Works of Honore De Balzac
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Quelles richesses pour le peintre, le musicien, le poète !
Ma préface finit là. Je commence.
Une pensée à trois âges. Si vous l’exprimez dans toute la chaleur prolifique de sa conception, vous la produisez rapidement, par un jet plus ou moins heureux, mais empreint, à coup sûr, d’une verve pindarique. C’est Daguerre s’enfermant vingt jours pour faire son admirable tableau de l’île Sainte-Hélène, inspiration toute dantesque.
Mais, si vous ne saisissez pas ce premier bonheur de génération mentale, et que vous laissiez sans produit ce sublime paroxysme de l’intelligence fouettée, pendant lequel les angoisses de l’enfantement disparaissent sous les plaisirs de la surexcitation cérébrale, vous tombez soudain dans le gâchis des difficultés : tout s’abaisse, tout s’affaisse ; vous vous blasez ; le sujet s’amollit ; vos idées vous fatiguent. Le fouet de Louis XIV, que vous aviez naguères pour mener votre sujet en poste, a passé aux mains de ces fantasques créatures ; alors, ce sont vos idées qui vous brisent, vous lassent, vous sanglent des coups sifflants aux oreilles, et contre lesquels vous regimbez. Voilà le poète, le peintre, le musicien qui se promène, flâne sur les boulevards, marchande des cannes, achète de vieux bahuts, s’éprend de mille passions fugaces, laissant là son idée, comme on abandonne une maîtresse plus aimante ou plus jalouse qu’il ne lui est permis de l’être.
Vient le dernier âge de la pensée. Elle s’est implantée, elle a pris racine dans votre âme, elle y a mûri ; puis, un soir ou un matin, quand le poète ôte son foulard, quand le peintre bâille encore, lorsque le musicien va souffler sa lampe, en se souvenant d’une délicieuse roulade, en revoyant un petit pied de femme ou l’un de ces je ne sais quoi dont on s’occupe en dormant ou en s’éveillant, ils aperçoivent leur idée dans toute la grâce de ses frondaisons, de ses floraisons, l’idée malicieuse, luxuriante, luxueuse, belle comme une femme magnifiquement belle, belle comme un cheval sans défaut !
Et alors le peintre donne un coup de pied à son édredon, s’il a un édredon, et s’écrie : « C’est fini ! Je ferai mon tableau ! »
Le poète n’avait qu’une idée, et il se voit à la tête d’un ouvrage.
« Malheur au siècle ! ... » dit-il en lançant une de ses bottes à travers la chambre.
Ceci est la théorie de la démarche de nos idées.
Sans m’engager à justifier l’ambition de ce programme pathologique, dont je renvoie le système aux Dubois, aux Maygrier du cerveau, je déclare que la Théorie de la démarche m’a prodigué toutes les délices de cette conception première, amour de la pensée ; puis tous les chagrins d’un enfant gâté dont l’éducation coûte cher et n’en perfectionne que les vices.
Quand un homme rencontre un trésor, sa seconde pensée est de se demander par quel hasard il l’a trouvé. Voici donc où j’ai rencontré la Théorie de la démarche , et voici pourquoi personne jusqu’à moi ne l’avait aperçue...
Un homme devint fou pour avoir réfléchi trop profondément à l’action d’ouvrir ou de fermer une porte. Il se mit à comparer la conclusion des discussions humaines à ce mouvement qui, dans les deux cas, est absolument le même, quoique si divers en résultats. à côté de sa loge était un autre fou qui cherchait à deviner si l’oeuf avait précédé la poule, ou si la poule avait précédé l’oeuf. Tous deux partaient, l’un de sa porte, l’autre de sa poule, pour interroger Dieu sans succès.
Un fou est un homme qui voit un abîme et y tombe.
Le savant l’entend tomber, prend sa toise, mesure la distance, fait un escalier, descend, remonte, et se frotte les mains, après avoir dit à l’univers : « Cet abîme a dix-huit cent deux pieds de profondeur, la température du fond est de deux degrés plus chaude que celle de notre atmosphère. » puis il vit en famille. Le fou reste dans sa loge. Ils meurent tous deux. Dieu seul sait qui du fou, qui du savant, a été le plus près du vrai. Empédocle est le premier savant qui ait cumulé.
Il n’y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abîme, où l’homme le plus sage ne puisse laisser sa raison, et qui ne puisse fournir au savant l’occasion de prendre sa toise et d’essayer à mesurer l’infini.
Il y a de l’infini dans le moindre gramen .
Ici, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. Je dois en prévenir loyalement celui qui veut me lire ; il faut de l’intrépidité pour rester entre ces deux asymptotes. Cette Théorie ne pouvait être faite que par un homme assez osé pour côtoyer la folie sans crainte et la science sans peur.
Puis je dois encore accuser, par avance, la vulgarité du premier fait qui m’a conduit, d’inductions en inductions, à cette plaisanterie lycophronique. Ceux qui savent que la terre est pavée d’abîmes, foulée par des fous et mesurée par des savants, me pardonneront seuls l’apparente niaiserie de mes observations. Je parle pour les gens habitués à trouver de la sagesse dans la feuille qui tombe, des problèmes gigantesques dans la fumée qui s’élève, des théories dans les vibrations de la lumière, de la pensée dans les marbres, et le plus horrible des mouvements dans l’immobilité. Je me place au point précis où la science touche à la folie, et je ne puis mettre de garde-fous. Continuez.
En 1830, je revenais de cette délicieuse Touraine, où les femmes ne vieillissent pas aussi vite que dans les autres pays. J’étais au milieu de la grande cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires, attendant une voiture, et sans me douter que j’allais être dans l’alternative d’écrire des niaiseries ou de faire d’immortelles découvertes.
De toutes les courtisanes, la pensée est la plus impérieusement capricieuse : elle fait son lit, avec une audace sans exemple, au bord d’un sentier ; couche au coin d’une rue ; suspend son nid, comme l’hirondelle, à la corniche d’une fenêtre ; et, avant que l’amour n’ait pensé à sa flèche, elle a conçu, pondu, couvé, nourri un géant. Papin allait voir si son bouillon avait des yeux quand il changea le monde industriel en voyant voltiger un papier que ballottait la vapeur au-dessus de sa marmite. Faust trouva l’imprimerie en regardant sur le sol l’empreinte des fers de son cheval, avant de le monter. Les niais appellent ces foudroiements de la pensée un hasard, sans songer que le hasard ne visite jamais les sots.
J’étais donc au milieu de cette cour, où trône le mouvement, et j’y regardais avec insouciance les différentes scènes qui s’y passaient, lorsqu’un voyageur tombe de la rotonde à terre, comme une grenouille effrayée qui s’élance à l’eau. Mais, en sautant, cet homme fut forcé, pour ne pas choir, de tendre les mains au mur du bureau près duquel était la voiture, et de s’y appuyer légèrement. Voyant cela, je me demandai pourquoi. Certes, un savant aurait répondu : « Parce qu’il allait perdre son centre de gravité » . Mais pourquoi l’homme partage-t-il avec les diligences le privilége de perdre son centre de gravité ? Un être doué d’intelligence n’est-il pas souverainement ridicule quand il est à terre, par quelque cause que ce soit ?
Aussi le peuple, que la chute d’un cheval intéresse, rit-il toujours d’un homme qui tombe.
Cet homme était un simple ouvrier, un de ces joyeux faubouriens, espèce de Figaro sans mandoline et sans résille, un homme gai, même en sortant de diligence, moment où tout le monde grogne. Il crut reconnaître un de ses amis dans le groupe des flâneurs qui regardent toujours l’arrivée des diligences, et il s’avança pour lui appliquer une tape sur l’épaule, à la façon de ces gentilshommes campagnards ayant peu de manières, qui, pendant que vous rêvez à vos chères amours, vous frappent sur la cuisse en vous disant : - Chassez-vous ? ...
En cette conjoncture, par une de ces déterminations qui restent un secret entre l’homme et Dieu, cet ami du voyageur fit un ou deux pas. Mon faubourien tomba, la main en avant, jusqu’au mur, sur lequel il s’appuya ; mais, après avoir parcouru toute la distance qui se trouvait entre le mur et la hauteur à laquelle arrivait sa tête quand il était debout, espace que je représenterais scientifiquement par un angle de quatre-vingt-dix degrés, l’ouvrier, emporté par le poids de sa main, s�
��était plié, pour ainsi dire, en deux.
Il se releva la face turgide et rougie, moins par la colère que par un effort inattendu.
- Voici, me dis-je, un phénomène auquel personne ne pense, et qui ferait bouquer deux savants.
Je me souvins en ce moment d’un autre fait, si vulgaire dans son éventualité, que nous n’en avons jamais esgoussé la cause, quoiqu’elle accuse de sublimes merveilles. Ce fait corrobora l’idée qui me frappait alors si vivement, idée à laquelle la science des riens est redevable aujourd’hui de la Théorie de la démarche .
Ce souvenir appartient aux jours heureux de mon adolescence, temps de délicieuse niaiserie, pendant lequel toutes les femmes sont des Virginies , que nous aimons vertueusement, comme aimait Paul . Nous apercevons plus tard une infinité de naufrages, où, comme dans l’oeuvre de Bernardin De Saint-Pierre, nos illusions se noient ; et nous n’amenons qu’un cadavre sur la grève.
Alors, le chaste et pur sentiment que j’avais pour ma soeur n’était troublé par aucun autre, et nous portions à deux la vie en riant. J’avais mis trois ou quatre cents francs en pièces de cent sous dans le nécessaire où elle serrait son fil, ses aiguilles, et tous les petits ustensiles nécessaires à son métier de jeune fille essentiellement brodeuse, parfileuse, couseuse et festonneuse. N’en sachant rien, elle voulut prendre sa boîte à ouvrage, toujours si légère ; mais il lui fut impossibe de la soulever du premier coup, et il lui fallut émettre une seconde dose de force et de vouloir pour enlever sa boîte. Ce n’est pas la compromettre que de dire combien elle mit de précipitation à l’ouvrir, tant elle était curieuse de voir ce qui l’alourdissait. Alors, je la priai de me garder cet argent. Ma conduite cachait un secret, je n’ai pas besoin d’ajouter que je fus obligé de le lui confier. Bien involontairement, je repris l’argent sans l’en prévenir ; et, deux heures après, en reprenant sa boîte, elle l’enleva presque au-dessus de ses cheveux, par un mouvement de naïveté qui nous fit tant rire, que ce bon rire servit précisément à graver cette observation physiologique dans ma mémoire.
En rapprochant ces deux faits si dissemblables, mais qui procédaient de la même cause, je fus plongé dans une perplexité pareille à celle du philosophe à camisole qui médita si profondément sur sa porte.
Je comparais le voyageur à la cruche pleine d’eau qu’une fille curieuse rapporte de la fontaine. Elle s’occupe à regarder une fenêtre, reçoit une secousse d’un passant, et laisse perdre une lame d’eau. Cette comparaison vague exprimait grossièrement la dépense de fluide vital que cet homme me parut avoir faite en pure perte.
Puis, de là, jaillirent mille questions qui me furent adressées, dans les ténèbres de l’intelligence, par un être tout fantastique, par ma Théorie de la démarche déjà née.
En effet, tout-à-coup mille petits phénomènes journaliers de notre nature vinrent se grouper autour de ma réflexion première, et s’élevèrent en foule dans ma mémoire comme un de ces essaims de mouches qui s’envolent, au bruit de nos pas, de dessus le fruit dont elles pompent les sucs au bord d’un sentier.
Ainsi je me souvins en un moment, rapidement, et avec une singulière puissance de vision intellectuelle : et des craquements de doigts, et des redressements de muscles, et des sauts de carpe que, pauvres écoliers, moi et mes camarades, nous nous permettions comme tous ceux qui restent trop long-temps en étude, soit le peintre dans son atelier, soit le poète dans ses contemplations, soit la femme plongée dans son fauteuil ; et de ces courses rapides subitement arrêtées comme le tournoiement d’un soleil fini, auxquelles sont sujets les gens qui sortent de chez eux ou de chez elles , en proie à un grand bonheur ; et de ces exaltations produites par des mouvements excessifs, et si actives, que Henri III a été pendant toute sa vie amoureux de Marie de Clèves, pour être entré dans le cabinet où elle avait changé de chemise, au milieu d’un bal donné par Catherine de Médicis ; et de ces cris féroces que jettent certaines personnes, poussées par une inexplicable nécessité de mouvement, et pour exercer peut-être une puissance inoccupée ; et des envies soudaines de briser, de frapper quoi que ce soit, surtout dans des moments de joie, et qui rendent Odry si naïvement beau dans son rôle du maréchal ferrant de l’Éginhard de campagne , quand il tape, au milieu d’un paroxysme de rire, son ami Vernet, en lui disant : « Sauve-toi, ou je te tue. » Enfin plusieurs observations, que j’avais précédemment faites, m’illuminèrent, et me tenaillèrent l’intelligence si vigoureusement, que, ne songeant plus ni à mes paquets ni à ma voiture, je devins aussi distrait que l’est M. Ampère, et revins chez moi, féru par le principe lucide et vivifiant de ma Théorie de la démarche.
J’allais admirant une science, incapable de dire quelle était cette science, nageant dans cette science, comme un homme en mer, qui voit la mer et n’en peut saisir qu’une goutte dans le creux de sa main.
Ma pétulante pensée jouissait de son premier âge.
Sans autre secours que celui de l’intuition, qui nous a valu plus de conquêtes que tous les sinus et les cosinus de la science, et sans m’inquiter ni des preuves, ni du qu’en dira-t-on , je décidai que l’homme pouvait projeter en dehors de lui-même, par tous les actes dus à son mouvement, une quantité de force qui devait produire un effet quelconque dans sa sphère d’activité.
Que de jets lumineux dans cette simple formule !
L’homme aurait-il le pouvoir de diriger l’action de ce constant phénomène auquel il ne pense pas ?
Pourrait-il économiser, amasser l’invisible fluide dont il dispose à son insu, comme la seiche du nuage d’encre au sein duquel elle disparaît ?
Mesmer, que la France a traité d’empirique, a-t-il raison, a-t-il tort ?
Pour moi, dès lors, le MOUVEMENT comprit la pensée, action la plus pure de l’être humain ; le verbe, traduction de ses pensées ; puis la démarche et le geste, accomplissement plus ou moins passionné du verbe. De cette effusion de vie plus ou moins abondante, et de la manière dont l’homme la dirige, procèdent les merveilles du toucher, auxquelles nous devons Paganini, Raphaël, Michel-Ange, Huerta le guitariste, Taglioni, Liszt, artistes qui tous transfusent leurs âmes par des mouvements dont ils ont seuls le secret. Des transformations de la pensée dans la voix, qui est le toucher par lequel l’âme agit le plus spontanément, découlent les miracles de l’éloquence et les célestes enchantements de la musique vocale. La parole n’est-elle pas en quelque sorte la démarche du cœur et du cerveau ?
Alors, la Démarche étant prise comme l’expression des mouvements corporels, et la Voix comme celle des mouvements intellectuels, il me parut impossible de faire mentir le mouvement. Sous ce rapport, la connaissance approfonie de la démarche devenait une science complète.
N’y avait-il pas des formules algébriques à trouver pour déterminer ce qu’une cantatrice dépense d’âme dans ses roulades, et ce que nous dissipons d’énergie dans nos mouvements ? Quelle gloire de pouvoir jeter à l’Europe savante une arithmétique morale avec les solutions de problèmes psychologiques aussi importants à résoudre que le sont ceux qui suivent : la cavatine Di tanti palpiti EST à la vie de la Pasta COMME I EST À X.
Les pieds de Vestris SONT-ILS à sa tête COMME 100 EST À 2 ?
Le mouvement digestif de Louis XVIII a-t-il été à la durée de son règne comme 1814 est à 93 ?
Si mon système eût existé plus tôt, et qu’on eût cherché des proportions plus égales entre 1814 et 93, Louis XVIII régnerait peut-être encore.
Quels pleurs je versai sur le tohu-bohu de mes connaissances, d’où je n’avais extrait que de misérables contes, tandis qu’il pouvait en sortir une physiologie humaine ! étais-je en état de rechercher les lois par lesquelles nous envoyons plus ou moins de force du centre aux extrémités ; de deviner où Dieu a mis en nous le centre de ce pouvoir ; de déterminer les phénomènes que cette faculté devait produire dans l’atmosphère de chaque créature ?
En effet, si, comme l’a dit le plus beau génie analytique, le géomètre qui a le plus écouté Dieu aux portes du sanctuaire, une balle
de pistolet lancée au bord de la Méditerranée cause un mouvement qui se fait sentir jusque sur les côtes de la Chine, n’est-il pas probable que, si nous projetons en dehors de nous un luxe de force, nous devons, ou changer autour de nous les conditions de l’atmosphère, ou nécessairement influer, par les effets de cette force vive qui veut sa place, sur les êtres et les choses dont nous sommes entourés ?
Que jette donc en l’air l’artiste qui se secoue les bras, après l’enfantement d’une noble pensée qui l’a tenu longtemps immobile ? Où va cette force dissipée par la femme nerveuse qui fait craquer les délicates et puissantes articulations de son cou, qui se tord les mains, en les agitant, après avoir vainement attendu ce qu’elle n’aime pas à trop attendre ?
Enfin, de quoi mourut le fort de la Halle qui, sur le port, dans un défi d’ivresse, leva une pièce de vin ; puis qui, gracieusement ouvert, sondé, déchiqueté brin à brin par Messieurs de l’Hôtel-Dieu, a complètement frustré leur science, filouté leur scalpel, trompé leur curiosité, en ne laissant apercevoir la moindre lésion, ni dans ses muscles, ni dans ses organes, ni dans ses fibres, ni dans son cerveau ?
Pour la première fois peut-être, M. Dupuytren, qui sait toujours pourquoi la mort est venue, s’est demandé pourquoi la vie était absente de ce corps. La cruche s’était vidée.
Alors, il me fut prouvé que l’homme occupé à scier du marbre n’était pas bête de naissance, mais bête parce qu’il sciait du marbre. Il fait passer sa vie dans le mouvement des bras, comme le poète fait passer la sienne dans le mouvement du cerveau.
Tout mouvement a ses lois. Kepler, Newton, Laplace et Legendre sont tout entiers dans cet axiôme. Pourquoi donc la science a-t-elle dédaigné de rechercher les lois d’un mouvement qui transporte à son gré la vie dans telle ou telle portion du mécanisme humain, et qui peut également la projeter en dehors de l’homme ?