Book Read Free

Le Calvaire

Page 18

by Octave Mirbeau


  Tout à coup, les sanglots m’étouffent… Je me roule sur le divan, mordant les coussins, et je pleure, je pleure !… Les minutes s’envolent, les heures passent et je pleure !… Ah ! Juliette, infâme Juliette ! Pourquoi as-tu fait cela ?… Pourquoi ? Ne pouvais-tu me dire « Tu n’es plus riche, et c’est de l’argent que je veux de toi… Va t’en ! » Cela eût été atroce ; j’en serais peut-être mort… Qu’importe ? Cela eût mieux valu… Comment est-il possible que maintenant, je te regarde en face… Que nos bouches jamais se rejoignent ?… Nous avons, entre nous, l’épaisseur de cette maison maudite !… Ah ! Juliette !… Malheureuse Juliette !…

  Je me souviens, quand elle est partie… Je me souviens de tout !… Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l’ombre de sa main, qui dansait, bizarre, sur la nappe… Je la revois aussi nettement, plus nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute… Elle était triste, elle pleurait… Je n’ai pas rêvé… elle pleurait… puisque ses larmes ont mouillé ma joue !… Pleurait-elle sur moi, sur elle ?… Ah ! qui sait ?… Je me souviens… Je lui disais : « Ne sors pas, ma Juliette ! »… Elle me répondait : « Embrasse-moi fort, bien fort, plus fort ! »… Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s’accrocher à moi ; chercher, tremblante, une protection dans mes bras… Je revois ses yeux, ses yeux suppliants… Ils m’imploraient : « Quelque chose d’infernal me pousse… Retiens-moi… Je suis sur ton cœur… Ne me laisse pas partir ? »… Et, au lieu de la prendre, de l’emporter, de la cacher, de la tant aimer qu’elle en fût étourdie de bonheur, j’ai ouvert les bras et elle est partie !… Elle se réfugiait en mon amour, et mon amour l’a rejetée… Elle m’a crié : « Je t’adore, je t’adore ! »… Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l’enfant à qui l’oiseau captif vient d’échapper, dans un bruit d’ailes imprévu… À cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus tendres, à ces frissonnements, je n’ai rien compris… Et c’est maintenant, seulement, que je l’entends, ce langage muet et si mélancolique : « Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu folle, et si faible !… Je n’ai pas la notion de grand-chose… Qui donc m’eût appris ce que c’est que la pudeur, le devoir, la vertu !… Tout enfant, le spectacle du vice m’a salie, et le mal m’a été révélé par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi… Je ne suis pas méchante, pourtant, et je t’aime… Je t’aime plus encore que je ne t’ai jamais aimé !… Mon Jean adoré, tu es fort, toi ; tu sais de belles choses que j’ignore… Eh bien, défends-moi !… Un désir plus impérieux que ma volonté m’attire là-bas… C’est que j’ai vu des bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux plus me donner, et qu’on m’a promis tout cela !… J’ai l’instinct que c’est mal et que tu en auras de la peine… Eh bien, dompte-moi !… Je ne demande pas mieux que d’être bonne et vertueuse… Apprends-moi… Si je te résiste… bats-moi. » Pauvre Juliette !… Il me semble qu’elle est près de moi, agenouillée, les mains jointes… Les larmes coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma mère… Et, à la pensée que j’ai voulu la tuer, que j’ai voulu, par des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant, des remords m’assaillent, la colère s’évanouit dans la pitié… Elle continue : « Pardonne-moi !… Oh ! mon Jean, tu dois me pardonner… Ce n’est pas de ma faute, je t’assure… Réfléchis… M’as-tu avertie, une seule fois ?… Une seule fois, m’as-tu montré le chemin que je devais suivre… Par mollesse, par crainte de me perdre, par une complaisance exagérée et criminelle, tu t’es courbé à tous mes caprices, même les plus mauvais… Comment était-il possible que je comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien… Au lieu de m’arrêter sur les bords de l’abîme où je courais, c’est toi-même qui m’as précipitée… Quels exemples m’as-tu mis sous les yeux ?… Où donc m’as-tu conduite ?… M’as-tu, un jour, arrachée à ce milieu inquiétant de la débauche ?… Pourquoi n’as-tu pas chassé de chez nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence était un encouragement à mes folies ?… Me souffler un peu de ton âme, faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà ce qu’il fallait !… Oui, il fallait me redonner la vie, me créer une seconde fois !… Je suis coupable, mon Jean !… Et j’ai tant de honte que je n’espère pas, par toute une existence de sacrifice et de repentir, racheter l’infamie de cette heure maudite… Mais toi !… As-tu bien la conscience d’avoir rempli ton devoir ? Je ne redoute pas l’expiation… Je l’appelle au contraire, je la veux… Mais toi ?… Peux-tu t’ériger en justicier d’un crime qui est mien, oui, et qui est tien aussi, puisque tu n’as pas su l’empêcher !… Mon cher amour, écoute-moi… Ce corps que j’ai tenté de souiller, il te fait horreur ; tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement… Eh bien, qu’il disparaisse !… Qu’il s’en aille pourrir dans l’oubli d’un cimetière !… Mon âme te restera, elle t’appartient, car elle ne t’a pas quitté, car elle t’aime… Vois, elle est toute blanche… » Un couteau brille dans les mains de Juliette… Elle va se frapper… Alors, je tends les bras, je crie : « Non, non, Juliette, non je ne veux pas… Je t’aime !… Non, non, je ne veux pas ! »… Mes bras se referment et je n’étreins que l’espace… Je regarde, épouvanté… autour de moi, la pièce est vide !… Je regarde encore… Le gaz brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette… sur le tapis, des jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très pâle, glisse entre les lamelles des volets… J’ai peur que Juliette, vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle dressée devant moi ?… Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige vers la porte, et j’écoute… Un soupir faible m’arrive, puis une plainte, puis un sanglot… Et, comme un fou, je me précipite dans la chambre… Une voix me parle dans l’ombre, la voix de Juliette :

  – Ah ! mon Jean ! mon pauvre petit Jean !

  Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je l’embrassai.

  Chapitre 8

  – Lirat !… Ah ! enfin, c’est vous !… Depuis huit jours, je vous cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends… Lirat, mon cher Lirat, sauvez-moi !

  – Hé ! mon Dieu !… Qu’y a-t-il ?

  – Je veux me tuer.

  – Vous tuer !… Je connais ça… Allons, ça n’est pas dangereux.

  – Je veux me tuer… je veux me tuer !

  Lirat me regarda, cligna de l’œil et marcha dans le bureau, à grands pas.

  – Mon pauvre Mintié ! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change…, je ne sais pas moi… épicier, critique d’art, journaliste, je vous dirais : « Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la vie, mon garçon !… Eh bien, tuez-vous ! »… Et là-dessus je m’en irais… Comment, vous avez cette chance rare d’être un artiste, vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent !… Il y a, dans la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les autres n’entendront jamais… Les seules joies de la vie, les nobles, les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes… Et, parce qu’une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela ?… Elle vous a trompé ; c’est évident qu’elle vous a trompé… Qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse ?… Et vous, qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

  – Ne raillez point, je vous en prie !… Vous ne savez rien, Lirat… Vous ne soupçonnez rien… Je suis perdu, déshonoré !

  – Déshonoré, mon ami ?… En êtes-vous sûr ?… Vous avez de sales dettes ?… Vous les paierez !

  – Il ne s’agit pas de cela !… Je suis déshonoré ! déshonoré, comprenez-vous ?… Tenez, il y a quatre mois que je n’ai donné d’argent à Juliette… quatre mois !… Et je vis ici, j’y mange, j’y suis entretenu !… Tous les soirs… avant le dîner�
� tard… Juliette rentre… Elle est rompue, pâle, dépeignée… De quels bouges, de quelles alcôves, de quels bras sort-elle ? Sur quels oreillers sa tête s’est-elle roulée !… Quelquefois, je vois des raclures de drap danser, effrontées, à la pointe de ses cheveux… Elle ne se gêne plus, ne prend même plus la peine de mentir… on dirait que c’est affaire convenue entre nous… Elle se déshabille, et je crois qu’elle éprouve une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous défaits qui tombent autour d’elle, s’étalent, emplissant la chambre de l’odeur des autres !… Des rages me secouent, et je voudrais la mordre ; des colères s’allument, grondent, et je voudrais la tuer… et je ne dis rien !… Souvent, même, je m’approche pour l’embrasser… mais elle me repousse : « Non, laisse-moi, je suis éreintée ! » Dans les commencements de cette abominable existence, je l’ai battue… car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les ai épuisées, – oui, je l’ai battue !… Elle courbait le dos… à peine si elle se plaignait… Un soir, je lui sautai à la gorge, je la renversai sous moi… Oh ! j’étais bien décidé à en finir… Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d’être attendri, je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des mots sans suite comme un possédé… Combien de temps suis-je resté ainsi ?… Bientôt elle ne se débattit plus… ses muscles contractés se détendirent… je sentis, sous mes doigts, sa vie s’étouffer… encore quelques frissons… puis rien… elle ne bougeait plus… et tout à coup, j’aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes… Ainsi qu’un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l’appartement, appelant les domestiques, criant : « Venez, venez, j’ai tué Madame ! J’ai tué Madame ! » Je m’enfuis, dégringolant l’escalier, sans chapeau, j’entrai dans la loge du concierge : « Montez vite, j’ai tué Madame ! » Et me voilà, dans la rue, éperdu… Toute la nuit, j’ai couru, sans savoir où j’allais, enfilant d’interminables boulevards, traversant des ponts, m’échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours, machinalement, devant notre maison… Il me semblait qu’à travers les volets fermés, des cierges tremblotaient ; des soutanes de prêtres, des surplis, des viatiques, passaient, effarés ; que des chants funèbres, que des bruits d’orgues, que des sifflements de cordes sur le bois d’un cercueil, m’arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur son lit, parée d’une robe blanche, les mains jointes, un crucifix sur la poitrine, des fleurs tout autour d’elle… Et je m’étonnais qu’il y n’eût point encore, à la porte, des draperies noires et, sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes, des foules en deuil, se disputant l’aspergeoir… Ah ! Lirat, quelle nuit !… Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé la tête contre les maisons, élancé dans la Seine !… Je n’en sais rien !… Le jour parut… J’eus l’idée de me livrer au commissaire de police ; j’avais envie d’aller au-devant des sergents de ville et de leur dire : « J’ai tué Juliette… Arrêtez-moi ! »… Mais les pensées les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s’y bousculaient, faisaient place à d’autres… Et je courais, je courais, comme si une meute aboyante de chiens m’eût poursuivi… C’était un dimanche, je me rappelle… il y avait beaucoup de monde dans les rues ensoleillées… J’étais convaincu que tous les regards s’attachaient sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec horreur : « C’est l’assassin de Juliette ! » Vers le soir, exténué, prêt à m’abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin : « Hé ! dites donc, me cria-t-il, vous en faites de belles, vous ! – Vous savez déjà ?… » demandai-je, tremblant… Jesselin riait, il répondit : « Si je le sais ?… Mais tout Paris le sait, cher ami… Tantôt, aux courses, Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont laissées. Elle disait : « C’est Jean qui m’a fait cela… » Sapristi ! vous allez bien, vous ! »… Et, en me quittant, il ajouta : « D’ailleurs, elle n’a jamais été plus jolie… Et un succès ! »… Ainsi, je la croyais morte, et elle se pavanait aux courses !… J’étais parti, elle pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux courses… plus jolie !…

  Lirat, très grave, m’écoutait… Il ne marchait plus, s’était assis et balançait la tête… Il murmura :

  – Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?… Il faut vous en aller…

  – M’en aller ? repartis-je… m’en aller ? Mais je ne veux pas !… Une glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis ; une chaîne, chaque jour plus pesante, me rive à ces murs… Je ne peux pas !… Tenez, en ce moment, je rêve d’héroïsmes fous… je voudrais, pour me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d’écraser, de mes seuls poings, des armées formidables… Quand je me promène dans les rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n’importe quoi de terrible où je puisse me dévouer… il n’est pas une action dangereuse et surhumaine que je n’aie le courage d’accomplir… Eh bien, ça !… je ne peux pas !… D’abord, je me suis donné les excuses les plus ridicules, les plus déraisonnables raisons… Je me suis dit que si je m’en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre… Vraiment, je me suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice… Mais je mentais !… Je ne peux pas !… Je ne peux pas, parce que je l’aime, parce que, plus elle est infâme, et plus je l’aime… Parce que je la veux, entendez-vous, Lirat ?… Et si vous saviez de quoi c’est fait, cet amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures ?… Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté !… Le soir, alors qu’elle est couchée, je rôde dans le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le linge qu’elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, à des examens plus ignobles !… Il ne me suffit pas de savoir, il faut que je voie !… Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus rien… Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans l’ardeur des nuits sanglantes.

  J’étais épuisé… les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu’en sons sifflants… néanmoins, je poursuivis :

  – Ah ! c’est à n’y rien comprendre !… Parfois, il arrive à Juliette d’être malade… ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de la servir ; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se révolte… Elle s’alite… Si vous la voyiez alors ?… Une enfant, Lirat, une enfant attendrissante et douce ! Elle ne rêve que de campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves : « Oh ! mon chéri, s’écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, comme nous serions heureux ! »… Elle forme des projets virgiliens et délicieux… Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une petite maison entourée de grands arbres… elle élèvera des poules qui pondront des œufs qu’elle-même dénichera, tous les matins ; elle fera des fromages blancs et des confitures… et elle fanera, et elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur un âne qu’elle appellera Joseph… « Hue ! Joseph, hue !… Ah ! que ce serait gentil ! » Moi, en l’écoutant, je sens l’espoir qui me revient, et je me laisse aller à ce rêve impossible d’une existence champêtre avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous… Et nous nous exaltons, et nous nous extasions… Juliette pleure : « Mon pauvre mignon, je t’ai causé bien de la peine, mais c’est fini, maintenant, va ; je te le promets… Et puis, j’aurai un mouton apprivoisé, pas !… Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d’un nœud rouge, pas !�
�� Et qui me suivra partout, avec Spy, pas ! »… Elle exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table ; et elle a pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère… elle me fait manger ainsi qu’un enfant, ne cessant de répéter d’une voix émue : « Pauvre mignon !… Pauvre mignon !… » À d’autres moments, elle devient songeuse et grave : « Mon chéri, je voudrais te demander une chose qui me tracasse depuis longtemps… jure que tu la diras. – Je te le jure. – Eh bien ?… quand on est mort, dans le cercueil, est-ce qu’on a les pieds appuyés contre la planche ? – Quelle idée !… Pourquoi parler de cela ? – Dis, dis, dis, je t’en prie ! – Mais je ne sais pas, ma petite Juliette. – Tu ne sais pas ?… C’est vrai, aussi, tu ne sais jamais, quand je suis sérieuse… parce que, vois-tu ?… moi je ne veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche… Lorsque je serai morte… tu me mettras un coussin… et puis une robe blanche… tu sais… avec des fleurs roses… ma robe du Grand Prix !… Tu auras un gros chagrin, pauvre mignon ?… Embrasse-moi… viens là, tout près, plus près… je t’adore !… » Et je souhaitais que Juliette fût malade, toujours !… Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de rien ; ses promesses, ses résolutions s’évanouissent, et la vie d’enfer recommence, plus emportée, plus acharnée… Et moi, de ce petit coin de ciel où j’ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, dans la boue et dans le sang de cet amour !… Ah ! ce n’est pas tout, Lirat !… Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma honte, n’est-ce pas !… Je devrais entasser sur moi tant d’ombre et tant d’oubli, qu’on pût me croire mort ?… Ah ! bien oui !… Allez au Bois, et vous m’y verrez tous les jours… Au théâtre, moi encore, que vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière fleurie… moi partout !… Juliette, elle, resplendit parmi les fleurs, les plumes, et les bijoux… Elle est charmante, elle a une robe nouvelle qu’on admire, des sourires de plus en plus virginaux, et le collier de perles, que je n’ai pas payé, avec lequel, du bout de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords… Et je n’ai pas un sou, pas un !… Et je suis à fin de dettes, de carottages, d’escroqueries !… Souvent, je frissonne… C’est qu’il m’a semblé que la main lourde d’un gendarme s’appesantissait sur moi… Déjà, j’entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, chargés de mépris… peu à peu, le vide s’élargit, se recule autour de moi, comme autour d’un pestiféré… Des anciens amis passent, détournent la tête, m’évitent pour ne pas me saluer… Et, malgré moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui vont, l’œil louche, l’échine craintive, en quête d’une main tendue !… Ce qui est horrible, voyez-vous, c’est que je me rends compte très nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les désirs qu’elle excite, c’est sa bouche, c’est le mystère dévoilé et profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d’une fausse estime, d’une apparence menteuse de considération… Une poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire : « J’ai couché avec ta Juliette, et je te dois bien cela… Tu aimerais peut-être mieux de l’argent… En veux-tu !… » Oui, que je quitte Juliette, et, d’un coup de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile, complaisant et perverti, et j’en serai réduit à l’amitié borgne des croupiers et des souteneurs !… »

 

‹ Prev