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Le Coucou

Page 11

by Madeleine Ruh

Dans les ruelles de Casablanca, ils marchaient tous les deux, exceptionnellement main dans la main. Silhouette féline, ramassée au niveau des épaules pour lui, gracile et nerveuse pour elle. Un homme du quartier avait déclaré à Max : “Elle est belle ta fille !”

  Max n’avait pas sourcillé, Sybille avait lâché sa main. Ils étaient restés silencieux sur le chemin du retour. Max la sentait rageuse. Il avait beau être coureur semi marathonien, il faisait son âge, sportif, mais cinquante ans passés, et il refusait catégoriquement de se teindre sa chevelure fournie presque blanche. Elle avait à peine trente cinq ans, les cheveux très courts, les muscles fins d’une femme assidue de la salle de sport.

  Le reste du trajet du retour, il sentait qu’ hurlait dans la tête de Sybille un disque rayé: “C’est pas mon père, c’est pas mon père, c’est pas mon père...”.

  Il se demanda si c’était la fin de leur histoire. Sybille avait peur du regard des autres, il le savait. Elle rentrait parfois dans des rages folles. Parfois parce qu’il arrivait trop tôt, d’autres trop tard, trop attentionné, ou bien n’ayant pas deviné ce qui lui ferait plaisir.

  Le pire avait été les vacances en Mer Rouge, il avait passé deux jours avec une compresse fraiche sur les yeux, à entendre en musique de fond Sybille le traiter de sportif irresponsable, incapable de plonger normalement comme tout le monde, sans incident, c’était bien la dernière fois qu’elle partait faire de la plongée avec lui. En rentrant, il s’était juré que c’était fini. Elle lui avait envoyé un sms lui disant qu’elle avait adoré les vacances. Aucune excuses, jamais Sybille ne demandait pardon. Il l’avait revu une semaine plus tard, après avoir boudé à peine trois jours, cela lui avait demandé un courage infini. Et plusieurs fois, il avait reposé son portable alors qu’il allait l’appelée pour quémander un rendez-vous.

  Pour le faire rager, la semaine suivante, elle avait annulé, deux heures avant, un diner à quatre avec des amis communs sur la simple idée qu’il s’en réjouissait.

  Pour la première fois, un mois plus tôt, Sybille l’avait accueilli dans son village près de Paris. Le nom évoquait la mort, et l’adjoint au maire s’était d’ailleurs pendu, d’ennui, sûrement.

  Ce week-end là, Max était venu avec sa fille, née du mariage de vingt ans. Sybille affirmait qu’il n’entretenait pas assez sa relation avec sa fille, et qu’elle pourrait partir dans une mauvaise direction à l’adolescence s’il n’était pas plus présent, avec autorité et empathie.

  C’est sa femme qui était partie. Max avait mis deux ans à s’en remettre sans avoir rien vu venir. Longs voyages, diners francs maçons ou tout simplement acharné de travail. Sa femme avait eu le temps de faire des rencontres. Elle était partie sans amertume, mais considérant qu’elle avait porté leur couple toutes ces années, entre Washington, Bruxelles, Londres et Paris. Aussi, elle avait pris un très bon avocat. Il avait été sidéré par la violence de ses propos. Pour sa fille, il avait fait les chèques, sans négocier. Il voulait avoir la paix.

  Sybille héritait donc d’un homme meurtri, et épris de sa fille, Carlotta, en pleine puberté. Mais Sybille aimait avant tout la solitude, et considérait qu’elle n’héritait de rien du tout, et que leur histoire ne durerait que ce qu’elle durerait. Elle affirmait qu’elle n’aimait pas Max à ses quelques amis à qui elle parlait encore.

  Parfois, pour faire sentir à Max qu’il n’était rien dans sa vie, elle se complaisait à parler de ses ex, et à souligner qu’elle leur avait demandé conseil pour des décisions importantes dans son job ou pour sa carrière. Sybille n’était bien nul part dans le présent. Max enrageait silencieusement, et de temps en temps s’égarait dans un grand monologue enflammé et caustique, que Sybille lui faisait payer, murée dans son silence pendant des heures.

  Max avait fini par en prendre son partie, prenant ce qu’il pouvait de moments sereins entre deux confrontations, maudissant son coeur d’artichaut, qui l’attachait à un être aussi complexe, alors que son corps sportif mais aux os de soixante ans, le faisait aspirer à une relative sérénité, un relation harmonieuse, intense mais calme.

  Ce premier week-end à trois avait étonnamment bien commencé. Sybille était dans une opération de séduction de Carlotta, qui ne durerait sans doute pas, mais Max habitué aux tempête profitait avec le sourire de ce moment de répit. Ils avaient déjeuné dehors, en ouvrant une bonne bouteille de champagne rosé millésimé, servie frappée. Sybille avait pris le temps de faire un jus d’orange pressé pour l’adolescente qui l’avait remercié d’un hochement de tête appréciateur. Ils avaient grignoté des tomates en branche en même temps que les grillades du barbecue. Sybille refusait de cuisiner, et Max d’ingurgiter des surgelés. Ils n’avaient pas eu de dessert à part les noix de la voisine, et des pommes difformes qui les avaient fait rire ; ils les avaient épluchés avec une fourchette et un couteau pour la beauté du geste.

  Ils s’étaient rendus à l’étang mais le vent les avait empêché de faire du ski nautique. Max avait regardé les canards voler et écouté les détonations des chasseurs au loin. Son regard avait glissé sur le corps de sa compagne et de son adolescente, allongées sur le ponton ; et il avait soupiré, satisfait de la vie, se caressant l’estomac de contentement, avant que Sybille ne le foudroie du regard de loin. Du moins c’est ce qui lui semblait.

  Carlotta avait travaillé sur le bureau de la grande pièce, lui était parti couper les haies du jardin.

  Sybille fit du rameur devant une série télévisée avec un tueur en série. Cela l’avait détendue. Elle avait pris une bonne douche.

  Le soir, un passant improbable pouvait voir l’écran de l’ordinateur éclairer leur intérieur : ils regardaient un film à suspens, serrés tous les trois sur le sofa mou. Tout était calme. Le feu s’éteignait doucement dans la cheminée.

  Le dimanche matin, Max était parti courir pour s’entrainer au semi-marathon, lorsque Carlotta eu envie de parler à Sybille.

  Elle prit le prétexte de lui raconter son rêve, elle l’avait un peu oublié, donc elle l’inventait en même temps qu’elle lui parlait. En fait, cela devait être un cauchemar, affirma-t-elle. Son père et elle étaient dans un restaurant japonais, un teppaniaki, avec une grande plaque devant, et un cuisinier qui s’escrimait à couper les champignons et une fine tranche de boeuf. Elle se régalait à l’avance de déguster ses mets, et le riz qu’il préparait avec des oignons, de l’oeuf, et toute une série d’herbes mystérieuses. Son père avait engagé la conversation comme s’il prenait de ses nouvelles et qu’il ne l’avait pas vu depuis des mois, voire des années. Il lui servait du thé vert et lui faisait raconter la pension. Et lui demandait des nouvelles de sa mère et de son nouvel ami. Distant, il parlait des grands-parents avec détachement, comme s’ils faisaient partie d’une autre vie, qui n’était pas la sienne, comme des personnages de roman. “Et papi aime toujours autant les chocolats? Est-ce que mamie a coupé les rosiers, c’est la saison pourtant? Ah, ils t’ont emmenée avec ta mère à San Francisco, tu as de la chance. J’aime beaucoup le Peer et l’ambiance de guinguette autour, avec les phoques et toutes les familles qui se baladent”. Le rêve s’arrêtait brutalement sur “ Et pourquoi tu as arrêté le latin?” Et il lui faisait les gros yeux, en éclatant d’un rire insensé, et en avalant le riz avec les baguettes, le nez collé au bol.

  Sybille resta un moment silencieuse et lui assena: “Figure toi qu’il y a pire sur terre, et aussi comme cauchemar”.

  La fille de Max le prit mal. Elle se sentit incomprise, refusant son rôle de petite fille intelligente et gâtée, elle sentait confusément dans la phrase de Sybille, une sorte de jugement sur sa vie.

  Carlotta se réfugia dans la chambre sobre au plancher clair, et se déclara silencieusement mais en articulant intelligiblement devant la glace, comme dans un film muet : “ Je refuse d’aller en pension. Je vais fuguer, c’est dit, papa ne me mérite pas et je déteste cette femme”.

  Sybille s’était installée au soleil pour faire une sieste dans une chaise longue, seulement dérangée
par le bruit monotone d’une tondeuse au loin. Quand il revint, Max prit une longue douche.

  Ils mirent deux heures à découvrir que l’adolescente était partie.

  Ils prirent la voiture de Sybille, car celle de Max était trop voyante, même en noir.

  Sybille rappelait toutes les trois minutes à Max qu’il était un père irresponsable et égoïste, incapable de garder sa fille même un week-end, et qu’heureusement le juge avait eu le bon sens d’accorder la garde à sa femme. Max grinçait des dents, la fuite de Carlotta, et les propos de Sybille rouvraient des blessures à peine fermées. Il fit grincer le boitier de vitesses, et Sybille renchérit dans sa rage, en le traitant d’incapable, puisqu’il ne savait même pas conduire une voiture normalement à force de jouer les as sur les circuits de formule 3.

  Max avait un tic nerveux à l’oeil droit à force d’observer aux alentours, pestant intérieurement sur le manque d’éclairage des petites routes, il s’imaginait le pire, Carlotta écrasée par un camion et gisant sur le bord de la route, le camionneur ayant pris la fuite, Carlotta enlevée par un automobiliste mal intentionné, abusant de sa crédulité et de sa fatigue... Il entendait confusément Sybille le maudire, lui dire qu’il était un éternel adolescent de près de soixante ans, un égoïste qui ne pensait qu’à lui.

  Ils la découvrirent sur une petite route, en train de marcher. Elle avait ses écouteurs sur les oreilles. Elle fit la tête sur tout le trajet du retour, et assura qu’elle était partie se promener, juste une petite balade.

  Max avait le coeur qui battait à tout rompre, et quelqu’un d’attentif aurait vu la veine sur sa tempe droite gonflé comme un gros vers. Mais Sybille regardait par la fenêtre, renfrognée, presque déçue du happy end si rapide. Et Carlotta s’était murée dans son silence, à observer ses ampoules de pieds dans ses veilles baskets trouées devant et défoncées à l’arrière à force de les enfiler comme des tongs.

  Sybille dit à Carlotta de prévenir la prochaine fois qu’elle avait l’idée de se promener et se mordit la langue en regardant le front plissé de Max. Elle avait rompu le silence, et s’en voulait d’être la première à avoir parlé, comme une marque de faiblesse.

  Le week-end était bientôt fini, et chacun avait envie de revenir dans son univers. Elle, dans son appartement bien rangé du dix septième, lui, dans son appartement bohême du septième hérité de ses parents, et la fille, dans sa chambre aux posters de chanteurs, avec son couvre lit à fleurs roses chez sa mère.

  Pour éviter les embouteillages de fin de week-end, ils décidèrent cependant de passer la soirée dans le lieu dit perdu.

  Pendant que Max passait un appel dans le jardin sur un dossier en cours, en shootant dans des pommes, Sybille parla à Carlotta.

  L’histoire tenait en peu de mots. Sybille avait été élevée en pension. Elle y avait fait les quatre cents coups, sortant la nuit avec ses copines, faisant des rencontres, mais jamais rien de sérieux, plutôt des flirts sans conséquence avec des gars du coin. Elle était la seule que personne n’attendait le week-end, ses parents étaient tous les deux médecins spécialistes de grandes renommées et enchainaient les congrès internationaux à l’autre bout du monde. Ses amies l’invitaient parfois. Elle lisait la pitié dans les yeux de leurs parents. Ils semblaient tous dire “Tu es bien seule ma fille, et vilaine avec cela”.

  L’ado la reprit en disant qu’elle était jolie.

  Sybille corrigea en disant qu’elle avait un corps musclé, mais un visage à grand nez. A l’époque, elle était du type boulote avec des seins qu’elle trouvait trop gros. Elle était passée de la boulimie à l’anorexie, ce qu’elle appelait la maitrise de son poids. Elle ne supportait pas l’idée d’avoir un gramme de graisse. L’ado leva les yeux au ciel.

  Un jour, le père d’une amie, un dimanche matin, avait abusé de sa candeur. Ils avaient une immense propriété avec un cèdre du Liban magnifique, dont il fallait couper les branches. Elle s’était levée tôt le matin, comme à son habitude, et la petite famille dormait ; sa copine aimait faire la grasse matinée. Elle avait suivi l’homme pour ranger les branches dénudées sous le hangar. Elle se souvenait qu’ils avaient aussi des chevaux, depuis elle ne supportait pas leur odeur. Il s’était collé à elle et l’avait embrassé à pleine bouche en relevant son pull et en lui triturant les seins avec beaucoup de violence. Elle avait réussi à lui échapper après une heure de négociation. Il avait joué avec elle physiquement, et intellectuellement. Il la dominait. Elle eut des marques bleues et violettes plus tard, et avait dû s’en expliquer à la surveillante en prenant sa douche. Elle avait raconté un gros mensonge, comme quoi elle avait glissé. Cela lui avait valu une réputation sulfureuse, comme si elle avait des aventures à quinze ans avec des hommes violents, et qu’en plus elle mentait. Les filles l’avaient charriées le reste de la scolarité, et la pire avait été son amie. Leur relation était passée de la passion la plus totale au mépris le plus profond. Elle accusait Sybille d’inventer des histoires pour se rendre intéressante, et d’abuser de la générosité de sa famille qui l’avait accueilli le week-end. “Mytho, mytho, mytho.” chantonnaient les filles dès que la surveillante tournait le dos pendant leur douche du matin.

  Carlotta soupira, et craignant que Sybille s’interrompe, regarda timidement le bout de ses pieds pour la laisser poursuivre.

  La fin de l’histoire était devenue ma vie, affirmait Sybille, lisse et sans intérêt. Elle s’était réfugiée dans les études et avait intégré une université prestigieuse, puis enchainé avec un MBA, elle était devenue un as de la finance, et continuait, comme une drogue, à emporter des dossiers chaque soir. Elle comptait le nombre de week-end qu’elle avait pris entier depuis le début de sa vie professionnelle. Voilà, c’était son histoire.

  “C’est très triste. Et c’est nul aussi. Tu peux choisir ta vie.” déclara la fille.

  Sybille lui déclara qu’elle était bien avec son père.

  Carlotta nota qu’elle n’avait pas dit qu’elle l’aimait.

  Sybille affirmait qu’ils partageaient la passion pour les bons vins et les bonnes tables de temps en temps, les concerts live, les vieux films américains des années cinquante, le sport pour être en forme physiquement, ne pas se laisser aller, et ils avaient le même défaut, c’était tous les deux des stakanovistes du boulot, c’était certain.

  Carlotta eu l’impression que Sybille lui lisait un papier avec les forces et faiblesses de sa relation avec son père et s’en tenait pour lui faire plaisir à la partie des plus.

  Légèrement, avec délicatesse, la fille fit un câlin à peine amorcé à Sybille. Celle-ci lui tendit la joue comme pour l’embrasser, mais sans tendre les lèvres, ce qui donnait l’impression qu’elle tapait ses pommettes contre les siennes. L’adolescente la fit recommencer en lui expliquant comment les gens s’embrassaient sur la joue, patiemment, comme à une malade convalescente.

  Elles se séparèrent maladroitement.

  Novembre 2011

  Little apocalypse

 

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