Le Coucou

Home > Other > Le Coucou > Page 9
Le Coucou Page 9

by Madeleine Ruh

Le téléphone de son père ne répondait pas depuis quelques jours déjà. Il avait l’habitude. Son père avait un petit grain depuis des années déjà, et on peut le dire, il n’en faisait qu’à sa guise.

  Il avait acheté cette maison isolée près d’un village dans le sud, pour être tranquille, écrire et peindre, et loin des urbains qui lui indifféraient.

  Gérald avait vu la maison plusieurs fois, il avait fait quelques longues promenades avec son père et siroté des pastis à la terrasse du village en grignotant des olives.

  Ils parlaient peu l’un et l’autre. Son père aimait bien l’idée qu’il soit coach en management. Cela lui plaisait plus que la période finance et pétage de plomb, Ferrari, jolies filles et voyages internationaux.

  Son père semblait le trouver plus raisonnable et attentif aux autres. Il n’en demeurait pas moins, qu’ils n’aimaient ni l’un ni l’autre parler de ce qu’ils faisaient. C’étaient au final, deux grands solitaires. Ses fils à lui étaient restés en Australie pour l’un, et l’autre vivait à Londres et s’intéressait peu à la famille, à part un mail à toute la tribu une fois par an, écrit probablement par sa femme.

  Gérald avait trois soeurs. Les uns et les autres s’étaient éloignés, sans que les mots soient dit, et le ciment de la famille, leur mère, avait disparu déjà depuis bientôt dix ans.

  Le quatrième jour, Gérald prit peur. Il avait appelé toutes les demi heures aux heures des repas et plusieurs fois en soirée, horaires où normalement son père était chez lui. Cela ne pouvait pas être une bouderie. Il appela la boulangère et le poissonnier du village - il savait qu’il détestait la viande, mais ni l’un ni l’autre ne l’avaient vu. La boulangère était gentiment passée chez son père, tout était éteint, et c’était fermé, comme s’il était absent. Elle avait sonné et crié, mais personne n’avait répondu. Alors Gérlad appela la police et fit une déclaration. Ils lui demandèrent de se rendre sur place.

  Sa soeur l’appela le cinquième jour, elle parla longuement, d’elle de ses cours aux étudiants indifférents à l’art plastique, des souvenirs d’enfance avec le pot au lait cabossé dans une glissade monumentale en revenant du marché. Elle habitait Houston, et n’avait pas parlé à son père depuis trois mois. Il refusait de se mettre à internet et trouvait ridicule l’idée de se connecter par Skype, indécent même, de voir des visages connus vous sauter à la figure alors qu’ils étaient absents le reste du temps. Leur mode de communication ne correspondait plus : elle n’aimait pas téléphoner, lasse des silences et grommellements ennuyés, et envoyait une carte postale quand ils partaient sur des iles paradisiaques, en se demandant toujours s’il les recevait, et s’il prenait le temps de les lire.

  C’est la première fois qu’ils avaient une conversation aussi longue depuis bien longtemps. Gérald la rassura en disant que les cartes aux paysages colorés étaient toutes étalées le long du mur en plâtre dans les toilettes du bas, sur la bibliothèque de fortune. Certaines étaient même légèrement jaunies et gondolées par l’humidité, et finissaient coincées dans le miroir pour leur redonner formes. Cela la fit rire. Elle dit qu’il avait du faire une fugue, une lubie de vieux sans doute. Leur père venait d’avoir l’honorable âge de quatre vingt douze ans.

  Il promit de rappeler quand il aurait des nouvelles.

  Le sixième jour, la gendarmerie avait pris les choses en main, ouvert la maison déserte, et même déclenché un survol des alentours avec un hélicoptère en envisageant de faire des battues autour du village en plus de la première menée par les hommes aux alentours de la maison. Il fut déclaré qu’il était bel et bien porté disparu, et ils n’avaient aucun indice. Les dernières personnes à l’avoir vu, affirmèrent l’avoir vu assis sur un banc à la tombée du jour, sur la place près de la fontaine.

  Depuis rien. Et Gérald n’avait pas de voiture.

  Il décida de se rendre au petit village, comme les gendarmes lui avait demandé. Il prévint ses trois soeurs par message sur leur téléphone. Les deux à qui il n’avait pas parlé depuis longtemps, le rappelèrent chacune en s’excusant. La plus jeune, la petite dernière, avait presque quinze ans d’écart avec lui, elle parlait très vite en avalant les fin de ses phrases. Elle revenait d’un trek en Inde, et semblait encore excitée par l’air pur des sommets. Elle dit quelques paroles en français pour lui montrer qu’elle comprenait pourquoi père et lui s’était installés dans ce beau pays. Son accent lui rappela Jane Birkin dans la Piscine avec Romy Schneider et Alain Delon, film qu’il venait de revoir avec plaisir et nostalgie. La deuxième avait la voix cassée par une grosse grippe, et toussait à chaque phrase. Oui, les filles allaient bien. Elle en avait cinq. Le jardin obligeait René à être dehors pour couper les haies. Il se demanda en l’écoutant quelle malédiction pesait sur sa famille pour qu’il n’y ait que des filles en dehors de lui et de ses garçons. Il réalisa qu’en dehors d’eux le nom de son père allait s’éteindre. Il lui sembla soudain certain que son père était mort, il fallait absolument trouver sa dépouille pour l’enterrer dignement.

  Pendant le voyage interminable en train, il se trouva dans le même compartiment hors du temps, que deux bonnes soeurs au sourire timide, elles mangeaient à horaires réguliers des sandwichs coupés en triangle dans de la mie de pain, qu’un couple amoureux qui se caressaient sans se lasser et s’embrassaient à pleine bouche. Les vieilles photos en noir et blanc des différentes villes jalonnant le trajet, et même le contrôleur semblaient sortis d’une vieille gravure de la SNCF.

  Gérald s’assoupit. A son réveil, la voix du contrôleur annonçait qu’il était arrivé à destination, le train faisait cinq minutes d’arrêt. Il réalisa qu’il avait failli rater sa station.

  Le chef de gare le reconnut tout de suite en lui demandant “Vous êtes le Monsieur de Paris qui avez perdu votre père dans la nature”. Il trouva cela bien résumé. On était vendredi après midi et il passa rapidement à la gendarmerie en prenant le taxi du coin, avant qu’ils ne ferment.

  Ils lui montrèrent des journaux locaux où le titre de la disparition de son père faisait la une : “Mais où est passé l’anglais?” “Disparu à quatre vingt douze ans”. Avec des photos légèrement floues de son père, visage déterminé, taille d’athlète, appuyé sur sa canne. Tandis qu’il se demandait où les journalistes avaient trouvé les photos, les gendarmes déclarèrent qu’un chaine de solidarité s’était formée autour de la boulangère, tout le monde au village voulait faire une battue pour retrouver le corps s’il s’était perdu.

  Il y avait peu d’espoir après tout ce temps.

  Bizarrement serein, il dormit divinement dans un lit mou avec édredons et couette en plumes d’oies.

  Le lendemain, il but un café serré avec un croissant au beurre sur la terrasse au soleil. Il faisait un temps magnifique. Il huma l’air encore frais et se surprit dans le reflet de la porte vitrée avec une expression qu’il attribuait à son père. Cela lui fit plaisir, l’effet de surprise passé. Il aimerait bien vieillir comme lui, avec son univers et ses passions, peut-être en moins grincheux. Le vieil homme lui manquait soudain intensément.

  Les villageois arrivèrent les uns après les autres. Une certaine excitation et gaieté se dégageait de la foule rassemblée. Gérald observait les têtes de paysans et d’artisans, saisissait des bribes de conversations, une natte qui passait sur une épaule, un ventre rondouillard, des yeux perçants, il était un peu dépassé par cette agitation, et se dit qu’il devait rarement se passer grand chose aux alentours, la disparition d’un vieux faisait sans doute planer un mystère sur leur contrée qu’ils découvraient d’un oeil neuf. Le lieutenant de gendarmerie était chaleureux et efficace. Il organisa avec méthode les parcours de chacun, en donnant rendez-vous dans deux heures trente, et en répartissant les portables pour s’appeler les uns ou les autres si des indices leurs semblaient pertinents...

  Aucune tentative de rançon n’ayant eu lieu, chacun se préparait à une macabre découverte. “Allez, on y va ! Rendez-vous ici précisément. Bon courage à cha
cun.”

  Il reçut l’appel de la boulangère une heure plus tard à peine. Ils avaient trouvé le corps en bas d’une petite colline, près du chemin sous les arbres. Les gendarmes avaient déjà glissé le corps dans une toile blanche à fermeture éclair. Le visage étaient très abimé, mais la boulangère était sûre que c’était lui : les chaussures de montagnes qui faisaient rire tout le monde ici, le chapeau noir en feutre au bord intérieur un peu crasseux, et son éternel gilet vert.

  Gérald authentifia le corps à son tour. Il respira trois fois un grand coup, se reprochant d’avoir laissé tombé trop vite le yoga deux ans plus tôt. Après avoir pris un café serré au comptoir, sous l’oeil compatissant du propriétaire du bar, il appela chacune de ses soeurs. Il les informa de sa décision : leur père serait enterré ici, dans ce village, dans le petit cimetière en pierres qui se collait à l’église. Il avait observé qu’il était tout le temps au soleil, cela aurait plu à son vieux père. Il eu soudain la vision de son vieux visage aux petits yeux acérés, à la peau grêlée de tâches noires, burinée par le soleil, sillonné de rides comme des canyons et des reliefs de paysage.

  Son père lui parlait des ruches en les montrant du doigt. Il pensait toucher le visage aimé, mais en ouvrant les yeux, il était seul.

  Il s’assit à une table regardant dans le vide.

  Le lieutenant de gendarmerie le rejoignit une heure plus tard, toussant, comme gêné par la procédure, il lui annonça qu’il était obligé d’envoyer le corps à la grande ville ; il fallait faire une autopsie, même si le corps avait été retrouvé avec son portefeuille plein sur lui, c’était obligatoire.

  Il rappela ses trois soeurs pour leur dire que la date de l’enterrement était à confirmer. Pour remercier les villageois ayant participé à cette battue qui aurait pu durer deux jours, et surtout pour honorer la mémoire de leur père, il avait décidé que son père resterait dans son village.

  Elles étaient d’accord chacune et se réjouissaient de se retrouver. Son fils d’Australie, au courant, sans doute par l’une des soeurs, l’appela, il venait pour un congrès et il ferait la boucle pour venir le voir. Comme un bonheur ne vient jamais seul, son fils absent de Londres, lui envoya quelques heures plus tard un sms en déclarant qu’il serait là en ce moment important et que cela faisait bien longtemps qu’il pensait venir.

  Il éclata de rire tout seul. Son vieux gredin de père avait réussi sa sortie : faire la une des journaux, déplacer un contingent de gendarmerie, rameuter plus de cinquante personnes, et surtout, réunir sa famille pour la première fois depuis dix ans.

  Il était rempli d’amour soudain, pour les gens, le village, et les siens. Un avion passa très haut dans le ciel et fit un sillon blanc qui se diffusa doucement.

  Octobre 2011

  Héros oublié

 

‹ Prev