Le Coucou

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Le Coucou Page 8

by Madeleine Ruh

Berg. Ce nom sonnait comme le ciel bas et gris d’un poème de Baudelaire. Comme un plafond qui vous donnait envie d’hurler, l’impression d’étouffer.

  Le méchant crachin me transperçait mon imper qui depuis bien longtemps ne protégeait plus de la pluie. J’étais glacé, fatigué, en colère contre la vie.

  Cela faisait quatre ans que père avait fait une rupture d’anévrisme. Je me rappelais encore ma secrétaire me passant un petit mot dans la salle de rédaction. “Rappeler votre mère tout de suite, c’est important”.

  A chaque fois que je lui rendais visite, j’avais une boule au ventre. Le visage rasé et pale, les yeux fermés, les tubes partout. L’homme imposant était devenu maigre et avachi sur son lit. Les petites nouvelles de la semaine. Un coup une escarre mal soignée, une autre fois des yeux qui avaient bougé sous les paupières, puis plus rien.

  Je lui parlais, sans trop savoir s’il entendait. Je lui avais raconté les parties de rugby, c’est lui qui m’avait fait faire mes premiers plaquages, et je lui racontais la cérémonie du tournois des grandes écoles que je sponsorisais avec mon journal. Puis, je lui rappelais le mariage. Il n’était pas d’accord et n’était pas venu et j’avais fait la cérémonie avec sa famille à elle et quelques amis. Il n’avait pas eu tort, elle était partie trois ans après. La cérémonie avait eu lieu sous une tente dans la propriété de ses parents. Il aurait détesté, le bruit des conversations, le côté formel, la pièce montée avec les personnages juchés sur la nougatine, les petites filles d’honneur, et celle aux grosses lunettes que ma femme essayait d’éloigner d’elle sur les photos.

  Je touchais la main froide de mon père et marmonnais mes histoires, quand une infirmière ronde rentra, changea la poche de liquide suspendu, elle sourit d’un air efficace et repartit vite, ses talons claquant sur le lino.

  Je gardais la suite pour moi, comme s’il pouvait m’entendre et qu’on parlait par télépathie.

  La dernière fois où nous avions été proches, il n’était pas là, mais je pensais à lui. Elle était catholique pratiquante, nous dans la famille, athées. J’avais fait la démarche de la suivre à Lourdes. Lourdes, les femmes handicapées en fil indienne, les petites vieilles à la voix chevrotantes, leur missel en cuir, vieilli d’avoir été manipulé si souvent entre leurs mains fines et grêlées de tâches, les prêtres circulant, l’air important, comme en mission, et les couples brinquebalant, tous âgés. J’avais l’impression d’être vieux, et j’avais pourtant vingt-sept ans. Elle avait acheté de l’eau bénite en bouteille, bénie par un curé dans le TGV. J’avais décidé ce jour là, que nous n’arriverions pas avoir l’enfant. Et deux ans plus tard, on se séparait, après avoir tout essayé. Ah les branlettes dans la salle aseptisée de la clinique, pour recueillir le précieux liquide, mes magnifiques spermatozoïdes ! Mais rien n’y avait fait, ni les prières, ni la science, comme si son corps refusait de faire éclore ma semence.

  “Père, je te parle bon sang !

  Tu as renoncé à être artiste. Tu as fait tes études d’ingénieur sans conviction, et tu t’en es voulu de cette vie ratée, de ce mariage arrangé avec notre mère, transparente et sans âme. Tu m’as poussé à suivre mes études au conservatoire, des heures de piano chaque soir, je n’ai pas voulu, et j’ai fait du journalisme. Mon frère s’est tiré à quinze ans, fugue, puis la légion. Tout plutôt que de s’ennuyer à mourir chez nous, et de se confronter à toi, tes certitudes et ton amertume. Bref, tu as salement merdé, on peut le dire !”

  Mais mon sang est ton sang. Ma foutu éducation aux principes chrétiens fait que quand les gens me demandent comment tu vas, je me sens obligé de le constater par moi même. Aucun progrès, non rien, aucun signe. On ne sait pas s’il nous entend. Oui, j’y suis allé le week-end dernier. Et mère courage, mollement enveloppée dans son loden, passe des heures là-bas, à tricoter, et écouter le temps qui s’écoule lentement, comme étiré, les conversations des infirmières, le bruit des machines de contrôle sur ce corps inanimé. On ne peut pas débrancher. Non, ce n’est pas de l’acharnement thérapeutique, les progrès de la médecine sont impressionnants. Muré dans un corps.

  “Fait chier !”

  La première année, il y a encore de l’espoir, ils vous laissent le malade dans la périphérie parisienne. Puis, un jour, vous apprenez, que le malade a été évacué vers un hôpital plus lointain, comme ça, on vous explique que c’est mieux pour lui, une équipe experte, rôdée à ces longs séjours. Et puis un jour, il part pour Berg, en ambulance.

  Six mille lits à Berg. Des colonnes de chaises roulantes sur les trottoirs, qui encombrent aussi les passages piétons. Les voitures roulent lentement, comme dans un convoi funéraire. Nous avons une certitude, c’est de mourir, la seule surprise c’est quand et comment. Toute une ville qui vit de cela. La tristesse des passants qui ont un corps quelque part, qui attend. La mort fait peur, alors on l’évacue, vers le Nord. Là où il n’y a pas de tourisme, juste les familles et amis des malades, qui passent, parfois de plus en plus rarement, les équipes ont l’habitude. Gérer l’absence. Gérer un mouroir, et éviter soigneusement ce terme dérangeant pour les vivants, les autres.

  Une jeune infirmière m’a raconté un suicide. Un jeune, dix-huit ans. Il s’est enfoncé un instrument dans la cuisse, il a touché l’artère. Ils n’ont rien pu faire. Au départ, sa bande venait, parfois un week-end par mois. Ils débarquaient par six ou dix. Et puis les jeunes se fatiguent vite, ils ne sont plus venus. La famille était trop loin aussi. Alors il a décidé de disparaitre. Ils l’ont sauvé plus d’une fois, pas la dernière. Elle était triste, affectée par la disparition de ce garçon.

  Mon père, il n’y avait rien à dire. Juste un corps, depuis quatre ans. Il ne retrouverait jamais ses capacités, c’était certain. Tout à réapprendre, si par miracle il se réveillait, mais c’était peu probable. On ne pouvait pas débrancher, non, ce serait un acte criminel. Je constatais que l’infirmière avait des fossettes, un joli sourire, et des formes de bonne normande qui donnaient envie d’y poser les mains, avant qu’elle ne devienne trop grasse.

  Il ne restait plus qu’à attendre, prier, ou croire au destin. A la machine, j’en étais à mon troisième café, à regarder la touillette tomber avec un petit bruit dans le gobelet. Une femme était passée, droite comme un piquet, avec un air de comptable, ou bien d’institutrice à la retraite. Une autre, avec une mauvaise haleine, m’avait chuchotée qu’elle venait depuis plus de quarante ans. Mille neuf cent soixante quatorze. Depuis elle veillait sur le corps chez elle, l’état du malade s’étant aggravé avec une infection, elle était là depuis quelques semaines, elle louait une petite chambre de bonne à la ville pour éviter les trajets.

 

  Alors je suis retourné à la chambre, l’autre malade dormait, je me suis assis sur la chaise en plastique, j’ai pris les lunettes de presbyte et leur étui dans ma poche, comme un souvenir.

  “Père, j’aimerais bien que tu meures. Que je puisse reprendre ma vie normalement, arrêter ces trajets stupides le dimanche”.

  Je lui ai parlé de ma vie, des enfants qui grandissait, à qui je montrais les photos en noir et blanc un peu austères de son mariage. Et puis celle où l’on le voit avec son propre père, la main posée sur ton épaule, comme maitrisant ta vie et celle des générations à venir. C’est bizarre, je n’ai pas de souvenir de lui. Il a bâti des ports, partout dans le monde, mais sa famille, il ne lui a rien donné. Je lui ai dit qu’il avait fait des ravages, cet ancêtre, ce vieux toqué. Mais lui, il avait fait ce qu’il avait pu. Il était passé à côté de sa vie, mais moi je ne raterais pas la mienne. J’avais rencontré une jeune anglaise. Oui, une anglaise bouclée, nez fin, tâches de rousseurs, drôle et jolie. Ce qu’on appelle espiègle. Les garçons l’aimaient bien. Elle avait besoin de mon attention, de mon temps, que je la caresse. On gardait de bonne relation avec leur mère. Ma deuxième femme. Oui, j’avais appris en le regardant vivre, qu’il fallait avoir le courage de se débarrasser des boulets, des gens qui encombraient votre vie. D’après m
oi, mère n’avait pas de conversation, et n’aimait personne, même pas lui, elle le faisait par devoir. Mère rappelait les romans ennuyeux de Michel Butor et de Nathalie Sarraute, ou un personnage sorti de Balzac, échappé d’un autre siècle. Je lui parlais de Kant : “ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’ils te fassent”, Métaphysique des moeurs.

  “Je t’en prie, lâche prise. Au revoir”.

  Un au revoir sans emphase, comme si j’allais revenir le dimanche suivant.

  C’était les vacances, et j’étais seul dans l’appartement.

  Le lendemain, alors que je sortais de ma douche, j’eu un appel de Berg. Je reconnaissais le numéro de leur fixe. Père était mort. C’était une bonne nouvelle. J’étais soulagé. Le cauchemar gris avait pris fin.

  Je pensais à lui, redoutait l’apparition des signes de l’absence soudaine. On était jamais près à la disparition de l’autre, même diminué ou comateux. Au même moment, je pris un verre de lait froid au frigo, et j’allumais la télé pour me changer les idées. Le reportage parlait d’une petite fille de deux ans écrasée en Chine dans une grande ville. Le chauffeur du camion lui avait roulé dessus, puis avait reculé alors que le corps était encore en vie, comme pour l’achever. Personne n’avait bougé pendant cinq minutes, et le camion était parti. Le journaliste exprimait le malaise en Chine, la police était pourrie, et bâclait les enquêtes, alors les témoins prenaient peur au lieu de se manifester, craignant d’avoir à payer les frais d’hôpital des victimes. La vidéo avait déjà été vue des millions de fois sur internet, filmée par un passant.

  J’étais dégouté, vaguement nauséeux.

  Je reposais mon verre de lait et contemplait le rond blanc au fond du verre. Je pris la peine d’envoyer un texto à mon frère, bien que je sache par avance qu’il ne répondrait pas et ne viendrait pas à l’enterrement. J’étais exaspéré par son indifférence. J’entendais la voix basse de mon père, un peu rauque pas la cigarette me déclarer :”Pas de quoi en chier une pendule”. Je souris tout seul à mon reflet dans ma glace du salon, avec un air encourageant, en me demandant combien de personnes viendraient à mon enterrement si je mourrais là, brutalement.

  24 octobre 2011. Paris

  Le vieux qui avait disparu

 

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