Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie
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Mais la question n'est pas là. Il s'agit de savoir si nous devons compter parmi nos chances de salut ce retour du navire écossais. Or, lord Glenarvan a promis à Ayrton de venir le reprendre à l'île Tabor, quand il jugerait ses crimes suffisamment expiés, et je crois qu'il reviendra.
Oui, dit le reporter, et j'ajouterai qu'il reviendra bientôt, car voilà douze ans qu'Ayrton a été abandonné !
Eh! répondit Pencroff, je suis bien d'accord avec vous que le lord reviendra, et bientôt même. Mais où relâchera-t-il? A l'île Tabor, et non à l'île Lincoln.
Cela est d'autant plus certain, répondit Harbert, que l'île Lincoln n'est pas même portée sur la carte.
Aussi, mes amis, reprit l'ingénieur, devons-nous prendre les précautions nécessaires pour que notre présence et celle d'Ayrton à l'île Lincoln soient signalées à l'île Tabor.
Évidemment, répondit le reporter, et rien n'est plus aisé que de déposer, dans cette cabane qui fut la demeure du capitaine Grant et d'Ayrton, une notice donnant la situation de notre île, notice que lord Glenarvan ou son équipage ne pourront manquer de trouver.
Il est même fâcheux, fit observer le marin, que nous ayons oublié de prendre cette précaution lors de notre premier voyage à l'île Tabor.
Et pourquoi l'aurions-nous prise? répondit Harbert. Nous ne connaissions pas l'histoire d'Ayrton, à ce moment; nous ignorions qu'on dût venir le rechercher un jour, et quand nous avons su cette histoire, la saison était trop avancée pour nous permettre de retourner à l'île Tabor.
Oui, répondit Cyrus Smith, il était trop tard, et il faut remettre cette traversée au printemps prochain.
Mais si le yacht écossais venait d'ici là? dit Pencroff".
Ce n'est pas probable, répondit l'ingénieur, car lord Glenarvan ne choisirait pas la saison d'hiver pour s'aventurer dans ces mers lointaines. Ou il est déjà revenu à l'île Tabor depuis que Ayrton est avec nous, c'est-à-dire depuis cinq mois, et il en est reparti, ou il ne viendra que plus tard, et il sera temps, dès les premiers beaux jours d'octobre, d'aller à l'île Tabor et d'y laisser une notice.
Il faut avouer, dit Nab, que ce serait bien malheureux si le Duncan avait reparu dans ces mers depuis quelques mois seulement 1
J'espère qu'il n'en est rien, répondit Cyrus Smith, et que le ciel ne nous aura pas enlevé la meilleure chance qui nous reste I
Je crois, fit observer le reporter, qu'en tous les cas nous saurons à quoi nous en tenir lorsque nous serons retournés à l'île Tabor, car si les Écossais y sont revenus, ils auront nécessairement laissé quelques traces de leur passage.
Cela est évident, répondit l'ingénieur. Ainsi donc, mes amis, puisque nous avons cette chance de rapatriement, attendons avec patience, et si elle nous est enlevée, nous verrons alors ce que nous devrons faire.
En tout cas, dit Pencroff, il est bien entendu que si nous quittons l'île Lincoln d'une façon ou d'une autre, ce ne sera pas parce que nous nous y trouvons mal!
Non, Pencroff, répondit l'ingénieur, ce sera parce que nous y sommes loin de tout ce qu'un homme doit chérir le plus au monde, sa famille, ses amis, son pays natal! »
Les choses étant ainsi décidées, il ne fut plus question d'entreprendre la construction d'un navire assez grand pour s'aventurer, soit jusqu'aux archipels, dans le nord, soit jusqu'à la Nouvelle-Zélande, dans l'ouest, et on ne s'occupa que des travaux accoutumés en vue d'un troisième hivernage à Granite-house.
Toutefois, il fut aussi décidé que la chaloupe serait employée, avant les mauvais jours, à faire un voyage autour de l'île. La reconnaissance complète des côtes n'était pas terminée encore, et les colons n'avaient qu'une idée imparfaite du littoral à l'ouest et au nord, depuis l'embouchure de la rivière de la Chute jusqu'aux caps Mandibule, non plus que de l'étroite baie qui se creusait entre eux comme une mâchoire de requin.
Le projet de cette excursion fut mis en avant par Pencroff, et Cyrus Smith y donna pleine adhésion, car il voulait voir par lui-même toute cette portion de son domaine.
Le temps était variable alors, mais le baromètre n'oscillait pas par mouvements brusques, et l'on pouvait donc compter sur un temps maniable. Précisément, pendant la première semaine d'avril, après une forte baisse barométrique, la reprise de la hausse fut signalée par un fort coup de vent d'ouest qui dura cinq à six jours; puis, l'aiguille de l'instrument redevint stationnaire à une hauteur de vingt-neuf pouces et neuf dixièmes (759,45 mm), et les circonstances parurent propices à l'exploration.
Le jour du départ fut fixé au 16 avril, et le Bonadventure, mouillé au port Ballon, fut approvisionné pour un voyage qui pouvait avoir quelque durée.
Cyrus Smith prévint Ayrton de l'expédition projetée et lui proposa d'y prendre part; mais, Ayrton ayant préféré rester à terre, il fut décidé qu'il viendrait à Granite-house pendant l'absence de ses compagnons. Maître Jup devait lui tenir compagnie et ne fit aucune récrimination.
Le 16 avril, au matin, tous les colons, accompagnés de Top, étaient embarqués. Le vent soufflait de la partie du sud-ouest, en belle prise, et le Bonadventure dut louvoyer en quittant le port Ballon, afin de gagner le promontoire du Reptile. Sur les quatre-vingt-dix milles que mesurait le périmètre de l'île, la côte sud en comptait une vingtaine depuis le port jusqu'au promontoire. De là, nécessité d'enlever ces vingt milles au plus près, car le vent était absolument debout.
Il ne fallut pas moins de la journée entière pour atteindre le promontoire, car l'embarcation, en quittant le port, ne trouva plus que deux heures de jusant et eut, au contraire, six heures de flot qu'il fut très difficile d'étaler. La nuit était donc venue, quand le promontoire fut doublé.
Pencroff proposa alors à l'ingénieur de continuer la route à petite vitesse, avec deux ris dans sa voile. Mais Cyrus Smith préféra mouiller à quelques encablures de terre, afin de revoir cette partie de la côte pendant le jour. Il fut même convenu que, puisqu'il s'agissait d'une exploration minutieuse du littoral de l'île, on ne naviguerait pas la nuit, et que, le soir venu, on jetterait l'ancre près de terre, tant que le temps le permettrait.
La nuit se passa donc au mouillage sous le promontoire, et le vent étant tombé avec la brume, le silence ne fut plus troublé. Les passagers, à l'exception du marin, dormirent peut-être un peu moins bien à bord du Bonadventure qu'ils n'eussent fait dans leurs chambres de Granite-house, mais enfin ils dormirent.
Le lendemain, 17 avril, Pencroff appareilla dès le point du jour, et, grand largue et bâbord amures, il put longer de très près la côte occidentale.
Les colons connaissaient cette côte boisée, si magnifique, puisqu'ils en avaient déjà parcouru à pied la lisière, et pourtant elle excita encore toute leur admiration. Ils côtoyaient la terre d'aussi près que possible, en modérant leur vitesse, de manière à tout observer, prenant garde seulement de heurter quelques troncs d'arbres qui flottaient çà et là. Plusieurs fois même, ils jetèrent l'ancre, et Gédéon Spilett prit des vues photographiques de ce superbe littoral.
Vers midi, le Bonadventure était arrivé à l'embouchure de la rivière de la Chute. Au-delà, sur la rive droite, les arbres reparaissaient, mais plus clairsemés, et, trois milles plus loin, ils ne formaient plus que des bouquets isolés entre les contreforts occidentaux du mont, dont l'aride échine se prolongeait jusqu'au littoral.
Quel contraste entre la portion sud et la portion nord de cette côte! Autant celle-là était boisée et verdoyante, autant l'autre était âpre et sauvage! On eût dit une de ces « côtes de fer », comme on les appelle en certains pays, et sa contexture tourmentée semblait indiquer qu'une véritable cristallisation s'était brusquement produite dans le basalte encore bouillant des époques géologiques. Entassement d'un aspect terrible, qui eût épouvanté tout d'abord les colons, si le hasard les eût jetés sur cette partie de l'île! Lorsqu'ils étaient au sommet du mont Franklin, ils n'avaient pu reconnaître l'aspect profondément sinistre de ce rivage, car ils le dominaient de trop haut; mais, vu de la mer, ce littoral se présentait avec un caractère d'étrange
té, dont l'équivalent ne se rencontrait peut-être pas en aucun coin du monde.
Le Bonadventure passa devant cette côte, qu'il prolongea à la distance d'un demi-mille. Il fut facile de voir qu'elle se composait de blocs de toutes dimensions, depuis vingt pieds jusqu'à trois cents pieds de hauteur, et de toutes formes, cylindriques comme des tours, prismatiques comme des clochers, pyramidaux comme des obélisques, coniques comme des cheminées d'usine. Une banquise des mers glaciales n'eût pas été plus capricieusement dressée dans sa sublime horreur! Ici, des ponts jetés d'un roc à l'autre; là, des arceaux disposés comme ceux d'une nef, dont le regard ne pouvait découvrir la profondeur; en un endroit, de larges excavations, dont les voûtes présentaient un aspect monumental; en un autre, une véritable cohue de pointes, de pyramidions, de flèches comme aucune cathédrale gothique n'en a jamais compté. Tous les caprices de la nature, plus variés encore que ceux de l'imagination, dessinaient ce littoral grandiose, qui se prolongeait sur une longueur de huit à neuf milles.
Cyrus Smith et ses compagnons regardaient avec un sentiment de surprise qui touchait à la stupéfaction. Mais, s'ils restaient muets, Top, lui, ne se gênait pas pour jeter des aboiements que répétaient les mille échos de la muraille basaltique. L'ingénieur observa