autres murs. L’ordi trône sur le bureau, je travaille à un long métrage.

  L’enfant s’appelle Zoé. C’est ma fille. Elle est magnifique. C’est la prunelle de mes yeux, le soleil de ma vie, le sens de toutes ces années de solitude. Je l’aime. Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie. J’ai quarante cinq ans.

  Les gens m’en donnent trente. Je sais que je les ai car les gays ont cessé de me draguer “petit cul belle gueule”.

  Je suis papa.

  Juillet 2012

  Les étoiles filantes

 

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